JEUDI SAINT 2012 Le Jassonneix « La nuit même où il était livré, Jésus prit du pain ». Ce soir, nous entrons dans la nuit de la Passion : nuit d’angoisse au jardin de Gethsémani, nuit de solitude où Jésus est abandonné par les siens, nuit où Juda trahit et livre l’Innocent, nuit où Pierre renie le Maître. Ténèbres du Vendredi Saint, nuit du tombeau. Cette « nuit même où il était livré, Jésus prit du pain ». On était à la veille de la Pâque juive. Jésus avait envoyé ses disciples faire les préparatifs du repas pascal. La grande fête juive de la Pâque les unissait avec leur peuple dans la mémoire d’une même histoire. Ce repas pascal était un pacte d’alliance, un acte de communion avec Dieu. Dieu hier les avait libérés de l’esclavage en terre d’Egypte. Il les avait rassemblés pour être son peuple particulier. En cette fête de Pâques, la joie était grande. L’espérance aussi. Celui qui autrefois avait libéré, pouvait encore donner le salut et la liberté. « Ce jour-là sera pour vous un mémorial, lisait-on au livre de l’Exode. Vous en ferez pour le Seigneur une fête de pèlerinage. C’est une loi perpétuelle : d’âge en âge vous la fêterez ». « La nuit même où il était livré, le Seigneur Jésus prit du pain, puis, ayant rendu grâce, il le rompit et dit : ceci est mon corps, qui est pour vous. Faites cela en mémoire de moi ». Ici, quelque chose d’autre commence, une réalité nouvelle est en train de naître, par la volonté de Jésus. Un nouveau peuple est appelé à vivre, à partir d’une mémoire commune, vivante, la mémoire du Seigneur Jésus : « faites cela en mémoire de moi ». Saint Paul qui écrit cette page nous rappelle la parole même de Jésus : un ordre venu de Lui : « faites cela ». Le narrateur s’efface. Ce n’est pas lui qui parle. Il insiste : « Je vous ai transmis ce que j’ai reçu de la Tradition qui vient du Seigneur… Chaque fois que vous mangez ce pain et que vous buvez à cette coupe, vous proclamez la mort du Seigneur, jusqu’à ce qu’il vienne ». Depuis ce temps, jamais l’Eglise n’a cessé de prendre le pain, de boire à la coupe et de proclamer la mort et la résurrection du Seigneur, dans l’espérance de sa venue. Le repas du Seigneur est devenu ainsi le cœur qui fait vivre l’Eglise, son centre permanent et tout proche. Quand chacun d’entre nous vient à cette table, il fait le voyage au centre de l’Eglise. Là l’Eglise est communion au même Seigneur. Là nous sommes rendus participants de sa vie. Là l’Esprit Saint nous brûle et nous sanctifie. Là l’Eglise devient sacrement du Royaume de Dieu. Là le ciel descend sur la terre. Là, pour un bref moment, nous touchons à ce qui est tout autre, à ce pour quoi la vie vaut la peine d’être vécue, à ce vers quoi tendent nos cœurs et toutes choses. Si le cœur de l’Eglise est là quand nous mangeons à la Table du Seigneur, comment se fait-il donc que dans l’évangile selon Saint Jean, on ne trouve pas trace des paroles de Jésus sur le pain et sur la coupe ? Que signifie ce silence ? Pourquoi, en lieu et place de ces paroles, un autre récit ? Ce soir-là, au cours de ce repas, Jésus « prend un linge qu’il se noue à la ceinture, il verse de l’eau dans un bassin, il se met à laver les pieds des disciples et à les essuyer ». Pour les disciples, le geste est choquant, incompréhensible. Pour Jésus, il annonce déjà l’humiliation toute proche du procès, du supplice et de la mort. Il révèle l’attitude profonde de son existence. Il manifeste la signification de sa mort imminente. Elle sera un acte de liberté et d’amour, exprimant l’amour sans mesure de Dieu lui-même. Lui, le Seigneur et le Maître se fait serviteur. Lui, le Maître de la vie, livre sa vie. Et pour finir, en sa personne, Dieu se fait le serviteur de l’homme. On comprend pourquoi Saint Jean a pu nous dire : Dieu est amour. Et voilà que Jésus confie ce geste aux disciples. Il en fait un geste également fondateur pour l’Eglise. Un geste inoubliable, qui appartiendra lui aussi à la mémoire du nouveau peuple de Dieu. Il sera comme une réserve toujours disponible pour les folles aventures de la sainteté à toutes les époques. « Si je vous ai lavé les pieds, moi, le Seigneur et le Maître, vous aussi vous devez vous laver les pieds les uns aux autres. Je vous ai donné l’exemple pour que vous agissiez comme j’ai agi envers vous… ». Cela ressemble étrangement au « Faites cela en mémoire de moi ». L’ordre du Seigneur ne viserait-il pas justement l’un et l’autre geste ? La Tradition qui vient de lui ne serait-elle pas à la fois le Repas eucharistique et l’humble service du frère en Christ et même du frère en humanité, quel qu’il soit ? Il faut le dire. L’un et l’autre geste ne sont vrais qu’à être posés ensemble. Isolé, le Repas du Seigneur peut devenir ritualisme. Isolé, le service du frère peut devenir cause humanitaire sans foi. L’un appelle l’autre. L’un vérifie la qualité de l’autre. Les deux gestes sont à tenir ensemble, en mémoire du Seigneur. Au milieu de nous, quelques uns ont été ordonnés pour exercer le ministère d’évêque, de prêtre ou de diacre. Notre service et notre joie, c’est de faire que tous dans l’Eglise nous tenions en éveil la mémoire du Seigneur, en venant à ce Repas, en nous engageant au service de nos frères. Notre conversion, à nous ministres, c’est d’accomplir notre charge à l’exemple de Celui qui s’est fait Serviteur. Notre espérance et notre prière, c’est que « l’Esprit de Dieu suscite aujourd’hui dans l’Eglise les prêtres dont le monde a besoin, pour servir à la prière et à l’eucharistie, et pour annoncer l’Evangile du Christ ».