Monsieur le Ministre, cher Louis - Ambassade de France en Belgique

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Intervention de M. Dominique de Villepin
Université de Liège, le 8 mars 2004
De la mémoire à l’action
Monsieur le Recteur,
Monsieur le Ministre, cher Louis
Messieurs les Ministres
Mesdames, Messieurs, Chers amis
Vous vous êtes livré, Monsieur le Recteur, à une tâche presque
impossible : essayer de mettre presque sur le même plan des hommes politiques,
des chercheurs, des hommes de sciences et des hommes de lumière. Tâche
presque impossible car à l’heure des bilans, l’homme politique souvent n’a rien
d’autre à apporter que le prix de ses insomnies.
Le grand poète argentin Borges parlait des nuits de fer des nuits d’enfer.
En effet, dans le monde qui est le notre, comment ne pas ressentir comme lui
souffrant d’insomnies, ce sentiment de la terrible immortalité. Oui aucun, je dis
bien aucun, des problèmes auxquels le monde est confronté (la misère, la
pauvreté, l’injustice, la guerre), aucun de ces problèmes ne se dissipent au matin.
Ils restent là. Et si nous ne parvenons pas à faire payer nos efforts pour lutter
contre ces fléaux et bien ils seront encore demain et après demain pour nos
enfants et nos petits enfants. C’est bien le prix de l’homme, c’est bien la
terrible responsabilité de l’homme politique, et bien au delà du citoyen, que de
faire face à cette immortalité là.
Je suis très ému de la distinction dont vous m’honorez aujourd’hui. Je
suis d’autant plus heureux de la recevoir ici que l’université de Liège est un
véritable trait d’union entre le passé et l’avenir, entre les destins croisés de la
Belgique et de la France, nos deux nations si proches qu’il n’est point besoin de
dire l’estime, l’amitié, la solidarité, tant elles sont d’évidence, si constamment
présentes.
Comment oublier que c’est à Liège que Napoléon Ier, par son décret du
17 mars 1808, décida d’édifier une Académie nouvelle, comprenant faculté des
sciences et faculté des lettres ?
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Comment ne pas reconnaître que Liège constitue l’un de ces grands
pôles entre lesquels se tisse un espace culturel européen ? Aux étudiants venus
de tous les horizons, elle offre en partage sa mémoire et sa conscience. Cette
réussite, votre université la doit en grande partie au courage et au dévouement de
son recteur Willy Legros, que je remercie de son accueil. Je tiens également à
saluer mon ami et collègue Louis Michel dont la présence ici aujourd’hui
m’honore.
« Il faut dans la vie partir de l’on est arrivé », rappelle
Chateaubriand dans ses Mélanges politiques. Or la révolution de 1789 a eu lieu,
la chute du mur de Berlin a eu lieu, le 11 septembre a eu lieu et une nouvelle
révolution se déroule sous nos yeux. Ce n’est donc pas par hasard que j’ai choisi
d’évoquer avec vous les liens qu’entretiennent la mémoire et l’action
diplomatique.
Borges, encore lui, nous montre les dédales dans lesquels l’homme
s’engage lorsqu’il se penche sur son passé. L’un de ses personnages Funes, « le
mémorieux », se trouve condam à une remémoration éternelle des mêmes
événements ; il est paralysé par les strates des souvenirs qui recouvrent sa
conscience. Pour nous désormais, dans les méandres de l’immense bibliothèque
du monde, les imaginaires se confondent. Mais l’homme doit pouvoir à chaque
instant assumer le choc de la réalité et retrouver une capacité d’agir dans un
geste combinant orgueil et humilité, patience et détermination.
Je veux vous dire ma conviction : nous vivons un temps de rupture
et de profond changement. Aujourd’hui la mémoire ne doit pas être une force de
conservation et de reproduction à l’identique ; elle doit se conjuguer à la volonté
pour créer les conditions d’une véritable révolution du monde, au service du
progrès de l’humanité. Pour que la mémoire devienne histoire, il faut qu’elle
subisse l’épreuve de la réalité et que la connaissance se transforme en action.
Car plus que jamais, pour agir sur le monde, il faut penser le monde.
