Le 3 février 2011 LES PARADOXES DE L`IRAN d`après la

publicité
Le 3 février 2011
LES PARADOXES DE L’IRAN
d’après la conférence de Leila Anvar, maître de conférences en langues orientales et littérature persane à
l’INALCO.
Dans un contexte de regain d’agitation et à la veille du 32e anniversaire de la révolution en Iran, ce pays
intrigue et inquiète l’Occident. Si au départ, en 1979, l’abolition de la monarchie avait été accueillie avec un
immense espoir, la réélection douteuse du président Ahmadinejad en juin 2009 et l’instauration du pouvoir
absolu entre les mains du Guide Suprême (Khamenei) instaurant une véritable théocratie, préoccupent fortement
les observateurs. C’est aussi la raison pour laquelle les Iraniens sont passés maîtres dans l’art de la transgression
tout en restant fidèles à l’héritage national musulman.
Le pays semble marqué par de lourdes menaces mais il est également porteur de grands espoirs. En effet, de
l’Antiquité à nos jours, ce pays a été marqué par la richesse de sa culture : sa sublime poésie persane, sa
musique, ses beautés qui cadrent mal avec le visage du président actuel ! Comment les fondamentaux se
retrouvent-ils porteurs de cette complexité et de ces paradoxes et forgent-ils l’identité iranienne aujourd’hui ?
L’opinion publique est souvent mal informée et réduit l’Iran à son gouvernement et à des images de violence.
La réalité n’est pas aussi réductible. L’Iran se démarque de ses voisins musulmans et sait concilier
l’inconciliable.
I/ La dualité iranienne
Les Occidentaux sont frappés de voir comme les Iraniens se tournent délibérément vers l’avenir en
construisant des villes et des infrastructures modernes. Ils témoignent également d’une certaine liberté de mœurs
dans les lieux publics pour faire un pied de nez à la loi. Mais cette réalité apparente n’est qu’une facette de la
dualité profonde du pays.
A/ Une culture à double face
De nombreux domaines sont marqués par des origines complexes :
- la langue est porteuse d’un double rythme dans sa musique : lumineux et ténébreux, et, dans ses origines :
d’abord indo-européenne puis arabe par l’assimilation de l’alphabet et de nombreux mots depuis le IXe siècle ;
Les paradoxes de l’Iran
-1-
- les inventions religieuses sont aussi marquées par cette dualité : le zoroastrisme développé depuis le VIIe
avant JC et devenu religion officielle avant la conquête arabe, est une tentative d’organiser le monde pour faire
triompher le bien du mal. Le manichéisme, né en Perse au IIIe siècle après JC, est également une doctrine basée
sur l’idée que l’univers est divisé entre le royaume des ténèbres et celui de la lumière, le bien et le mal.
L’homme doit renoncer au matériel pour fuir les ténèbres et accéder à la lumière. Le chiisme apparu au VIIe
siècle après JC, est une religion de l’apparent et du réel et ses adeptes peuvent cacher leur appartenance s’ils se
sentent menacés. Cette attitude se répercute dans les arts, notamment le cinéma (le cinéaste Kiarostami sait bien
rendre le visible et l’invisible) ;
- le comportement des Iraniens est lui-même marqué par une certaine schizophrénie : il existe chez chacun
d’entre eux une identité privée et une identité publique. Alors que la police des mœurs impose un code à
l’extérieur, les Iraniens se défoulent à l’intérieur dans les soirées privées (utilisation de la drogue, de l’alcool…).
B/ Des contradictions inscrites dans la géographie iranienne
L’Iran est entourée de nombreux voisins (une quinzaine si l’on compte ceux accessibles par voie
maritime comme l’Arabie Saoudite ou Oman). Tous sont de confession sunnite et l’on peut comprendre que
l’Iran se sente submergée et qu’elle les considère comme des ennemis héréditaires. C’est pourquoi elle mène
une guerre d’influence avec ses voisins surtout depuis que les Etats-Unis ont recommandé de débaptiser le golfe
Persique pour l’appeler golfe Arabique. Très présomptueux de leur force, les Iraniens, habiles en informatique,
ont réussi à bloquer cette appellation sur Google !
L’Iran est une terre de contrastes, grande comme trois fois la France, composée d’un plateau central
(d’environ 800 m d’altitude) entouré de montagnes qui culminent à plus de 4000 m. Des plaines étroites et
humides composent le nord-ouest en bordure de la mer Caspienne. A la frontière irakienne, se trouvent les zones
pétrolifères stratégiques. Le centre est souvent appelé le « Grand lac salé » mais l’Iran ne manque pas vraiment
d’eau : le système d’irrigation, très ancien, a consisté à collecter l’eau descendue des montagnes dans des
aqueducs (qanâts) pour arroser les plaines arides. Cela a permis l’aménagement d’oasis très prospères avec des
jardins extraordinaires comme à Yazd. L’eau est une richesse que les Iraniens vendent au prix du pétrole et qui
constitue un véritable pari pour l’avenir. Mais les conditions physiques ne constituent pas les seuls paradoxes.
