Monsieur le Ministre, cher Louis - Ambassade de France en Belgique

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Intervention de M. Dominique de Villepin
Université de Liège, le 8 mars 2004
De la mémoire à l’action
Monsieur le Recteur,
Monsieur le Ministre, cher Louis
Messieurs les Ministres
Mesdames, Messieurs, Chers amis
Vous vous êtes livré, Monsieur le Recteur, à une tâche presque
impossible : essayer de mettre presque sur le même plan des hommes politiques,
des chercheurs, des hommes de sciences et des hommes de lumière. Tâche
presque impossible car à l’heure des bilans, l’homme politique souvent n’a rien
d’autre à apporter que le prix de ses insomnies.
Le grand poète argentin Borges parlait des nuits de fer des nuits d’enfer.
En effet, dans le monde qui est le notre, comment ne pas ressentir comme lui
souffrant d’insomnies, ce sentiment de la terrible immortalité. Oui aucun, je dis
bien aucun, des problèmes auxquels le monde est confronté (la misère, la
pauvreté, l’injustice, la guerre), aucun de ces problèmes ne se dissipent au matin.
Ils restent là. Et si nous ne parvenons pas à faire payer nos efforts pour lutter
contre ces fléaux et bien ils seront encore là demain et après demain pour nos
enfants et nos petits enfants. C’est bien là le prix de l’homme, c’est bien là la
terrible responsabilité de l’homme politique, et bien au delà du citoyen, que de
faire face à cette immortalité là.
Je suis très ému de la distinction dont vous m’honorez aujourd’hui. Je
suis d’autant plus heureux de la recevoir ici que l’université de Liège est un
véritable trait d’union entre le passé et l’avenir, entre les destins croisés de la
Belgique et de la France, nos deux nations si proches qu’il n’est point besoin de
dire l’estime, l’amitié, la solidarité, tant elles sont d’évidence, si constamment
présentes.
Comment oublier que c’est à Liège que Napoléon Ier, par son décret du
17 mars 1808, décida d’édifier une Académie nouvelle, comprenant faculté des
sciences et faculté des lettres ?
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Comment ne pas reconnaître que Liège constitue l’un de ces grands
pôles entre lesquels se tisse un espace culturel européen ? Aux étudiants venus
de tous les horizons, elle offre en partage sa mémoire et sa conscience. Cette
réussite, votre université la doit en grande partie au courage et au dévouement de
son recteur Willy Legros, que je remercie de son accueil. Je tiens également à
saluer mon ami et collègue Louis Michel dont la présence ici aujourd’hui
m’honore.
« Il faut dans la vie partir de là où l’on est arrivé », rappelle
Chateaubriand dans ses Mélanges politiques. Or la révolution de 1789 a eu lieu,
la chute du mur de Berlin a eu lieu, le 11 septembre a eu lieu et une nouvelle
révolution se déroule sous nos yeux. Ce n’est donc pas par hasard que j’ai choisi
d’évoquer avec vous les liens qu’entretiennent la mémoire et l’action
diplomatique.
Borges, encore lui, nous montre les dédales dans lesquels l’homme
s’engage lorsqu’il se penche sur son passé. L’un de ses personnages Funes, « le
mémorieux », se trouve condamné à une remémoration éternelle des mêmes
événements ; il est paralysé par les strates des souvenirs qui recouvrent sa
conscience. Pour nous désormais, dans les méandres de l’immense bibliothèque
du monde, les imaginaires se confondent. Mais l’homme doit pouvoir à chaque
instant assumer le choc de la réalité et retrouver une capacité d’agir dans un
geste combinant orgueil et humilité, patience et détermination.
Je veux vous dire ma conviction : nous vivons un temps de rupture
et de profond changement. Aujourd’hui la mémoire ne doit pas être une force de
conservation et de reproduction à l’identique ; elle doit se conjuguer à la volonté
pour créer les conditions d’une véritable révolution du monde, au service du
progrès de l’humanité. Pour que la mémoire devienne histoire, il faut qu’elle
subisse l’épreuve de la réalité et que la connaissance se transforme en action.
Car plus que jamais, pour agir sur le monde, il faut penser le monde.
