2. La circulation des savoirs à l`ère des réseaux

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La circulation des savoirs
entre chercheurs en sciences sociales et acteurs associatifs
Anne Goldenberg et Stéphane Couture
Octobre 2008
Quelle posture un chercheur en sciences sociales doit-il adopter pour analyser, comprendre et
rendre compte des groupes engagés socialement? La réflexion que nous allons présenter s'appuie sur un
corpus d'études réalisées par les membres du LabCMO portant sur les pratiques collaboratives dans le
milieu communautaire (associatif) québécois. Parallèlement à une analyse générale de l'appropriation
des outils numériques par le milieu associatif québécois, les pratiques collaboratives de quatre collectifs
ont été spécifiquement étudiées pendant toute une année. Il
s'agissait de Communautique, un
organisme engagé dans la lutte pour l'accès et l'appropriation des technologies d'information et de
communication (TIC), Koumbit, un collectif de travailleurs du libre fournissant des services pour le
milieu militant et associatif, le CDÉACF, une association d'alphabétisation et d'éducation aux adultes,
et aux femmes en particulier, et Ile-sans-fil, un groupe de bénévoles impliqué dans la mise en place de
point d'accès au réseau sans fil dans les cafés et lieux publics de l'île de Montréal. Ces recherches ont
donné lieu à la publication d'un ouvrage collectif portant sur les pratiques collaboratives des groupes
communautaires québécois à l'heure du numérique (Proulx, Rueff, Couture, 2008). L'article que nous
présentons ici est inspiré d'un des chapitre de cet ouvrage. Il constitue une réflexion sur les interactions
entre notre laboratoire et les groupes associatifs qui ont émergé avant, toute au long et suite à cette
étude. Notre connaissance empirique des relations entre laboratoire de recherches en sciences sociales
et groupes politisés et innovants en matière de technologie de communication nous porte à croire que
ce que nous avons observé de façon réflexive fait échos à un phénomène plus large d'intrication sociotechno-scientifique. Cet article a été pensé comme une réflexion sur notre propre démarche de
recherche. En analysant les documents de travail produits par les chercheurs tout au long de leurs
observations, nous avons d'abord dégagé différentes types d'analyses portant sur la relation entre
recherche et groupes associatifs à l'ère numérique. Nous avons également réalisé des entretiens
collectifs et individuels avec les chercheurs de façon à mieux cerner les fondements théoriques et
méthodologiques de leur posture de recherche dans le cadre de l'étude. Deux questions ont émergé, qui
allaient servir de trame à la réflexion portée par cet article :
Les groupes auxquels nous nous sommes intéressés ont-ils influencé nos méthodes de recherche et de
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diffusion? Et réciproquement, la recherche en sciences sociales participe-t-elle à une redéfinition des
pratiques et de l'identité des groupes associatifs?
La première partie du texte présentera les différentes approches qui ont marqué la façon dont nous
avons établi un rapport avec les groupes étudiés. La seconde partie analysera les enjeux politiques et
épistémologiques soulevés par la circulation des savoirs entre acteurs de la recherche et acteurs
associatifs, en particulier dans le contexte actuel de forte prégnance des médiations numériques. Notre
réflexion nous amène à considérer davantage nos pratiques sous la perspective d'une co-construction du
savoir avec le milieu concerné. Ceci est d'autant plus vrai du fait que les groupes associatifs sont de
plus en plus en mesure de participer à la production et à la circulation de savoirs scientifiques et
technologiques. Nous remarquons toutefois que, si notre équipe de recherche fait figure d'intervenant
légitime dans le milieu concerné, elle demeure néanmoins un acteur universitaire qui agit selon des
dynamiques bien différentes des acteurs associatifs. Et vice versa.
1. Scientificité et engagement dans la recherche
1. Les entrevues et l'analyse des documents de travail nous ont permis d'établir que l'équipe alors
active au labCMO était traversée par l'influence de trois postures de recherche. Tout d'abord, un
souci d'objectivité et de neutralité, fidèle aux principes fondateurs de lade la sociologie, ensuite
uneposture critique, liée à une conception politisée mais cependant distanciée du rôle social des
sciences sociales, enfin une posture dite participative, inspirée des pratiques de recherche engagée,
assez typique des travaux réalisés auprès des milieux associatifs et militants. Nous présenterons ces
postures en insistant sur la façon dont ils prennent en compte le souci de scientificité et la nécessité
d'un certain engagement vis-à-vis du milieu étudié. Nous exposerons finalement les points de
convergence et de divergence de ces trois postures ainsi que la façon dont elles questionnent et
nourrissent l'approche choisie par l'équipe.Objectivité et neutralité : deux exigences fondatrices
des sciences sociales
L'exigence d'objectivité d'une part (faits sociaux considérés comme des choses et observation
extérieure à l'objet) et l'aspiration à la neutralité d'autre part (impartialité de l’observateur par rapport à
ce qui est observé) sont définies très tôt dès le fondement des sciences sociales. Cette double aspiration
– marquée par le positivisme – traverse encore la plupart des recherches en sciences humaines et
sociales aujourd’hui. Alors que la sociologie était une discipline naissante, Durkheim était soucieux
d’en donner des assises « scientifiques ». Il affirme ainsi que « la première règle et la plus
fondamentale est de considérer les faits sociaux comme des choses » (Durkheim 1895). Selon ce père
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de la sociologie, le chercheur doit rompre les liens cognitifs et affectifs qui le relient initialement au
monde, de façon à pouvoir appréhender l'objet d'étude pour lui-même, indépendamment de ce qu'il
suscite en lui. Pour exprimer cette nécessité de rompre avec le sens commun, Bachelard proposera plus
tard la notion de « rupture épistémologique » pour inciter les chercheurs à franchir les obstacles
épistémologiques causés par la naturalisation de la pensée ordinaire et l'absence de remise en question
de ce qui apparaît comme un « donné » (Bachelard 1986). Notons que la remise en question du sens
commun deviendra pour certains sociologues politisés, un mandat en même temps politique : ils
abandonneront les principes de neutralité axiologique pour adopter des postures critiques. Par ailleurs,
l’émergence de l’ethnométhodologie et du tournant pragmatique des années 1980 sera l’occasion pour
d’autres courants de sciences sociales, d’une réhabilitation de la connaissance ordinaire conduisant à
une reconsidération épistémologique de l’idée d’objectivité en sciences.
