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La circulation des savoirs
entre chercheurs en sciences sociales et acteurs associatifs
Anne Goldenberg et Stéphane Couture
Octobre 2008
Quelle posture un chercheur en sciences sociales doit-il adopter pour analyser, comprendre et
rendre compte des groupes engagés socialement? La réflexion que nous allons présenter s'appuie sur un
corpus d'études réalisées par les membres du LabCMO portant sur les pratiques collaboratives dans le
milieu communautaire (associatif) québécois. Parallèlement à une analyse générale de l'appropriation
des outils numériques par le milieu associatif québécois, les pratiques collaboratives de quatre collectifs
ont été spécifiquement étudiées pendant toute une année. Il s'agissait de Communautique, un
organisme engagé dans la lutte pour l'accès et l'appropriation des technologies d'information et de
communication (TIC), Koumbit, un collectif de travailleurs du libre fournissant des services pour le
milieu militant et associatif, le CDÉACF, une association d'alphabétisation et d'éducation aux adultes,
et aux femmes en particulier, et Ile-sans-fil, un groupe de bénévoles impliqué dans la mise en place de
point d'accès au réseau sans fil dans les cafés et lieux publics de l'île de Montréal. Ces recherches ont
donné lieu à la publication d'un ouvrage collectif portant sur les pratiques collaboratives des groupes
communautaires québécois à l'heure du numérique (Proulx, Rueff, Couture, 2008). L'article que nous
présentons ici est inspiré d'un des chapitre de cet ouvrage. Il constitue une réflexion sur les interactions
entre notre laboratoire et les groupes associatifs qui ont émergé avant, toute au long et suite à cette
étude. Notre connaissance empirique des relations entre laboratoire de recherches en sciences sociales
et groupes politisés et innovants en matière de technologie de communication nous porte à croire que
ce que nous avons observé de façon réflexive fait échos à un phénomène plus large d'intrication socio-
techno-scientifique. Cet article a été pensé comme une réflexion sur notre propre démarche de
recherche. En analysant les documents de travail produits par les chercheurs tout au long de leurs
observations, nous avons d'abord dégagé différentes types d'analyses portant sur la relation entre
recherche et groupes associatifs à l'ère numérique. Nous avons également réalisé des entretiens
collectifs et individuels avec les chercheurs de façon à mieux cerner les fondements théoriques et
méthodologiques de leur posture de recherche dans le cadre de l'étude. Deux questions ont émergé, qui
allaient servir de trame à la réflexion portée par cet article :
Les groupes auxquels nous nous sommes intéressés ont-ils influencé nos méthodes de recherche et de
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diffusion? Et réciproquement, la recherche en sciences sociales participe-t-elle à une redéfinition des
pratiques et de l'identité des groupes associatifs?
La première partie du texte présentera les différentes approches qui ont marqué la façon dont nous
avons établi un rapport avec les groupes étudiés. La seconde partie analysera les enjeux politiques et
épistémologiques soulevés par la circulation des savoirs entre acteurs de la recherche et acteurs
associatifs, en particulier dans le contexte actuel de forte prégnance des médiations numériques. Notre
réflexion nous amène à considérer davantage nos pratiques sous la perspective d'une co-construction du
savoir avec le milieu concerné. Ceci est d'autant plus vrai du fait que les groupes associatifs sont de
plus en plus en mesure de participer à la production et à la circulation de savoirs scientifiques et
technologiques. Nous remarquons toutefois que, si notre équipe de recherche fait figure d'intervenant
légitime dans le milieu concerné, elle demeure néanmoins un acteur universitaire qui agit selon des
dynamiques bien différentes des acteurs associatifs. Et vice versa.