***
L’ordre ancien n’est plus. Il reposait sur l’antagonisme du bloc et la
dissuasion nucléaire. La dislocation de l’empire soviétique, la mondialisation,
l’apparition du terrorisme de masse ont mis fin à cette époque. Dès lors, nous
devons trouver les clés d’un nouvel âge et d’un nouvel équilibre.
Mais il nous faut les chercher au cœur d’un véritable labyrinthe.
Car en quelques décennies, la complexité du monde s’est démultipliée.
Désormais tout résonne et tout se fait écho en permanence : les crises se
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répondent, de l’Afrique au Moyen-Orient, de l’Asie à l’Amérique du Sud ; les
menaces interagissent, quand les terroristes risquent de profiter de la
prolifération des armes de destruction massive, ou quand ils profitent des
conflits régionaux pour propager leur idéologie et diffuser le désordre.
La mondialisation crée une géographie nouvelle, où les continents se
redessinent en fonction des réseaux de transmission et de communication. Ici, à
Liège, on peut se trouver plus proche de Delhi ou de New York que des vastes
plages de la mer du Nord. Les chercheurs qui étudient une étoile depuis
l’observatoire du Paranal au Chili peuvent retransmettre leurs résultats en France
ou au Japon en quelques secondes. Les étudiants russes ou chinois peuvent
prendre connaissance des cours des universités américaines sur Internet et venir
faire en Europe une partie de leur cursus universitaire.
L’historien comme l’homme d’action courent le risque du vertige face à
l’accélération du temps. Passé, présent et futur s’aplatissent et se lisent en
abîme : notre époque se nourrit de mille légendes et de mille sources ; les
images qui passent en boucle sur nos écrans s’affranchissent de toute
temporalité, disparaissent et réapparaissent comme des fantômes, obéissant à des
logiques instantanées et médiatiques. Face à cet égarement du monde, nous
semblons chaque jour davantage perdre pied et risquer de ne pas pouvoir lutter
contre les vraies menaces : la persistance de la faim et de la maladie, la
destruction de l’environnement, les défis de la sécurité et les crises régionales.
L’histoire, comme à la Renaissance ou au siècle des Lumières, aborde un
nouveau tournant. Et nous devons livrer une double bataille : celle de l’action,
pour reprendre l’initiative sur des mécanismes de dislocation à l’œuvre du Nord
au Sud, comme le terrorisme ou la prolifération des armes de destruction
massive. Mais aussi celle de la pensée, qui doit constamment se renouveler et
rejaillir pour guider la décision et gagner un temps d’avance sur l’imprévisible.
Une révolution politique est en cours ; le monde cherche de nouveaux
repères. La nécessité de fonder un système de responsabilité collective face aux
crises apparaît au grand jour. Celle de trouver une réponse globale aux questions
simultanées du développement et de l’environnement. L’humanité, ce qu’il y a
d’humain en chacun de nous, doit reprendre ses droits.
Ce tournant passe par une révolution de la mémoire, semblable à celle
qu’opérait Thucydide quand, écrivant l’histoire de la guerre entre Athènes et
Sparte à laquelle il participait en tant que stratège, il décida de rechercher
d’abord les causes humaines des phénomènes, avant de recourir aux explications
mettant en scène les divinités.
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Aujourd’hui l’histoire doit assumer une complexité nouvelle. Elle doit
voir aussi bien à travers les hommes qu’à travers les grands mécanismes sociaux
et économiques ; elle doit intégrer l’évolution des mentalités mais aussi des
événements en apparence anodins comme l’entraînement
de quelques
groupuscules terroristes dans des montagnes afghanes : jamais la vérité de
l’adage « petites causes, grands effets » n’a été aussi frappante.
Dans un monde plus inextricable et plus interdépendant que jamais, la
mémoire doit saisir cette grande course de vitesse qui se joue entre les peuples et
leur ombre : la part de violence et de destruction tapie dans l’homme, la « région
cruciale de l’âme où le Mal absolu s’oppose à la fraternité » que cherchait André
Malraux et qui entrave tout désir de construire un ordre de paix.
Comme la science, l’histoire doit devenir réflexive, se penser elle-même
et embrasser les peuples dans une mémoire-monde qui constitue le socle
d’identités entremêlées et toujours vivantes. Elle doit intégrer le temps court et
mais aussi le temps long, quand les aspirations archaïques des nomades
rejaillissent au sein des villes sédentaires, quand les grandes peurs millénaristes
se cristallisent sur l’informatique et la technologie, quand le peuple hébreu fait
renaître une langue enfouie sous des siècles de silence.