Un autre fondateur de la sociologie, Max Weber, définira quant à lui les principes d’une
sociologie compréhensive orientée vers l'étude du sens que les acteurs donnent à leurs actions. Si le
sociologue doit étudier les valeurs, Weber insiste pour dire qu'il doit éviter d'y porter un jugement
normatif. Aussi, c'est en prenant soin de décrire son propre « rapport aux valeurs » que le chercheur
pourra construire une « neutralité axiologique » garantissant la scientificité de sa démarche (Weber
1917). Le sociologue insiste toutefois sur le nécessaire processus de sélection d'une partie du réel
suscité par la démarche d’observation. Pour donner sens et organiser ces matériaux d’observation, le
chercheur est amené, à travers ses choix, à formuler implicitement des jugements de valeur. Il doit par
la suite faire preuve d'impartialité en évitant les positions unilatérales. Lee et al. (2005) replacent ces
réflexions de Weber dans le contexte de l'Allemagne de la fin du dix-neuvième siècle où plusieurs
chercheurs et historiens avaient pris position en faveur du gouvernement impérial. Constatant les
risques d’étouffement qui menaçaient une pensée plus libérale au sein de l’université, Weber plaida
pour des sciences sociales objectives, c'est-à-dire « libérées de l’obligation de soutenir les objectifs de
l’État » (Lee et al. 2005, p. 7). Cette injonction à la neutralité axiologique constituerait donc à la fois le
moyen de parvenir à une rigueur scientifique et un positionnement social de l’observateur visant à
prendre en compte une pluralité de points de vue.
1.2 Postures critiques
Différentes approches qualifiées de critiques marquent un deuxième horizon d'influence au sein
de notre équipe. Le besoin d'une recherche en sciences sociales politiquement engagée a été tout
particulièrement établi par la tradition dite de l'École de Francfort. D'inspiration marxiste, cette posture
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de recherche est marquée par la distanciation et l'analyse critique des structures et des institutions
étatiques ou industrielles. Dans cette optique, les notions de rationalités instrumentales et techniciennes
sont fortement critiquées ainsi que les mécanismes d'industrialisation de la culture (Horkheimer et
Adorno 2000): il revient à l'intellectuel de penser et d'élaborer les conditions de la critique. La tradition
de Francfort a été reprise par plusieurs générations de chercheurs, en particulier Habermas, pour qui la
rationalité critique peut émerger de l'interaction entre les membres d'une communauté (Habermas
1987). Il reconnaît ainsi aux acteurs la possibilité de développer une posture critique, sous certaines
conditions (présence d'un espace public, lettrisme, accès à l'information...) Plus récemment, et en
s'inspirant d'Habermas, Honneth (2000) a proposé un modèle de la lutte pour la reconnaissance qui
soutient que « c’est seulement lorsque les personnes sont effectivement reconnues [...] qu’elles peuvent
développer un rapport pratique à elles-mêmes nourri des qualités positives de l’autoréalisation » (p.
20).
Les réflexions de Bourdieu ont également eu une forte influence dans certaines de nos études.
D'inspiration marxiste, Bourdieu interroge les traditions sociales et les institutions qui les supportent et
les reproduisent, avec un souci de justice et de libération des groupes sociaux les plus dominés par ces
structures. En analysant les logiques d'action des structures dominantes, cette sociologie insiste sur une
division nette entre pratique scientifique et pratique sociale, tout en proposant de mettre cette première
au service de la seconde, en l'éclairant. Comme dans la tradition de Francfort, l'engagement chez
Bourdieu consiste donc à révéler (et éventuellement, vulgariser, nous le verrons dans la seconde partie),
ce qui se trame dans le social. La dimension critique chez Bourdieu est donc généralement assimilée à
la notion de rupture épistémologique, car elle suppose l'existence d'une séparation claire entre savoir
scientifique et sens commun.
