décélérant: je devrais avancer, dire les choses au lieu de me demander comment les dire sans les
dire, à qui, en vue de quoi, à quelles conditions. C’est déjà trop philosophique, redondant, peu
économe, insuffisamment «informatif».
Mais si, mais si. Et puis je ne confonds pas ce qui est
«performant» (la quantité d’information et de savoir dans un
espace donné) et ce qui est «performatif», comme vous disiez.
Enfin, une minorité de lecteurs m’accuseraient de simplifier à l’excès des choses maintenant
triviales, telle cette théorie nommée la «pragmatique» des énonciations qui évolue très vite. Je ne
pense pas seulement aux philosophes ou aux linguistes, mais à tous ceux qui, persuadés qu’ils
feraient meilleur usage de cette tribune, enragent et spéculent. Mais tout cela reste à moduler
prudemment. Jamais de tout ou rien, voilà une chose simple qu’il faut dire de l’accès au texte.
Le sens et l’effet ne se produisent ni ne se refusent jamais absolument, ils gardent toujours, à
la disposition d’un lecteur potentiel, une réserve qui tient moins à une richesse substantielle qu’à
une marge aléatoire dans les trajets, à l’impossibilité de saturer un contexte. Le «même» énoncé
(Pourriez-vous écrire... ?) peut renvoyer à une multiplicité d’autres «textes» (phrases, gestes, tons,
situations, marques de toute sorte) et à d’autres «autres» en général, il peut s’ouvrir à d’autres
effets, branchements, greffes, itérations, citations... Ces possibilités et ces forces différentielles ne
sont pas strictement linguistiques, je préfère donc parler de traces ou de texte que de langage, car...
Là, vous commenceriez à devenir hermétique; je vous
rappellerai...
À l’ordre, dites-le. J’ai entendu le mot d’«isoloir» tout à l’heure: c’est une scène qu’on fait à
la philosophie depuis des siècles. Bien sûr, vous disiez parler au nom du supposé lecteur, mais
c’est presque toujours, on ne sait pourquoi, la même demande vaguement agressive, la dictée d’un
désir menaçant: «Parlez donc comme tout le monde, ce que vous dites nous regarde tous, vous
confisquez nos enjeux et nos mises, vous nous possédez et nous dépossédez, vos coups de langue
sont des coups de force.» Ces sommations ont un programme, même si on adapte le livret
d’arguments à chaque situation, aux nouvelles donnes de la société, de la technique ou de l’école.
Le même réquisitoire se déchaîne d’ailleurs entre des philosophes que séparent la langue, le style,
la tradition, des contrats implicites.
Oui, mais le discours philosophique ne doit-il pas s’en libérer,
justement, pour se rendre immédiatement disponible et ouvert à
tous?
Aucun texte ne s’ouvre immédiatement à tout le monde. Le tout-le-monde de nos censeurs,
c’est un interlocuteur déterminé par son appartenance sociale, souvent minoritaire, par sa
formation scolaire, l’état de la culture, des media et de l’édition. L’abus de pouvoir est toujours du
côté des censeurs et des «décideurs». Le talent pédagogique ou la bonne volonté n’y suffisent pas,
personne ne peut atteindre un public anonyme, fût-ce un seul individu, sans l’école, le livre, la
presse, et donc sans les relais d’une politique qui n’est pas seulement gouvernementale. Et surtout
sans le travail ou la venue de l’autre.