Nous devons redéfinir notre rapport au monde. Dans ce temps de
mutations profondes, nous avons un devoir de connaissance mais aussi de
fidélité à notre histoire et à nos racines.
Cette exigence est au cœur d’un nouvel engagement de la France. On l’a
vu hier en Afrique : contre la tentation de l’indifférence, notre pays a choisi de
répondre présent à Madagascar et en Côte-d’Ivoire, dans deux régions qui
risquaient de sombrer dans le chaos. On le voit aujourd’hui en Haïti, dans un
pays qui depuis le début du XIXe siècle se bat avec sa propre mémoire et qui
veut se donner une chance nouvelle.
***
On ne peut défricher le futur sans assumer le poids de l’histoire. Et
il y a là un profond paradoxe : plus l’homme interroge le passé, plus sa pensée
résiste au temps et parvient à scruter l’avenir. Polybe retraçant l’essor de
l’Empire romain ou Suétone décrivant sa lente érosion ne nous instruisent-ils
pas aussi sur les situations actuelles, les caractères et les événements récents du
monde ? Tocqueville analysant le fonctionnement de la démocratie américaine,
ou Henri Pirenne, prestigieux historien issu de votre université, étudiant
l’influence du commerce sur l’évolution du continent européen, n’accèdent-ils
pas à des vérités essentielles sur l’homme et sur la société ?
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Certes l’histoire ne se répète pas ; mais d’une époque à l’autre, les
mêmes mécanismes et les mêmes passions sont souvent à l’œuvre. Comme l’a
souligné Marc Bloch, témoin exceptionnel mais aussi acteur lucide aux heures
les plus sombres, « l’ignorance du passé ne se borne pas à nuire à la
connaissance du présent : elle compromet, dans le présent, l’action même ».
Pour entrer dans la clandestinité, comme il le fit, il fallait du courage et une
conscience. Pour écrire L’Etrange Défaite il fallait, face au spectacle effarant du
dévoiement de toute une nation, le regard d’un homme engagé, la distance et la
maturité d’une profonde humanité.
L’histoire est comme une lanterne que l’on promène le long d’un
chemin. Elle fournit une expérience et un apprentissage.
Elle donne accès à une identité. La mémoire est la gardienne du
patrimoine immatériel des peuples. Elle conserve leurs vérités les plus
profondes, clé de leur survie. On l’a constaté en Amérique : c’est par la
destruction des rites et des légendes aztèques contenues dans les codex que les
conquistadores scellèrent la fin de cette civilisation. La mémoire constitue notre
fil d’Ariane : une fois rompu, l’homme, comme exilé sur la terre, s’égare dans le
labyrinthe d’une modernité qu’il ne parvient pas s’approprier.
C’est pourquoi le partage de la mémoire est indispensable à la
cohésion des sociétés. Les grands combats civiques de la fin du XXe siècle en
témoignent : songeons à l’affirmation par les Noirs américains d’une histoire
douloureuse, celle de l’esclavage et de la conquête des droits, désormais
intégrée à la mémoire des Etats-Unis. Songeons également aux efforts des
Algériens et des harkis en France pour que soit reconnue leur place dans la
mémoire collective.
L’histoire ouvre sur l’altérité. Isolée, repliée sur elle-même, la
mémoire condamne au refus de l’autre et à l’intolérance ; ce n’est que dans la
quête et la remise en question qu’elle se découvre libre et qu’elle devient un
instrument de dialogue. Elle élève alors l’homme au-dessus de sa condition,
comme le chante notre frère de mots, notre frère de douleur, Christian
Dotremont parti à la découverte des terres laponnes. Par cet échange fécond le
champ de la connaissance tutoie la quête de l’universel et répudie les
présupposés faciles et injustes qui font le lit de la xénophobie, de la haine ou du
mépris de l’autre.
A l’heure où nous approchons du dixième tragique anniversaire du
génocide rwandais, nous savons à quel point nous devons en permanence unir
nos volontés devant le sentiment de l’inéluctable. Nous avons, en Belgique
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comme en France, un devoir de fidélité et d’amitié envers cette région qui nous
est chère. Ensemble, nous devons œuvrer à la réconciliation de toutes les
mémoires.