1.3 Postures participatives et sociologie pragmatique
Plusieurs approches ont tenté d'associer l'analyse sociologique à la transformation de la réalité
étudiée en plaçant l'intervention au coeur du dispositif de recherche. L'intervention y est soit
appréhendée comme une modalité d'enquête permettant de comprendre le processus de transformation
soit, à la limite, la finalité même du processus, la recherche étant plutôt appréhendée comme moyen
d'action. Dans le cadre de l'étude des mouvements sociaux et des pratiques militantes, Touraine a
développé une méthode qui rend compte de l'engagement vis-à-vis du milieu étudié. L'intervention
sociologique, le nom de la méthode, favorise à la fois le développement et l'étude du mouvement en
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stimulant la réflexivité des militants quant à leur propre pratique. Le rôle du chercheur consiste à faire
apparaître ce qu'il y a de plus contestataire au sein d'un mouvement sans toutefois s'identifier au groupe
particulier avec lequel il travaille, en maintenant une forme de tension. « La tension entre le groupe et
le chercheur est un élément important de la vie du groupe : sans elle, l'analyse serait beaucoup plus
difficile et peut-être même impossible » (Touraine 1978, p. 236). Chez Touraine, on retrouve donc
encore la nécessité d'une rupture qui marquerait une distinction entre connaissance scientifique et
connaissance commune, mais ici l'engagement et la solidarité sont mis en valeur. Plus engagée dans la
rupture des frontières entre connaissance scientifique et connaissance pratique, la recherche-action a été
fondée dans les années 1940 avec l'idée que recherche et action pouvaient être rassemblées en une
même activité d'expérimentation (Lewin 1948). La recherche devient alors une action délibérée de
transformation de la réalité ainsi que l'étude de cette transformation. Plus récemment, le brésilien Paolo
Freire a significativement contribué à cette approche en développant une Pédagogie des opprimées
(1980) où il amenait les gens à prendre conscience de leur oppression et à réaliser un processus
permanent d'action culturelle. La recherche-action est aujourd'hui fréquemment utilisée par et auprès
des groupes associatifs qui y voient un moyen de réaliser des études concernant leurs propres besoins.
Ces approches rejoignent à notre avis la sociologie pragmatique dans leurs conceptions de la
connaissance en reconnaissant aux groupes sociaux la capacité de formuler une critique sociale et en
rejetant l'idée d'une rupture épistémologique nécessaire à la production de la connaissance (Boltanski et
Thévenot, 1991). Plutôt que de s'intéresser aux poids des structures, les sociologues pragmatistes
s'intéressent au sens commun, à ce que les gens disent de ce qu’ils font. C'est dans cet esprit que
Boltanski s'est détaché de la sociologie critique de Bourdieu pour proposer plutôt une sociologie de la
critique, qu'il définit comme « l'instrument pour analyser les opérations qu'accomplissent les acteurs
lorsque, se livrant à la critique, ils doivent justifier les critiques qu'ils avancent, mais aussi lorsqu'ils se
justifient face à la critique ou collaborent dans la recherche d'un accord justifié » (Boltanski 1990,
p.124). Cette approche considère que les acteurs sont à même d'expliquer leurs motivations et de
formuler une critique sociale. Dans cette perspective, le travail du sociologue se situe au second plan de
la proposition d'une critique : il consiste à susciter une réflexivité parmi les acteurs afin de les faire
eux-mêmes formuler ce en quoi consiste le monde social qui les entoure. La sociologie de style
pragmatique cherche plus spécifiquement à éclairer ce que les acteurs disent de leurs pratiques,
comment ils les comprennent, autorisant ainsi l'hétérogénéité des discours et une compréhension
réflexive du social (Nachi 2006).
Le tableau 10.1 résume les trois postures que nous avons présentées en exposant ce qui les distingue
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quant à la scientificité et à l'engagement.
Tableau 10.1
Scientificité et engagement dans la recherche
Scientificité
Engagement
L'injonction de
neutralité et le
désir d'être
objectif
Recherche indépendante
Extirpation du social/description
du rapport aux valeurs
Rupture épistémologique
Désengagement du social
Dévoilement et découpage du social
Prise en compte de points de vues
plurilatéraux
Figure du scientifique savant
Posture
critique
Distanciation
Critique des structures
Rupture avec le sens commun
Vulgarisation
Conception libératrice de la connaissance
Explication des logiques sociales
Figure de l'intellectuel engagé
Posture
participative et
sociologie
pragmatique
Intervention
Connaissance par la pratique
Maintien d'une tension avec le
sujet / Subordination des
connaissances scientifiques aux
savoirs situés des acteurs sociaux
Réflexivité attisée
Participation à l'action
Engagement pendant la recherche
Figure de l'intervenant
1.4 Quelle posture au sein de notre équipe?
Quatre principes communs ont cadré la démarche de l'ensemble des membres de l'équipe. Ces
principes nous ont permis de construire un savoir scientifique concernant les groupes étudiés, tout en
participant à leur développement collectif:

Les objectifs de la recherche ont été définis de façon ouverte, en tenant compte du point de vue
des acteurs.

La diversité des points de vue a été conservée et mise en évidence.

Les résultats des recherches ont été partagés avec les acteurs.

Les chercheurs et les acteurs ont participé conjointement à différentes séances de réflexion
permettant aux chercheurs de confronter leurs analyses avec le vécu des acteurs; aux acteurs de
réfléchir collectivement aux enjeux soulevés par l'analyse et enfin; à l'ensemble des chercheurs
et des acteurs de se prononcer sur les possibilités d'action qui se dégage de ces réflexions.