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L’ordre ancien n’est plus. Il reposait sur l’antagonisme du bloc et la
dissuasion nucléaire. La dislocation de l’empire soviétique, la mondialisation,
l’apparition du terrorisme de masse ont mis fin à cette époque. Dès lors, nous
devons trouver les clés d’un nouvel âge et d’un nouvel équilibre.
Mais il nous faut les chercher au cœur d’un véritable labyrinthe.
Car en quelques décennies, la complexité du monde s’est démultipliée.
Désormais tout résonne et tout se fait écho en permanence : les crises se
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répondent, de l’Afrique au Moyen-Orient, de l’Asie à l’Amérique du Sud ; les
menaces interagissent, quand les terroristes risquent de profiter de la
prolifération des armes de destruction massive, ou quand ils profitent des
conflits régionaux pour propager leur idéologie et diffuser le désordre.
La mondialisation crée une ographie nouvelle, les continents se
redessinent en fonction des réseaux de transmission et de communication. Ici, à
Liège, on peut se trouver plus proche de Delhi ou de New York que des vastes
plages de la mer du Nord. Les chercheurs qui étudient une étoile depuis
l’observatoire du Paranal au Chili peuvent retransmettre leurs résultats en France
ou au Japon en quelques secondes. Les étudiants russes ou chinois peuvent
prendre connaissance des cours des universités américaines sur Internet et venir
faire en Europe une partie de leur cursus universitaire.
L’historien comme l’homme d’action courent le risque du vertige face à
l’accélération du temps. Passé, présent et futur s’aplatissent et se lisent en
abîme : notre époque se nourrit de mille légendes et de mille sources ; les
images qui passent en boucle sur nos écrans s’affranchissent de toute
temporalité, disparaissent et réapparaissent comme des fantômes, obéissant à des
logiques instantanées et médiatiques. Face à cet égarement du monde, nous
semblons chaque jour davantage perdre pied et risquer de ne pas pouvoir lutter
contre les vraies menaces : la persistance de la faim et de la maladie, la
destruction de l’environnement, les défis de la sécurité et les crises régionales.
L’histoire, comme à la Renaissance ou au siècle des Lumières, aborde un
nouveau tournant. Et nous devons livrer une double bataille : celle de l’action,
pour reprendre l’initiative sur des mécanismes de dislocation à l’œuvre du Nord
au Sud, comme le terrorisme ou la prolifération des armes de destruction
massive. Mais aussi celle de la pensée, qui doit constamment se renouveler et
rejaillir pour guider la décision et gagner un temps d’avance sur l’imprévisible.
Une révolution politique est en cours ; le monde cherche de nouveaux
repères. La nécessité de fonder un système de responsabilicollective face aux
crises apparaît au grand jour. Celle de trouver une réponse globale aux questions
simultanées du développement et de l’environnement. L’humanité, ce qu’il y a
d’humain en chacun de nous, doit reprendre ses droits.
Ce tournant passe par une révolution de la mémoire, semblable à celle
qu’opérait Thucydide quand, écrivant l’histoire de la guerre entre Athènes et
Sparte à laquelle il participait en tant que stratège, il décida de rechercher
d’abord les causes humaines des phénomènes, avant de recourir aux explications
mettant en scène les divinités.
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Aujourd’hui l’histoire doit assumer une complexité nouvelle. Elle doit
voir aussi bien à travers les hommes qu’à travers les grands mécanismes sociaux
et économiques ; elle doit intégrer l’évolution des mentalités mais aussi des
événements en apparence anodins comme l’entraînement de quelques
groupuscules terroristes dans des montagnes afghanes : jamais la vérité de
l’adage « petites causes, grands effets » n’a été aussi frappante.
Dans un monde plus inextricable et plus interdépendant que jamais, la
mémoire doit saisir cette grande course de vitesse qui se joue entre les peuples et
leur ombre : la part de violence et de destruction tapie dans l’homme, la « région
cruciale de l’âme où le Mal absolu s’oppose à la fraternité » que cherchait André
Malraux et qui entrave tout désir de construire un ordre de paix.
Comme la science, l’histoire doit devenir réflexive, se penser elle-même
et embrasser les peuples dans une mémoire-monde qui constitue le socle
d’identités entremêlées et toujours vivantes. Elle doit intégrer le temps court et
mais aussi le temps long, quand les aspirations archaïques des nomades
rejaillissent au sein des villes sédentaires, quand les grandes peurs millénaristes
se cristallisent sur l’informatique et la technologie, quand le peuple hébreu fait
renaître une langue enfouie sous des siècles de silence.