1. Scientificité et engagement dans la recherche
1. Les entrevues et l'analyse des documents de travail nous ont permis d'établir que l'équipe alors
active au labCMO était traversée par l'influence de trois postures de recherche. Tout d'abord, un
souci d'objectivité et de neutralité, fidèle aux principes fondateurs de lade la sociologie, ensuite
uneposture critique, liée à une conception politisée mais cependant distanciée du rôle social des
sciences sociales, enfin une posture dite participative, inspirée des pratiques de recherche engagée,
assez typique des travaux réalisés auprès des milieux associatifs et militants. Nous présenterons ces
postures en insistant sur la façon dont ils prennent en compte le souci de scientificité et la nécessité
d'un certain engagement vis-à-vis du milieu étudié. Nous exposerons finalement les points de
convergence et de divergence de ces trois postures ainsi que la façon dont elles questionnent et
nourrissent l'approche choisie par l'équipe.Objectivité et neutralité : deux exigences fondatrices
des sciences sociales
L'exigence d'objectivité d'une part (faits sociaux considérés comme des choses et observation
extérieure à l'objet) et l'aspiration à la neutralité d'autre part (impartialité de l’observateur par rapport à
ce qui est observé) sont définies très tôt dès le fondement des sciences sociales. Cette double aspiration
marquée par le positivisme traverse encore la plupart des recherches en sciences humaines et
sociales aujourd’hui. Alors que la sociologie était une discipline naissante, Durkheim était soucieux
d’en donner des assises « scientifiques ». Il affirme ainsi que « la première règle et la plus
fondamentale est de considérer les faits sociaux comme des choses » (Durkheim 1895). Selon ce père
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de la sociologie, le chercheur doit rompre les liens cognitifs et affectifs qui le relient initialement au
monde, de façon à pouvoir appréhender l'objet d'étude pour lui-même, indépendamment de ce qu'il
suscite en lui. Pour exprimer cette nécessité de rompre avec le sens commun, Bachelard proposera plus
tard la notion de « rupture épistémologique » pour inciter les chercheurs à franchir les obstacles
épistémologiques causés par la naturalisation de la pensée ordinaire et l'absence de remise en question
de ce qui apparaît comme un « donné » (Bachelard 1986). Notons que la remise en question du sens
commun deviendra pour certains sociologues politisés, un mandat en même temps politique : ils
abandonneront les principes de neutralité axiologique pour adopter des postures critiques. Par ailleurs,
l’émergence de l’ethnométhodologie et du tournant pragmatique des années 1980 sera l’occasion pour
d’autres courants de sciences sociales, d’une réhabilitation de la connaissance ordinaire conduisant à
une reconsidération épistémologique de l’idée d’objectivité en sciences.
Un autre fondateur de la sociologie, Max Weber, définira quant à lui les principes d’une
sociologie compréhensive orientée vers l'étude du sens que les acteurs donnent à leurs actions. Si le
sociologue doit étudier les valeurs, Weber insiste pour dire qu'il doit éviter d'y porter un jugement
normatif. Aussi, c'est en prenant soin de décrire son propre « rapport aux valeurs » que le chercheur
pourra construire une « neutralité axiologique » garantissant la scientificité de sa démarche (Weber
1917). Le sociologue insiste toutefois sur le nécessaire processus de sélection d'une partie du réel
suscité par la démarche d’observation. Pour donner sens et organiser ces matériaux d’observation, le
chercheur est amené, à travers ses choix, à formuler implicitement des jugements de valeur. Il doit par
la suite faire preuve d'impartialité en évitant les positions unilatérales. Lee et al. (2005) replacent ces
réflexions de Weber dans le contexte de l'Allemagne de la fin du dix-neuvième siècle plusieurs
chercheurs et historiens avaient pris position en faveur du gouvernement impérial. Constatant les
risques d’étouffement qui menaçaient une pensée plus libérale au sein de l’université, Weber plaida
pour des sciences sociales objectives, c'est-à-dire « libérées de l’obligation de soutenir les objectifs de
l’État » (Lee et al. 2005, p. 7). Cette injonction à la neutralité axiologique constituerait donc à la fois le
moyen de parvenir à une rigueur scientifique et un positionnement social de l’observateur visant à
prendre en compte une pluralité de points de vue.
1.2 Postures critiques
Différentes approches qualifiées de critiques marquent un deuxième horizon d'influence au sein
de notre équipe. Le besoin d'une recherche en sciences sociales politiquement engagée a é tout
particulièrement établi par la tradition dite de l'École de Francfort. D'inspiration marxiste, cette posture
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de recherche est marquée par la distanciation et l'analyse critique des structures et des institutions
étatiques ou industrielles. Dans cette optique, les notions de rationalités instrumentales et techniciennes
sont fortement critiquées ainsi que les mécanismes d'industrialisation de la culture (Horkheimer et
Adorno 2000): il revient à l'intellectuel de penser et d'élaborer les conditions de la critique. La tradition
de Francfort a été reprise par plusieurs générations de chercheurs, en particulier Habermas, pour qui la
rationalité critique peut émerger de l'interaction entre les membres d'une communauté (Habermas
1987). Il reconnaît ainsi aux acteurs la possibilité de développer une posture critique, sous certaines
conditions (présence d'un espace public, lettrisme, accès à l'information...) Plus récemment, et en
s'inspirant d'Habermas, Honneth (2000) a proposé un modèle de la lutte pour la reconnaissance qui
soutient que « c’est seulement lorsque les personnes sont effectivement reconnues [...] qu’elles peuvent
développer un rapport pratique à elles-mêmes nourri des qualités positives de l’autoréalisation » (p.
20).