Si nous nous sommes résolument inspirés d'une approche participative en établissant une
relation de proximité avec le milieu concerné, l'injonction de neutralité et les postures critiques
continuent d'influencer nos travaux. Nous avons ainsi appris à construire la « scientificité » de nos
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travaux en évitant les jugements de valeur et en nous appuyant sur des méthodologies d'observation et
d'analyse ainsi que sur une littérature sociologique et philosophique. Nous reconnaissons par contre,
comme le faisait d'ailleurs Weber (1917), que nos choix théoriques et méthodologiques engagent nos
sensibilités propres. Dans le même sens, si nous avons tenté de nous tenir au plus près de la perspective
des acteurs en conservant par exemple la diversité de leurs points de vue, il nous semblait important
d'aller au delà l'observation descriptive pour tenter de saisir des dynamiques plus structurelles. Les
études rapprochées des différents groupes nous ont ainsi permis d'observer et de rendre compte d'une
multitude de tensions et de divergences au sein des groupes étudiés et entre ceux-ci. Nous avons ainsi
convoqué les analyses critiques de Bourdieu ou de Honneth pour faire sens de ces tensions en les
articulant à des dynamiques de champs et de luttes pour la reconnaissance. Cette description que Proulx
fait de l'ethnographie critique exprime ce souci d'équilibre entre la description empirique et l'analyse
critique :
« Face aux situations à observer, l’ethnographe critique opte plutôt pour un regard davantage
centré sur la ligne de force de sa problématique et de ses intérêts de connaissance. En même
temps, l’ethnographe critique est conscient du fait que les significations construites
subjectivement par les acteurs et par l’observateur se situent dans le cadre de rapports sociaux
de pouvoir » (Proulx 2005, p. 2).
Les différentes études à la base de cet ouvrage se distinguent toutefois dans la façon dont la
« distance » ou la « tension » avec les acteurs a été gérée. L'étude de Koumbit a été réalisée en nous
inspirant de la méthodologie proposée par Touraine (1978) puis Melucci (1989) où l'ethnographie est
menée par deux observateurs, l'une tenant une position « froide » et distante du groupe, l'autre tenant
une posture « chaude », plus proche et engagée au sein du groupe. Les deux chercheurs profitent des
tensions relatives à leurs postures mutuelles pour engager un dialogue entre identité militante et
approche distanciée. Il est intéressant de noter que dans ce cas, Stéphane Couture, qui tenait la posture
chaude d'implication au sein de Koumbit a progressivement pris ses distances au fur et à mesure qu'il
ne s'identifiait plus aux choix du groupe. Inversement, Anne Goldenberg qui tenait la posture froide
lors de la période d'observation, est devenue par la suite une membre active au niveau de la vie
associative et siège maintenant sur le conseil d'administration du groupe. Stéphane Fauteux, qui a
réalisé le travail d'observation du CDEACF s'est quant à lui positionné très près du terrain pour quelque
temps, jusqu'à laisser une des membres du groupe coécrire le document de travail rendant compte de la
recherche. Alison Powell s'est rapidement vue mandatée d'un rôle de représentation du groupe Île sans
fil, avec lequel le maintien d'une tension analytique fut de plus en plus négocié et controversé. Enfin,
Nicolas Lecomte, Julien Rueff et Serge Proulx avaient adopté la méthode de l'intervention
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sociologique, rassemblant des acteurs de différents groupes pour discuter des transformations actuelles
de l’action communautaire (voir chapitre 11). Les chercheurs ont eu à négocier la signification et
l'interprétation de leurs analyses avec les groupes afin d'établir un compromis entre la diffusion d'une
image positive du groupe et la nécessité de réaliser une étude répondant aux critères d'une recherche en
science sociale.
Autour de la gestion de cette tension, une question continue de diviser notre équipe : qui, en
dernière instance, sait ce qui fait sens socialement? En cas de désaccord entre le chercheur et l'acteur, à
qui donner raison? Pour certains, le travail critique doit favoriser un dépassement du sens commun et
les désaccords sont révélateurs d'une réalité sociale ignorée par les acteurs. À l'inverse, les partisans
d'une posture plus pragmatique valorisent le sens commun comme réalité sociale légitime et
reconnaissent aux acteurs la compétence à réaliser cette critique ainsi qu'un dépassement, selon
certaines conditions. Nous voyons les impasses de l'une et l'autre des postures si elles sont tenues de
façon radicale. Dans le cadre d'une recherche en sciences sociales s'appuyant sur une méthode
qualitative notamment, on pourrait interroger la validité d'une analyse contredisant en tout point la
signification que les acteurs donnent à leurs actions. Par ailleurs, une posture trop près des acteurs
présente à son tour le risque de laisser la réalité dans sa relative inintelligibilité quotidienne, et d'autant
plus dans le cas où une pluralité de points de vue empêcherait la construction d'un sens commun. Ces
considérations épistémologiques, que nous laissons ouvertes au sein de notre équipe, semblent
aujourd'hui prendre une vigueur particulière avec la circulation du savoir que permettent les réseaux
numériques et les pratiques collaboratives médiatisées par ordinateur.
2. La circulation des savoirs à l'ère des réseaux numériques
Cette section analysera la façon dont l'usage des technologies de communication marque la
circulation des savoirs, en particulier les pratiques de vulgarisation et de restitution des recherches
universitaires.
Nous nous référerons dans cette partie au concept de champ, élaboré par Pierre
Bourdieu, pour saisir les dynamiques internes de l'action communautaire, de l'informatique et des
sciences sociales et pour comprendre les relations entre ceux-ci. Notons que Bourdieu a beaucoup
travaillé sur les spécificités des champs médiatiques, telles que l'édition scientifique (1976), le
journalisme et l'audiovisuel (1996) mais pas l'informatique ni les pratiques communicationnelles
médiatisées par ordinateur. Nous présentons d'abord les relations entre ces trois champs, pour ensuite
nous intéresser à la circulation entre ceux-ci, et les enjeux que ces dynamiques soulèvent.