Dorénavant, l’affirmation des identités est devenue un facteur
essentiel des relations internationales. On l’a vu dans les Balkans, on le voit
également en Asie ou en Afrique. Rien ne serait pire que de sous-estimer l’enjeu
de la mémoire ; ce serait courir le risque de laisser se développer un sentiment
d’injustice, susceptible d’ébranler tous les équilibres. On le voit en Iraq, pays
complexe où les mémoires se croisent au risque de se nier l’une l’autre, depuis
l’ancienne Mésopotamie, berceau de l’écriture, jusqu’aux grandes tragédies de
la dictature et de la guerre.
Du Moyen-Orient à l’Afrique, de l’Inde à la Chine et à l’Amérique
latine, de nouvelles identités s’affirment et revendiquent leur place sur la scène
internationale ; il nous revient d’entendre pleinement la voix des peuples : il y va
de notre avenir à tous.
L’histoire, enfin, est sœur de la lucidité. Toutes les crises, toutes les
tensions importantes s’enracinent dans le passé : de même que la malédiction
des Atrides n’en finissait pas, aux temps antiques, de rejaillir sur le présent, de
même des drames parfois vieux de plusieurs siècles ressurgissent quand on les
croyait oubliés : comment comprendre la Seconde Guerre mondiale sans saisir
les frustrations nées du traité de Versailles ? Comment appréhender les récents
conflits balkaniques sans se référer à l’histoire des empires ottoman et austrohongrois ?
Dans ses récits de voyage, Amerigo Vespucci évoque les guerres
incessantes entre peuples indigènes du Nouveau Monde, affirmant que ces
derniers ne se combattaient « ni pour le pouvoir, ni pour étendre leur territoire,
ni poussés par quelque autre envie irrationnelle mais en raison d’une haine
ancienne installée depuis longtemps en eux ». Nous ne pouvons prétendre mettre
fin aux déchirements ethniques en Afrique ou en Asie si nous ne tenons pas
compte des strates parfois séculaires où s’enfouissent les germes de ces crises. Il
appartient donc à la diplomatie de remonter aux sources des conflits, pour
espérer enfin les régler.
***
Le sens de la construction européenne est là : nous avons voulu, au
lendemain de deux guerres mondiales, tirer les leçons de l’histoire.
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La leçon du renoncement aux empires d’abord. De Rome à
Charlemagne, de l’Espagne de Charles Quint à l’empire soviétique, notre
continent s’est vu successivement unifié et morcelé au gré des désirs de
conquête et de puissance. Au bout de toutes les guerres et des massacres les plus
impardonnables, il a enfin appris que la puissance devait être mise au service de
la paix et de la stabilité.
Deuxième grande leçon : l’exigence de l’action. La paix constitue
toujours un pari difficile, qui exige constance et détermination. Notre planète est
confrontée à de nouvelles menaces pour sa sécurité, du terrorisme à la
prolifération des armes de destruction massive. Il est du devoir de l’Europe d’y
répondre avec ses partenaires, et en particulier les Etats-Unis. En Iran, l’Union
européenne s’implique ainsi dans un règlement pacifique global de la crise
nucléaire.
L’Europe ne défend pas une vision irénique du monde : elle en connaît
l’épaisseur et la complexité. A Munich, en 1938, elle a fait l’expérience tragique
du pacifisme à tout prix. Elle sait depuis que la crédibilité militaire reste
l’indispensable antidote à la force. Aussi l’Europe veut-elle se doter d’une
véritable capacité de défense européenne, afin d’assurer la stabilité sur son
propre continent et ailleurs. Méfions-nous de la tentation de la facilité, qui
fausse la mémoire à des fins partisanes, à l’instar de certains cercles néoconservateurs qui ont cherché à opposer la force des Etats-Unis à une
présupposée faiblesse de l’Europe. Rien n’est plus absurde : notre continent n’a
d’autre but que l’action au service de ses valeurs. Nous nous situons au cœur
d’un quête permanente parce que nous savons que la puissance doit se conjuguer
non pas avec la faiblesse, mais bien avec la sagesse.