Les réflexions de Bourdieu ont également eu une forte influence dans certaines de nos études.
D'inspiration marxiste, Bourdieu interroge les traditions sociales et les institutions qui les supportent et
les reproduisent, avec un souci de justice et de libération des groupes sociaux les plus dominés par ces
structures. En analysant les logiques d'action des structures dominantes, cette sociologie insiste sur une
division nette entre pratique scientifique et pratique sociale, tout en proposant de mettre cette première
au service de la seconde, en l'éclairant. Comme dans la tradition de Francfort, l'engagement chez
Bourdieu consiste donc à révéler (et éventuellement, vulgariser, nous le verrons dans la seconde partie),
ce qui se trame dans le social. La dimension critique chez Bourdieu est donc généralement assimilée à
la notion de rupture épistémologique, car elle suppose l'existence d'une séparation claire entre savoir
scientifique et sens commun.
1.3 Postures participatives et sociologie pragmatique
Plusieurs approches ont tenté d'associer l'analyse sociologique à la transformation de la réalité
étudiée en plaçant l'intervention au coeur du dispositif de recherche. L'intervention y est soit
appréhendée comme une modalité d'enquête permettant de comprendre le processus de transformation
soit, à la limite, la finalité même du processus, la recherche étant plutôt appréhendée comme moyen
d'action. Dans le cadre de l'étude des mouvements sociaux et des pratiques militantes, Touraine a
développé une méthode qui rend compte de l'engagement vis-à-vis du milieu étudié. L'intervention
sociologique, le nom de la méthode, favorise à la fois le développement et l'étude du mouvement en
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stimulant la réflexivité des militants quant à leur propre pratique. Le rôle du chercheur consiste à faire
apparaître ce qu'il y a de plus contestataire au sein d'un mouvement sans toutefois s'identifier au groupe
particulier avec lequel il travaille, en maintenant une forme de tension. « La tension entre le groupe et
le chercheur est un élément important de la vie du groupe : sans elle, l'analyse serait beaucoup plus
difficile et peut-être même impossible » (Touraine 1978, p. 236). Chez Touraine, on retrouve donc
encore la nécessité d'une rupture qui marquerait une distinction entre connaissance scientifique et
connaissance commune, mais ici l'engagement et la solidarité sont mis en valeur. Plus engagée dans la
rupture des frontières entre connaissance scientifique et connaissance pratique, la recherche-action a été
fondée dans les années 1940 avec l'idée que recherche et action pouvaient être rassemblées en une
même activité d'expérimentation (Lewin 1948). La recherche devient alors une action délibérée de
transformation de la réalité ainsi que l'étude de cette transformation. Plus récemment, le brésilien Paolo
Freire a significativement contribué à cette approche en veloppant une Pédagogie des opprimées
(1980) il amenait les gens à prendre conscience de leur oppression et à réaliser un processus
permanent d'action culturelle. La recherche-action est aujourd'hui fréquemment utilisée par et auprès
des groupes associatifs qui y voient un moyen de réaliser des études concernant leurs propres besoins.
Ces approches rejoignent à notre avis la sociologie pragmatique dans leurs conceptions de la
connaissance en reconnaissant aux groupes sociaux la capacité de formuler une critique sociale et en
rejetant l'idée d'une rupture épistémologique nécessaire à la production de la connaissance (Boltanski et
Thévenot, 1991). Plutôt que de s'intéresser aux poids des structures, les sociologues pragmatistes
s'intéressent au sens commun, à ce que les gens disent de ce qu’ils font. C'est dans cet esprit que
Boltanski s'est détaché de la sociologie critique de Bourdieu pour proposer plutôt une sociologie de la
critique, qu'il définit comme « l'instrument pour analyser les opérations qu'accomplissent les acteurs
lorsque, se livrant à la critique, ils doivent justifier les critiques qu'ils avancent, mais aussi lorsqu'ils se
justifient face à la critique ou collaborent dans la recherche d'un accord justifié » (Boltanski 1990,
p.124). Cette approche considère que les acteurs sont à même d'expliquer leurs motivations et de
formuler une critique sociale. Dans cette perspective, le travail du sociologue se situe au second plan de
la proposition d'une critique : il consiste à susciter une réflexivité parmi les acteurs afin de les faire
eux-mêmes formuler ce en quoi consiste le monde social qui les entoure. La sociologie de style
pragmatique cherche plus spécifiquement à éclairer ce que les acteurs disent de leurs pratiques,
comment ils les comprennent, autorisant ainsi l'hétérogénéité des discours et une compréhension
réflexive du social (Nachi 2006).
Le tableau 10.1 résume les trois postures que nous avons présentées en exposant ce qui les distingue
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