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2.1 Action communautaire, informatique et sciences sociales : quelles relations?
La figure 10.2 offre une représentation succincte des objets d'échange et de convergence qui
rassemblent les sciences sociales, l'action communautaire et le développement informatique, trois
champs avec lesquels interagissent les membres de notre équipe. Il semble que nous assistions à une
intrication de plus en plus étroite de ces différents milieux. Il semble également que nous avons joué un
rôle non seulement d'observateur, mais également d'acteur dans le cadre de ces relations.
Figure 10.2
Action communautaire, informatique et sciences sociales : quelles relations?
Les relations entre la recherche et l'action communautaire dépendent à la fois du parcours des
individus impliqués, mais aussi des choix sociaux et financiers de leurs institutions de rattachement. À
ce titre, l'Université du Québec à Montréal (UQÀM), à laquelle est rattachée notre équipe, est reconnue
pour son engagement à l'égard des populations défavorisées et des mouvements sociaux, et ce, dès sa
fondation (Bourques et Duchastel 1981). Cette orientation sociale semble demeurer et il n'est pas rare
de voir des professeurs participer activement au développement des groupes sociaux, par exemple en
produisant du matériel engagé, en siégeant au sein de leur conseil d'administration, en assistant à leurs
10
assemblées générales, ou en réalisant parfois des lettres d'appui 1. Réciproquement, les recherches en
sciences sociales ont toujours été très prisées par les groupes associatifs, qui y cherchent des ressources
théoriques pour accroître leur réflexivité organisationnelle, ainsi qu'une légitimation auprès de
potentiels partenaires ou bailleurs de fonds (Lamoureux 1996). Des acteurs du milieu communautaire
viennent jusqu'à s'immiscer dans le milieu universitaire pour assister et participer à des conférences ou
des séminaires. À ce titre, la tenue en août 2007 du premier Forum social québécois dans les bâtiments
de l'UQAM n'est pas un hasard. Organisé conjointement par des universitaires et des acteurs de
mouvements sociaux, cet événement rassemblait plusieurs milliers de citoyens autour des questions
telles que les droits humains, l'écologie, les services publics et les programmes sociaux, le travail, les
arts et de la culture, la participation citoyenne, la solidarité internationale et l'éthique.
Malgré des développements très commerciaux et marqués de succès économiques, l'univers
informatique n'a quant à lui jamais totalement quitté l'université. Plusieurs travaux (Rheingold 1993;
Flichy 2001;Turner 2006) ont mis de l'avant le rôle joué par des chercheurs universitaires épris d'idéaux
communautariens et progressistes dans le développement de l'informatique et l'appropriation sociale de
l'Internet. Dans le cadre du mouvement et des communautés du logiciel libre, on constate encore
aujourd'hui des liens très étroits avec l'université : beaucoup de logiciels libres sont ainsi produits et
maintenus par des étudiants et leurs professeurs.
Dans le milieu des sciences sociales toutefois, le lien avec l'informatique est plus complexe.
Plusieurs chercheurs ont ainsi noté l'hostilité que suscitent les sciences et les techniques, et plus
particulièrement l'informatique, chez les universitaires de sciences sociales (Boyer 2003; Breton 1990).
Boyer note ainsi que l'informatique a longtemps été considérée comme un facteur de déshumanisation
des relations humaines voire la source d'une « nouvelle barbarie » (p. 7). Cette hostilité prend racine
dans une profonde division du monde intellectuel entre des domaines comme la philosophie, la
littérature et les arts d'une part et les domaines scientifiques et techniques d'autre part (Breton 1990;
Snow 1959 ; Simondon 1958). Au contraire de cette tendance, certains courants de recherche s'appuient
depuis un certain déjà sur le travail interdisciplinaire des informaticiens et chercheurs en sciences
sociales. C'est le cas par exemple du développement informatique dédié à la collaboration médiatisée
par ordinateur, également connu sous le nom de CSCW - Computer Supported Collaborative Work
(Cardon 1997). Il est également important de remarquer que le lien entre production informatique et
recherche en sciences sociales est de plus en plus affirmé dans les grands centres de recherches
1
Voir par exemple l'appui de Serge Proulx à Communautique:
http://cmo.uqam.ca/node/51 (consulté le 24 mai 2007)
11
s'intéressant à l'informatique et aux technologies de l'information. C’est le cas par exemple au
Massachusetts Institute of Technology (MIT) et au sein de plusieurs Écoles française d’ingénieurs
(Écoles des Mines ; Écoles des télécommunications) où chercheurs en sciences sociales et
informaticiens collaborent pour produire des applications informatiques ou pour construire des outils
d'analyse sociologique (Lejeune 2007)
Le milieu communautaire est pour sa part de plus en plus en mesure de produire des analyses
sociales et des dispositifs technologiques. Parmi les groupes s'inspirant des principes du logiciel et de la
documentation libres, on remarque une forte propension à la circulation de ces innovations et des
services associés. Plus important encore, cette circulation s'étend à d'autres milieux, en particulier au
sein des institutions universitaires. Notre expérience est ici intéressante à exposer, car nous avons eu
plusieurs fois recours à cette expertise communautaire. Par exemple, l'accès sans fil à l'UQÀM étant
difficile à manipuler et difficilement accessible sur des systèmes de type GNU/Linux, plusieurs des
étudiants choisissaient plutôt de se connecter à une borne du groupe Île sans fil, située dans un café à
proximité de l'UQÀM. De même, les membres de Koumbit nous ont régulièrement soutenu dans
l'entretien de notre serveur informatique et ont pour quelque temps hébergé le wiki du LabCMO, et ont
également donné une formation concernant les wikis à certains membres du LabCMO. Le graphisme
de notre site Web fut réalisé par une membre active du groupe Communautique. Le CDEACF a quant à
lui intégré à son catalogue documentaire quelques-uns des rapports produits par notre équipe. Enfin,
plusieurs membres de ces groupes ont participé conjointement avec des membres de notre laboratoire à
différentes conférences scientifiques. Ces exemples de pratiques ne font pas figure d'exceptions et
plusieurs laboratoires d'usage s'intéressant aux groupes associatifs et les mouvements sociaux ont étés
confrontés à des innovations qui ont influencé leurs pratiques. Certaines de ces innovations, portées par
des praticiens et diffusées en réseaux ont parfois été définies comme des « innovations ascendantes »,
ne venant pas des laboratoires, mais des usagers eux-mêmes et parfois des acteurs sociaux vers les
laboratoires (Cardon 2005).