L’Europe se donne les moyens d’agir. Elle s’engage face aux crises
régionales sur la surface de la planète. Hier, grâce au partenariat transatlantique
entre l’Union européenne et l’OTAN, elle a recouru aux moyens de l’Alliance
pour conduire sa première opération dans l’ancienne République yougoslave de
Macédoine. Aujourd’hui, l’intervention au Congo traduit la détermination de
l’Union européenne à franchir une nouvelle étape pour défendre les valeurs de
paix et de stabilité à l’extérieur de ses frontières, y compris de manière
autonome. Plusieurs initiatives ont été engagées par ailleurs pour renforcer les
capacités militaires de l’Europe : c’est là une priorité pour notre continent. (…)
Troisième et dernière grande leçon : l’importance des idées comme
moteur de l’histoire, et des hommes appelés à les défendre. « Meure également
qui ne fait rien et qui accomplit mille exploits », aimait à répéter Epictète.
Pourtant le monde n’avance qu’au rythme de ceux qui, dans tous les domaines,
apportent leur pierre à l’histoire.
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L’Europe croise aujourd’hui l’héritage des grands penseurs réalistes, de
Machiavel à Hobbes, avec ceux des idéalistes, d’Érasme à Kant. C’est sur notre
continent qu’est née la raison d’État, au nom de laquelle le cardinal de Richelieu
n’hésita pas à s’allier avec les princes protestants pour contrebalancer
l’expansion espagnole. Mais le cœur de l’Europe bat également au rythme des
utopies généreuses, du projet de paix perpétuelle de l’abbé de Saint-Pierre aux
cités idéales du XIXe siècle. Et notre continent respire aussi des apports des
grandes figures fraternelles du monde entier, celle de Gandhi et de la nonviolence comme celle de la réconciliation portée par Nelson Mandela. Parce que
nous savons désormais, au sortir d’une histoire déchirée, qu’il n’est rien de plus
grand que l’homme, notre continent aspire à la synthèse des héritages et à
l’union des peuples.
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La mémoire forge notre conscience, marquée par la dialectique
entre le progrès et la peur, la violence et le droit, la quête de paix et le spectre de
la fin de l’humanité. L’histoire est pour nous le creuset des grands principes qui
doivent guider notre action.
Aujourd’hui les certitudes vacillent. Face à la multiplication des
menaces, devons-nous faire confiance au droit ou à la force ? Comment assurer
la sécurité et la stabilité? L’urgence humanitaire peut-elle dans certains cas
autoriser une intervention militaire et primer sur la souveraineté des Etats,
comme ce fut le cas en Bosnie et au Kosovo ? Peut-on généraliser ce principe ?
Dans cet environnement en pleine mutation, le monde a besoin de
refonder le concept de légitimité internationale, progressivement forgé en quatre
grandes étapes majeures.
D’abord les traités de Wesphalie de 1648 ont signé l’acte de naissance de
la diplomatie moderne en mettant fin à la première guerre civile européenne : la
guerre de Trente Ans. Les belligérants acceptent d’envoyer des plénipotentiaires
qui se réunissent pendant de longs mois afin de parvenir à des accords
acceptables par tous. A la civilisation du sang et du ciel héritée du Moyen Age
succède ainsi l’art du compromis dans le cadre émergent des Etats-nations.
Désormais les monarques doivent apprendre à négocier. Richelieu
souligne dans son Testament politique les vertus d’une telle pratique :
« Négocier sans cesse, ouvertement ou secrètement, en tous lieux, encore même
qu’on n’en reçoive pas un fruit présent et que celui que l’on peut attendre à
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l’avenir ne soit pas apparent, est chose du tout nécessaire pour le bien des
Etats. »
L’exigence du dialogue doit bientôt s’inscrire dans le nouveau cadre du
droit international qui trouve avec Grotius et Puffendorf ses premiers théoriciens
d’envergure. Héritée du Moyen Age, la notion de guerre juste est acceptée par
tous. Progressivement, la légitime défense en vient à constituer la seule
justification recevable du recours à la force. Dans ses Lettres persanes,
Montesquieu n’admet que deux types de guerre : « Les unes qui se font pour
repousser un ennemi qui attaque ; les autres pour soutenir un allié qui est
attaqué. »
Tandis que les Lumières libèrent l’homme, la diplomatie délivre peu à
peu les peuples de l’étau des batailles inutiles. Une nouvelle ère s’esquisse
lorsque Louis XV, bien que victorieux à l’issue de la guerre de succession
d’Autriche, refuse d’annexer le moindre territoire au congrès d’Aix-la-Chapelle
en 1748. Mais la Révolution, en conjuguant aspiration à l’universel et volonté de
puissance, bouleverse l’équilibre précaire établi et précipite l’Europe dans une
seconde guerre de Trente Ans.
