Ces entreprises qui tuent à petit feu Un cancer sur dix chez les hommes serait d’origine professionnelle. Malade, un ex-employé du CERN témoigne. A Paris, des milliers de victimes de l’amiante manifestent. En Suisse, le syndicat Unia dénonce. Genève a lancé une expertise de tous les bâtiments construits avant 1991. Dont... la cathédrale! FLORENCE NOËL Publié le 17 octobre 2005 En quinze ans passés au Cern à Genève, Pierre Allemann en a vu des vertes et des pas mûres. Des choses «pas très catholiques». Pendant longtemps, cet ancien agent de radioprotection n'a rien su. Jusqu'à ce terrible jour de 1994, où la sentence tombe comme une hache : cancer broncho-pulmonaire dû à une exposition prolongée à l'amiante. Les médecins ne lui donnent pas plus de deux mois à vivre. Onze ans plus tard, Pierre Allemann est toujours debout. Très affaibli. A 59 ans, le seul poumon qui lui reste est bardé de petits trous. C'est la raison pour laquelle il entamera dès novembre prochain son énième séjour à l'hôpital. «Les médecins me disent que je peux mourir subitement, d'un instant à l'autre. Ce n'est pas grave. Tout ce que je veux aujourd'hui, c'est raconter mon histoire pour que cela ne se reproduise plus jamais.» Méconnaissance Son ton n'est pas révolté. Mais l'amertume transpire. «Comment voulez-vous que je me sente? On m'a pris ma vie.» Pierre Allemann fait partie de cette catégorie de travailleurs que l'on nomme pudiquement les cancers d'origine professionnelle. Poussières de bois, produits chimiques, pesticides, benzène, huiles minérales, autant de substances présentes dans le monde du travail qui peuvent provoquer des cancers. Selon une récente étude de l'Institut national de la santé et de la recherche médicale français (Inserm), un cancer sur dix atteignant la population masculine serait d'origine professionnelle. Les plus touchés? Les ouvriers. Selon la Fédération nationale des accidentés de la vie, un cancer sur cinq dans cette catégorie est lié au monde du travail. Chaque année, environ 20 000 nouveaux cas sont recensés. A lui seul, l'amiante provoque 3000 décès chaque année en France. Des substances dangereuses, l'ancien employé de la société Metareg qui, à l'époque, détachait ses collaborateurs au Cern, en a manipulé des quantités invraisemblables. «Mon travail consistait à réceptionner des centaines de tonnes de déchets radioactifs. Je les triais, les découpais au chalumeau et les stockais. Tout ça sans équipement particulier. Et j'étais bien sûr entouré d'amiante», explique Pierre Allemann. Lorsqu'il apprend qu'il a un cancer, sa société le met à la porte. Commence alors un long combat juridique. Plaintes, grève de la faim, procès, recours à répétition. En onze ans, Pierre Allemann a réussi à faire reconnaître que son cancer est bien d'origine professionnelle. Les indemnités, en revanche, tardent à venir. Pas étonnant: en France, en 1999, seules 10 victimes ont obtenu réparation devant le régime de la Sécurité sociale. Jusqu'au bout Le malade tente alors de se retourner contre le Cern. Difficile: l'homme n'a jamais officiellement été employé par l'organisme. «En dix ans, j'ai vu mourir un grand nombre de mes collègues de travail. J'ai toutes les preuves, mais le Cern affirme que je suis un menteur. Curieusement, ils ne m'ont jamais attaqué pour diffamation. Plus d'une fois, j'ai demandé une confrontation, un débat afin que l'on parle des problèmes d'amiante et des substances toxiques qui menacent toujours la santé du personnel du site genevois. Etrangement, on ne me répond pas», affirme-t-il. Très vite, la position de Pierre Allemann devient intenable. «A l'époque, j'habitais dans le pays de Gex. Dès que l'on a su que je commençais à parler, les gens changeaient de trottoir en me voyant. On m'a même menacé. Il ne fait pas bon dire que le Cern rend malade.» Atteint dans sa chair et dans son âme, cet homme courageux se battra jusqu'au bout pour sa vérité. «Je ne me fais pas de souci pour moi. Je m'en fais pour tous ces jeunes qui travaillent sur le site du Cern et qui risquent le pire. Je m'inquiète aussi pour mes enfants. Ma fille cadette a 16 ans. Elle ne supporte plus de me voir dans cet état», souffle-t-il. Aujourd'hui, Pierre Allemann a déménagé dans le sud-ouest de la France. «Ici, je reprends des forces. Je suis toujours en vie, c'est le principal. Mais je ne baisserai jamais les bras. En racontant ma vie, je ne fais que mon devoir.» Edipresse Publications SA, tous droits de reproduction et de diffusion réservés.