2.2 Défis et enjeux de la circulation des savoirs
Nous aurions cependant tort de croire à la fluidité de la circulation entre ces trois champs.
Comme le soulignait en 1970 Boltanski et Maldidier (Boltanski était à ce moment un élève de
Bourdieu), l'intervention dans l'espace publique ne relève pas seulement d'une compétence de
vulgarisation, mais est en fait étroitement liée à la position des chercheurs vis-avis de leurs institutions
et champs d'expertise : « la vulgarisation quand elle est le fait d'un scientifique non consacré risque
12
d'être tenue pour suspecte par la communauté scientifique qui est tentée d'y voir une tentative délibérée
pour obtenir la reconnaissance du public cultivé avant celle des pairs » (p. 107). Dans une analyse de
l'actualité de cette réflexion sur la recherche et l'engagement, Neveu (2003) propose trois conditions
nécessaires à ce qu'une recherche constitue une intervention sociale:

une autonomie de la recherche vis-à-vis du pouvoir hiérarchique ou financier;

l'acte de rendre visible, intelligible ou respectable ce qui ne l'est pas et finalement;

l'intervention dans l'espace public.
Par ailleurs, Neveu souligne qu'il ne peut y avoir d'intervention dans l'espace public sans l'accès
à des supports de médiation. Une analyse de la circulation des savoirs entre recherche et action doit
donc forcément passer par une analyse des technologies qui supportent cette médiation.
Il est clair que les pratiques de diffusion et de vulgarisation scientifique se transforment avec
l'appropriation progressive des technologies liées à internet. Cette transformation se fait toutefois de
façon inégale selon les disciplines. Les sciences informatiques ont été pionnières dans cette pratique,
puisque les premiers réseaux informatiques ont été développés en bonne partie pour répondre à un
besoin d'échange de connaissances dans ce domaine. Les sciences humaines telles que la littérature ou
l'histoire, qui s’appuient davantage sur le travail solitaire et l'écrit, ont quant à elles pris un peu plus de
temps à intégrer Internet dans leurs usages. Les recherches en sciences sociales qui se sont intéressées
aux pratiques en réseau ont été plus promptes à peupler le cyberespace de documents et d'articles
concernant leurs intérêts. Cependant, concernant la publication, si de plus en plus de revues
scientifiques sont maintenant diffusées en ligne, c'est encore le plus souvent selon un contrat
d'abonnement avec une institution, cloisonnant aux experts affiliés à une institution l'accès aux
ressources produites. Beaucoup de revues refusent que soient librement publiés les articles dont ils
réservent l'accès à leurs abonnés ou acheteurs. Des initiatives de diffusion publique des productions
scientifiques s'inspirant de l'esprit du logiciel libre émergent toutefois aujourd’hui. Ainsi, le mouvement
des Archives Ouvertes (Open Access) milite en faveur de la mise à disposition et du libre accès aux
contenus numériques, en particulier les articles de revues ou de recherches universitaires révisés par
des pairs. Plus près de chez nous, l'UQÀM a ratifié la Déclaration de Berlin sur le libre accès à la
connaissance scientifique2 et a, en 2007, mis en place une archive de publications électroniques
(Archipel3) pour recueillir les travaux des chercheurs. Ces démarches demeurent toutefois encore
timides.
2
3
http://www.inist.fr/openaccess/imprimersans.php3?id_article=38
http://www.archipel.uqam.ca/
13
En fait, c'est surtout au niveau informel des échanges sur les blogues et les wikis que se semble
se dessiner une nouvelle géographie de la circulation des connaissances, ce qui permet notamment une
plus grande perméabilité entre les disciplines. Pour Paquet (2003), les communications en ligne
constituent de nouveaux réseaux sémantiques et discursifs entre chercheurs, et entre chercheurs et
profanes. Les publications « non scientifiques » (sur des wikis, les blogues, sous forme de document de
travail) deviennent des lieux d'échanges, de test, de négociation de la production d'une connaissance,
lieux par lesquels un premier niveau de légitimation peut être atteint. Si l'auto-publication (Paquet
2002; Allard et Vandenberghe 2003) n'a pas la légitimité scientifique d'une conférence ou une maison
d'édition, les frontières entre savoir scientifique et savoir profane s'effritent toutefois dans cet univers
au profit d'autres critères de légitimation comme la qualité et la fréquence des publications, le nombre
de lecteurs, la popularité, mesurée (ou orchestrée) par l'indexation sur des sites comme Technocrati4.