Deuxième grand tournant : le congrès de Vienne, qui pose en 1815 les
fondements du concert européen. Napoléon tombé, les monarchies victorieuses
éprouvent le besoin de refonder le continent, bouleversé dans ses frontières et
ses idées. Outre le principe de légitimité avancé par Talleyrand, Metternich
instaure l’idée de garantir la paix continentale par des congrès réguliers.
Mais en niant les aspirations des peuples, le pacte de 1815 repose sur une
faille qui finit par fissurer tout le système. Le printemps des peuples chasse
Metternich tout en ébranlant les monarchies européennes. La guerre de 1870
sépare la France et l’Allemagne, préludant à la Première Guerre mondiale qui
scelle la fin de l’hégémonie du Vieux Continent.
Le troisième grand tournant se situe au lendemain de la guerre de 1914.
Le congrès de Versailles offre le premier exemple d’une diplomatie
mondialisée. Un siècle après le concert des nations, les vainqueurs se retrouvent
pour tenter de bâtir un nouvel ordre durable. La Société des nations consacre la
naissance d’une légitimité morale et démocratique dans un cadre supranational.
Chacun de nous connaît les défauts d’un traité trop sévère et d’une instance
dépourvue de pouvoir réel. L’idée de proclamer la guerre hors-la-loi constitue
un rendez-vous manqué.
Après le naufrage de la Seconde Guerre mondiale, le dernier tournant,
avec la création des Nations unies, marque le point de départ d’une véritable
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architecture internationale. L’ONU se donne les moyens d’agir, grâce au Conseil
de sécurité et à sa force d’interposition militaire. Cet organe nouveau répond à
l’exigence pascalienne : « La justice sans la force est impuissante ; il faut donc
que ce qui est juste soit fort. »
En dépit des reculs et tragédies, chaque grand congrès a ajouté une pierre
supplémentaire aux principes acceptés par tous: l’équilibre, la légitimité, le
recours à la médiation. La mondialisation de la diplomatie a posé les fondements
d’un ordre international reposant sur le respect des libertés, le droit des peuples
et la répudiation de la conquête.
Pourtant la violence n’a cessé de s’accroître avec l’évolution des armes,
du canon aux cuirassés, des chars à l’aviation de combat et à la bombe nucléaire,
de la possibilité de vaincre une armée à celle de détruire l’humanité. Dans le
contexte de la prolifération et du terrorisme, l’enjeu de la diplomatie devient
chaque jour plus vital pour chacun d’entre nous. Plus le potentiel de destruction
de l’homme par l’homme est élevé, plus les gouvernements ont un devoir de
paix et de sagesse.
***
Nous entrons dans un nouveau temps du monde. Alors que l'humanité
prend peur, se sentant parfois au bord du gouffre de l’affrontement entre les
cultures et les civilisations, nous devons tracer un chemin différent. A travers la
mémoire, les fracas du passé se rappellent à nous : ne nous laissons pas
enfermer, alors même qu’il nous faut inventer l’avenir. « A chaque
effondrement de preuves répond une salve d’avenir », dit René Char.
Nous avons un devoir d’arrachement à un passé qui ne doit pas faire
retour sous forme de malédiction. Nous savons depuis Freud à quel défi est
confronté l’individu pour sortir de la répétition des mêmes échecs et des mêmes
mécanismes. Ce même défi doit être relevé par les peuples à l’échelle d’un
monde qui frôle le précipice.
Toutefois, il faut l’affirmer avec force : il n’y a pas de fatalité de
l’histoire.
Certains croient pouvoir déplorer l’éternel retour des mêmes erreurs.
Après tout, le XXe siècle nous offre l’image désolante d’une guerre qu’en 1920
on croyait « la der des der » et qui fut bientôt surpassée dans l’horreur. L’espoir
suscité en 1989 par la chute du Mur n’est-il qu’une nouvelle illusion ? Le 11
septembre nous a plongés dans un nouveau cycle d’incertitudes. Au rythme des
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attentats, du Pakistan au Yémen, du Maroc à l’Iraq, la peur est devenue
mondiale, renforçant l’idée d’une montée inexorable des périls.