Nous devons redéfinir notre rapport au monde. Dans ce temps de
mutations profondes, nous avons un devoir de connaissance mais aussi de
fidélité à notre histoire et à nos racines.
Cette exigence est au cœur d’un nouvel engagement de la France. On l’a
vu hier en Afrique : contre la tentation de l’indifférence, notre pays a choisi de
répondre présent à Madagascar et en Côte-d’Ivoire, dans deux régions qui
risquaient de sombrer dans le chaos. On le voit aujourd’hui en Haïti, dans un
pays qui depuis le début du XIXe siècle se bat avec sa propre mémoire et qui
veut se donner une chance nouvelle.
***
On ne peut défricher le futur sans assumer le poids de l’histoire. Et
il y a un profond paradoxe : plus l’homme interroge le passé, plus sa pensée
résiste au temps et parvient à scruter l’avenir. Polybe retraçant l’essor de
l’Empire romain ou Suétone décrivant sa lente érosion ne nous instruisent-ils
pas aussi sur les situations actuelles, les caractères et les événements récents du
monde ? Tocqueville analysant le fonctionnement de la démocratie américaine,
ou Henri Pirenne, prestigieux historien issu de votre université, étudiant
l’influence du commerce sur l’évolution du continent européen, n’accèdent-ils
pas à des vérités essentielles sur l’homme et sur la société ?
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Certes l’histoire ne se répète pas ; mais d’une époque à l’autre, les
mêmes mécanismes et les mêmes passions sont souvent à l’œuvre. Comme l’a
souligné Marc Bloch, témoin exceptionnel mais aussi acteur lucide aux heures
les plus sombres, « l’ignorance du passé ne se borne pas à nuire à la
connaissance du présent : elle compromet, dans le présent, l’action même ».
Pour entrer dans la clandestinité, comme il le fit, il fallait du courage et une
conscience. Pour écrire L’Etrange Défaite il fallait, face au spectacle effarant du
dévoiement de toute une nation, le regard d’un homme engagé, la distance et la
maturité d’une profonde humanité.
L’histoire est comme une lanterne que l’on promène le long d’un
chemin. Elle fournit une expérience et un apprentissage.
Elle donne accès à une identité. La mémoire est la gardienne du
patrimoine immatériel des peuples. Elle conserve leurs vérités les plus
profondes, clé de leur survie. On l’a constaté en Amérique : c’est par la
destruction des rites et des légendes aztèques contenues dans les codex que les
conquistadores scellèrent la fin de cette civilisation. La mémoire constitue notre
fil d’Ariane : une fois rompu, l’homme, comme exilé sur la terre, s’égare dans le
labyrinthe d’une modernité qu’il ne parvient pas s’approprier.
C’est pourquoi le partage de la mémoire est indispensable à la
cohésion des sociétés. Les grands combats civiques de la fin du XXe siècle en
témoignent : songeons à l’affirmation par les Noirs américains d’une histoire
douloureuse, celle de l’esclavage et de la conquête des droits, désormais
intégrée à la mémoire des Etats-Unis. Songeons également aux efforts des
Algériens et des harkis en France pour que soit reconnue leur place dans la
mémoire collective.
L’histoire ouvre sur l’altérité. Isolée, repliée sur elle-même, la
mémoire condamne au refus de l’autre et à l’intolérance ; ce n’est que dans la
quête et la remise en question qu’elle se découvre libre et qu’elle devient un
instrument de dialogue. Elle élève alors l’homme au-dessus de sa condition,
comme le chante notre frère de mots, notre frère de douleur, Christian
Dotremont parti à la découverte des terres laponnes. Par cet échange fécond le
champ de la connaissance tutoie la quête de l’universel et répudie les
présupposés faciles et injustes qui font le lit de la xénophobie, de la haine ou du
mépris de l’autre.
A l’heure nous approchons du dixième tragique anniversaire du
génocide rwandais, nous savons à quel point nous devons en permanence unir
nos volontés devant le sentiment de l’inéluctable. Nous avons, en Belgique
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