Avec la multiplication des sites de recherche dynamique (pouvant être mis à jour par leurs usagers) un
nombre croissant de chercheurs deviennent acteurs de leur diffusion en publiant leurs articles voire
leurs livres sous licences libres. Ces pratiques remettent en question des logiques économiques et
scientifiques de diffusion propres à l'imprimé. Certaines maisons de publication, se réservant
jusqu'alors l'exclusivité de la copie, se voient devancées par des chercheurs et des lecteurs qui peuvent
désormais échanger librement.
Les groupes associatifs de l'ère numérique semblent avoir développé une pratique courante de
lecture de ces documents placés en libre accès sur internet. Ainsi, lorsque le document de travail
concernant Koumbit a été achevé et proposé à la lecture du groupe, quasi immédiatement, plusieurs
membres du collectif nous ont interrogés sur les droits d'usage, ou plus exactement, sur les licences qui
allaient être apposées à ce texte. Le choix des licences constitue en effet un enjeu délicat chez les
acteurs du logiciel libre. De plus en plus fréquemment, les webmestres et autres responsables des
publications se sont sensibilisés aux choix de licences libres pour protéger et utiliser les documents qui
leur appartiennent ou les concernent. Ce propos recueilli par Stéphane Fauteux, auprès d'un membre
du CDEACF, illustrait bien la sensibilisation qui s'opère: « plus les documents sont libres d'accès, plus
le répertoire est consistant. Par ailleurs, il importe que le respect de la propriété intellectuelle soit
intégral. Il ne peut y avoir de transgression »5. Il apparaît que la maîtrise d’Internet comme ressource
documentaire, et en particulier sa médiation par des groupes associatifs a fait émerger des compétences
liées à une sociabilité et une légitimation en réseau.
4
5
http://technorati.com/
Entretien ayant servi à la rédaction de ce chapitre (décembre 2006).
14
2.3 Des enjeux de reconnaissance
Dans un document de travail réalisé dans le cadre de notre étude, Stéphane Fauteux (2006)
montre que la restructuration des logiques de financement de l'action sociale a forcé une portion de plus
en plus importante de l'activité des groupes associatifs à se dédier à la recherche de fonds publics et
privés. Dans cette quête, la représentation publique des organismes est un souci majeur. La
participation aux événements organisés par le milieu communautaire n'est plus considérée comme
suffisante pour les groupes qui doivent convaincre des institutions gouvernementales, culturelles ou
corporatives pour trouver un moyen de subsistance. Proulx et Lecomte (2006) notent ainsi que chaque
année, le groupe Communautique se fixe divers objectifs liés à son rayonnement et sa visibilité sur la
scène publique, que ce soit des participations à des comités, des rencontres avec les groupes associatifs,
et des publications dans la presse écrite, ou encore dans des journaux spécialisés. Ces différentes
initiatives peuvent être appréhendées comme autant de luttes pour la reconnaissance, c'est-à-dire
comme une quête de capital symbolique visant l’estime, la visibilité et finalement une légitimation
sociale de l'existence et de la mission de ces groupes (Honneth 2000).
Si de telles dynamiques de luttes pour la reconnaissance marquent certainement le milieu
communautaire québécois, nous avons toutefois observé une forte hétérogénéité des lieux et domaines
de reconnaissance visés par les groupes étudiés. Ainsi, les quêtes de reconnaissance ne sont pas toutes
dirigées par les institutions gouvernementales. Par exemple, les travailleurs de Koumbit,
principalement impliqués dans le développement technologique et les services aux groupes associatifs,
ont surtout soigné la documentation de l'organisation et des développements informatiques. Le langage
utilisé indiqua longtemps la recherche d'un public avant tout technicien, et la démarche de transparence
organisationnelle, une volonté d'échange avec des groupes politisés. L'image publique du groupe est
cependant devenue un souci avec l'arrivée de membres ayant une sensibilité graphique, qui ont produit
un logo et réalisé une refonte du site. Cependant, pour une bonne partie des membres de Koumbit, la
transparence, l'efficience, et l'investissement organisationnel continuent d'être davantage valorisés.
Concernant Île sans fil, Alison Powell note pour sa part que la représentation (marketing) du projet est
devenue un savoir-faire cultivé par les membres. Le projet étant principalement visible dans des cafés
publics (par des bornes sans fil), le groupe s'active à conquérir une reconnaissance auprès des usagers
et des potentiels partenaires. L'image du projet est notamment véhiculée par un portail d'accès, mais
aussi par les blogues des membres, dont certains sont devenus assez populaires dans la blogosphère
montréalaise. La lutte pour la reconnaissance du collectif s'articule donc surtout autour de la
reconnaissance de l'intérêt social et culturel du service diffusion du sans-fil aux Montréalais.