Mais nous pouvons sortir de la malédiction de la violence.
Prenons appui sur l’émergence d’une dimension nouvelle dans la vie
internationale : la cohésion régionale peut modifier la donne.
Regardons le grand choix de la réconciliation franco-allemande. En 1945
l’histoire ne permettait pas d’entrevoir cet espoir. Pourtant, quelques années plus
tard, le chancelier Adenauer et le général de Gaulle entraient ensemble dans la
cathédrale de Reims pour sceller le début d’une nouvelle ère. Après des siècles
de guerres et de rivalités, l’Europe s’est enfin incarnée dans ce grand geste de la
volonté, qui bousculait la mémoire et inversait le cours en apparence inéluctable
de l’histoire.
« Le continent fraternel, tel est l’avenir » prophétisait Victor Hugo à
propos de l’aventure européenne. L’alliance des intérêts communs permet d’agir
au bénéfice de tous, là où un Etat isolé serait condamné à l’impuissance :
songeons à la criminalité organisée, qui se joue des frontières ; à la lutte contre
l’inflation ou les crises économiques, face auxquelles le poids d’une nation seule
serait trop faible.
Trait d’union entre plusieurs cultures, l’Europe a vocation à exporter la
stabilité et à renforcer le dialogue avec les autres peuples : la Russie, l’Asie et le
Moyen-Orient. Elle appuie la formation d’autres ensembles, futurs pôles de
paix, de prospérité et de justice.
D’autres régions encore sont dans l’attente d’une refondation : en Asie
du Nord, l’emprise de la guerre froide détermine encore les relations entre des
pays comme le Japon et la Corée du Nord. Au Moyen-Orient la logique
régionale n’a pu être enclenchée, trop souvent entravée par une mémoire qui
reste à fleur de peau. Cette région doit désormais ouvrir un nouveau temps qui
permette à chacun d’accepter l’identité de l’autre.
Ne cédons pas au fatalisme, en particulier devant les crises les plus
complexes et les plus anciennes. Le conflit israélo-palestinien pèse sur le destin
du Moyen-Orient et sur le destin du monde. La mémoire y pousse à la rancœur
et l’histoire récente ne fait qu’approfondir les divisions. Le passé ne semble
offrir aucune solution permettant une sortie de crise acceptable pour les deux
peuples. Pourtant, sur la base de la feuille de route, l’avenir peut être inventé :
ensemble Israéliens et Palestiniens doivent tourner une nouvelle page pour écrire
celle de la paix.
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Aucun peuple, aucune région n’est condamnée à la guerre, à la dictature
ou à la détresse. En Haïti nous avons récemment vu reparaître le spectre de la
violence et de l’anarchie. Un choix s’offrait alors à la communauté
internationale : estimer qu’il s’agissait là du retour d’un épisode bien connu dans
l’histoire de ce pays, laisser faire, donc laisser tuer en se bornant à des solutions
sans lendemain ; ou bien élaborer une véritable stratégie de sortie de crise pour
modifier le cours des événements. Là encore, nous avons choisi de nous engager
au service de la paix.
Malgré la complexité des enjeux économiques, politiques mais
également régionaux, nous avons voulu prendre de vitesse la dégradation de la
situation et amorcer un processus de dialogue politique dans le respect des
principes de légitimité démocratique et de collégialité de la communauté
internationale. Haïti doit maintenant s’engager dans la voie d’une réconciliation
nationale.
***
En ces temps de bouleversements s’impose une révolution de l’action
diplomatique qui doit aujourd’hui faire face à l’urgence. Si l’histoire apprend la
sagesse, elle doit nous pousser désormais à anticiper davantage. Aux rencontres
bilatérales ponctuelles succède la négociation permanente ; et la diplomatie de
position fait place au sens du mouvement et de l’accélération parfois nécessaire
pour résoudre les crises.
Au milieu du grand chaos des esprits et des choses, la lumière d’une
conscience mondiale est en train de naître. Elle nous offre la chance de bâtir de
nouvelles règles pour agir. Du respect de l’environnement à la défense des droits
de l’homme, les peuples partagent désormais les mêmes angoisses et une même
exigence d’éthique.