15
La pratique de recherche elle-même s'insère parfois dans les stratégies de ces groupes pour faire
reconnaître la légitimité sociale de leur existence et de leur mission. Comme nous l'avons indiqué
auparavant, plusieurs d'entre nous ont eu à négocier certains passages de leurs documents de recherche
en fonction de l'image publique qui pouvait être projetée. Dans le cas d'Île sans fil, la collaboration du
milieu universitaire était même recherchée sur le plan stratégique. L'un des fondateurs s'est ainsi
adressé à quelques groupes de recherche, dont le LabCMO, pour être intégré dans le cadre d'un projet.
C'est de cette manière qu'Alison Powell, alors associée au projet CRACIN6, fut rapidement incitée à
développer une approche servant les objectifs d'île Sans Fil, ainsi qu'à représenter la cause du groupe
publiquement et sur le web, ce qui allait causer certaines tensions entre la nature de ses analyses et les
attentes du collectif. Le groupe Communautique a quant à lui réalisé quelques recherches et rédigé
plusieurs mémoires pour faire reconnaître la pertinence de l'action associative en matière de
reconnaissance des besoins sociaux liés aux technologies de l'information. Proulx et Lecomte (2006)
notent ainsi que Communautique avait déjà accumulé plusieurs mémoires constituants des jalons
significatifs dans le développement idéologique de l’organisme (p. 45).
Soulignons en terminant que la reconnaissance symbolique peut facilement devenir un jeu
stratégique cachant un mépris social. En effet, la reconnaissance symbolique (honneurs, appuis,
partenariats) côtoie aisément une dénégation financière (travail sous-payé, restriction et compressions
financières). Dans un contexte de resserrement financier, le souci d'une reconnaissance
gouvernementale prend parfois le pas sur la reconnaissance par les pairs, et les groupes se placent alors
en situation de compétition. Nous avons ainsi tous observé des moments difficiles dans les relations
entre les groupes de même qu'une attitude parfois méprisante des pouvoirs publics qui capitalisent
symboliquement sur les acquis des groupes tout en réduisant le financement destiné à soutenir leurs
actions.
3. Conclusion
Nous avons présenté les différents courants sociologiques qui traversent les travaux de notre
équipe, depuis les fondements axiologiques de la discipline, en passant par le tournant critique d'après
guerre et d'inspiration marxiste jusqu'à la proposition la plus récente d'une sociologie pragmatique.
Nous avons proposé une réflexion méthodologique et épistémologique sur nos interactions avec le
6
Le Canadian Research Alliance for Community Innovation and Networking (CRACIN) est une alliance de
recherche financée sur quatre ans par le conseil de recherche en science humaine (CRSH) et qui
s'intéressait aux initiatives communataires d'innovation et d'usage des technologies de l'information. Une
partie des recherches réalisées par notre équipe était financée par ce projet.
http://cracin.ca/
16
milieu concerné et la légitimité de la connaissance produite dans le cadre de nos travaux. Cette
première partie a permis de faire ressortir de nos approches un souci d'équilibre entre, d'une part, un
désir d'intervenir activement auprès des groupes concernés et, d'autre part, le souci de maintenir une
distance, voire une rupture, pour marquer la neutralité et l'objectivité de la connaissance produite.
Intéressés par la circulation des savoirs entre la recherche et l'action, nous avons insisté ensuite sur les
pratiques et les formes de collaboration s’appuyant sur l’usage de réseaux électroniques. Prenant
constat de l'émergence de nouvelles géographies de savoirs surgissant de ces pratiques, surtout
présentes sur Internet, la production de ces savoirs s'inscrit dans le cadre de luttes pour la
reconnaissance auxquelles prennent part à la fois les groupes associatifs et les chercheurs, dans des
logiques de légitimation qui diffèrent toutefois.
De plus en plus de groupes associatifs cherchent à investir le terrain des sciences et des
technologies, soit en contestant leur développement, soit en proposant des analyses et des innovations
qui seraient plus près de leurs besoins. Ainsi, certains groupes associatifs parviennent aujourd'hui à
réaliser des études et des innovations rivalisant en qualité avec celles produites au sein des universités
et des grands laboratoires privés, lieux traditionnels de la recherche. Il semble que l'on assiste à
l'émergence d'un secteur du savoir davantage ancré dans l'action communautaire et citoyenne. Les
réseaux numériques facilitent la mise en commun des savoirs et des technologies. Réciproquement, le
LabCMO semble bel et bien devenu un acteur sur la scène locale, identifié par ses choix de recherche,
ses publications et ses interventions publiques. Ainsi, nos propres pratiques de recherche semblent
relever d'une dynamique d'intervention et de co-construction du savoir avec le milieu concerné.
Cependant, si nous avons acquis une certaine reconnaissance comme intervenant légitime auprès du
milieu, nous demeurons tout de même un intervenant universitaire. Nos modes de financement, nos
lieux de travail, nos méthodes d'enquête, nos ressources matérielles et cognitives, nos besoins de
reconnaissance, se font toujours d'une façon qui reste propre au milieu de la recherche universitaire.
Quelle légitimité donner à ce savoir et ces pratiques qui émergent à la frontière de l'action
communautaire et de la démarche scientifique? Dans quelles mesures nos identités respectives sontelles ébranlées par ces collaborations entre université et milieu associatif ? Nos études et nos
interventions participent-elles d'une forme de politisation du développement scientifique et technique ?
Nous comptons poursuivre cette réflexion dans nos futurs programmes de recherche, mais aussi en
posant ces questions à d'autres contextes mettant en relations groupes sociaux et laboratoires de
recherche en sciences sociales.
17
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