Aujourd’hui la seule prise en compte des intérêts nationaux ne suffit
plus. Il faut désormais agir dans le souci de l’intérêt général et au service de
l’homme, afin de mobiliser et de convaincre. La politique doit refléter les
aspirations profondes des peuples. L’heure n’est plus aux conciliabules et aux
antichambres où se décidait en secret l’avenir d’un pays ou d’un continent. La
conférence de presse a remplacé le secret du roi, imposant la nécessité
d’expliquer et de rendre compte dans la transparence des différents facteurs de la
situation internationale.
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***
Mais tout reste à faire. Cette conscience mondiale ne pourra s’affirmer
qu’à travers notre capacité à relever trois défis.
Le défi de la justice d’abord, condition de la sécurité collective. Il faut
aujourd’hui panser les plaies de la planète, nées des injustices que sont la guerre
et la misère, souvent entretenues par les batailles de l’identité et de la mémoire.
Nous avons donc un devoir d’action, car le maintien du statu quo ne peut
qu’approfondir le ressentiment et accroître le désordre. Toutes les crises
méritent notre attention, même celles qui semblent moins importantes, mais qui
demain peut-être déstabiliseront une région entière.
Le défi de la diversité culturelle ensuite, qui seule permet de garantir le
respect de toutes les identités. Comment accepter aujourd’hui de voir mourir la
moitié des six mille langues parlées dans le monde, et avec elles autant de
traditions et de cultures ? A chaque pan de ce patrimoine qui disparaît, les
racines d’un peuple tremblent, une partie de la mémoire du monde s’efface.
Le défi de la démocratie mondiale qu’il nous faut construire, enfin.
La liberté règne aujourd’hui des deux côtés de l’Atlantique, progresse en
Asie et s’enracine en Afrique. Jamais l’histoire n’a vu tant de peuples partager
les mêmes valeurs de tolérance et de justice. Mais nous devons aller plus loin.
De plus en plus d’enjeux dépassent le cadre des Etats, que ce soit en matière
d’économie, d’environnement ou de sécurité. Comment faire alors pour
retrouver des marges de manœuvre en échappant aux engrenages ?
Seul un véritable système reposant, à l’échelle internationale, sur le
dialogue et le partage, peut permettre à chaque pays de faire entendre sa voix, à
chaque identité de s’intégrer dans le mouvement du monde. C’est désormais la
condition de la paix et de la responsabilité collective. En renforçant
l’architecture multilatérale il s’agit à la fois d’apprivoiser la force et d’orienter la
puissance. La France multiplie les propositions en ce sens : elle plaide pour la
création d’un Conseil ministériel de paix, appelé à se réunir lorsque des crises
régionales menacent ou se développent ; elle invite à la mise en place d’un corps
permanent d’inspecteurs du désarmement ou des droits de l’homme, qui seraient
les yeux et les bras de la communauté internationale.
Le monde n’est plus celui que nous a légué la Conférence de Yalta. Il ne
s’agit plus de se partager la planète dans un esprit de découpage, à la règle et au
compas. Nous devons travailler au cœur d’un monde en fusion, mettre
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l’expérience de chaque peuple au service de l’invention et de l’imagination
collective.
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Mesdames, Messieurs, chers amis
Alors que l’historien cherche à éclairer les données d’un problème
déjà résolu, le diplomate doit trouver des solutions pour l’avenir. Il a vocation à
être ce passeur qui transforme la mémoire en vision.
Le passé doit constituer pour nous une source de dépassement et
non un vecteur de nostalgie. Souvenons-nous de ceux qui ont su mettre le devoir
de mémoire au service de l’humanité, à l’image d’un Primo Lévi, d’un Jorge
Semprun et d’un Imre Kertesz, rescapés des camps nazis, ou d’un Vassili
Grossmann témoignant de l’horreur du goulag.
L’histoire nous rappelle surtout la nécessité du courage et de la
détermination. Au cœur d’un temps d’épreuve, sachons trouver dans le passé
l’intuition d’un futur inédit. Car, selon le précepte de Nietzsche, « l’homme de
l’avenir est celui qui aura la mémoire la plus longue ».
Je vous remercie.
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