II/ L’évolution de la démographie, reflet des contrastes internes
La population iranienne présente des spécificités particulières.
A/ Un pays multiethnique
Le pays comporte aujourd’hui 67 millions d’habitants qui parlent une multitude de langues. A Téhéran, 60% de
la population est bilingue, parlant le persan et souvent le turc (notamment dans la région iranienne
d’Azerbaïdjan). La turquicité est une histoire ancienne, liée à de nombreuses dynasties qui se sont succédé :
Seldjoukides, Safavides, Kadjars, Pahlavi. La diversité linguistique explique l’intérêt des Iraniens pour l’étude
des langues.
B/ Une grande diversité religieuse
L’immense majorité des Iraniens est chiite mais il existe d’autres religions très minoritaires à l’intérieur du
pays : Sunnites, Chrétiens, Juifs, et 45 000 Zoroastriens, qui ont la liberté de culte mais qui subissent des
discriminations considérables, sont exclus de certaines fonctions officielles comme la magistrature, tout en étant
représentés au Parlement. Une autre communauté, les « Baha’is » (environ 300 000) sont mis à l’écart, privés
de droits civils et considérés comme apostats.
Les paradoxes de l’Iran
-2-
C/ Un pays jeune et éduqué
Le profil de la pyramide des âges permet d’espérer en l’avenir de l’Iran et en sa jeunesse. En effet la majorité de
la population a de 19 à 30 ans. C’est eux qui exercent la pression démocratique puisqu’ils n’ont connu que la
république islamique et non la monarchie. Le mouvement vert est islamique car il ne veut pas renverser la
république, ne condamnant que les excès du régime et la réélection frauduleuse de son président, sans vouloir
adopter le modèle occidental.
L’Iran a parfaitement réussi sa transition démographique avec un indice de fécondité tombé à 2,1 (comme en
France), un taux de mortalité très faible de 5,7 ‰ grâce à une bonne médecine. Les Iraniens qui seront environ
80 millions en 2050 connaissent une urbanisation massive et maîtrisée à l’inverse des pays voisins restés très
ruraux.
Avec un taux d’alphabétisation de plus de 80% et une durée moyenne de scolarisation de 12 ans, l’Iran se
démarque aussi de ses voisins. La tradition d’éducation est très ancienne, même pour les femmes qui ont
bénéficié des premières écoles dès les années 30 et, dans bien des familles, l’éducation était déjà assurée à
l’époque médiévale.
III. Le rôle emblématique des femmes
A/ Une place difficile dans la société
Les femmes concentrent en effet tous les paradoxes de l’Iran. Elles sont exclues de certaines fonctions
comme la magistrature, mais peuvent étudier la théologie et mener la prière publique du vendredi. Cependant,
elles jouent un rôle important dans les associations pour la défense des Droits de l’Homme (en faveur des
femmes et des enfants). Les meilleurs écrivains sont souvent aussi des femmes au point que des hommes
prennent des noms de femme pour mieux se vendre (Yasmina Kadra). Elles sont également avocats dans les
tribunaux islamiques ou médecins. Mais il existe un écart important entre la loi et les faits car leur témoignage
compte deux fois moins et elles héritent deux fois moins, apparaissant comme des citoyens de deuxième zone !
B/ Leur résistancialisme
Les femmes sont capables de toutes les ruses pour s’affirmer, notamment de ruses vestimentaires : port de voiles
plus ou moins transparents très élégants, utilisation excessive du rouge à lèvres. L’oppression les a galvanisées,
en dépit de la menace de la brigade des mœurs. Elles ont pris des responsabilités durant la guerre Iran-Irak et le
régime est aujourd’hui pris au piège : leur haut niveau d’éducation les amène à une remise en cause du régime
autoritaire. Elles sont donc un maillon essentiel pour accéder à un régime libéral qui reste très hypothétique.
IV. Le paradoxe politique
A/ les principes fondamentaux du chiisme
L’Iran est également marqué par des spécificités politiques très différentes de ses voisins. En 1979, la plus
vieille monarchie du monde depuis Cyrus fut renversée par le petit peuple et les grands intellectuels. La
population souhaitait mettre en place un Islam moderne et non un modèle occidental. Un référendum approuva
la république islamique à 90%. Le chiisme, minoritaire dans l’ensemble du monde musulman, représente une
contestation d’ordre spirituel et politique qui refuse l’autorité centrale du calife. Il est porteur de valeurs de
liberté de conscience et du droit d’interpréter le Coran avec raison pour l’adapter aux circonstances historiques,
à l’inverse du sunnisme ou du salafisme. En ce sens, il apparaît comme une religion assez malléable, ce qui
n’exclut pas les luttes internes entre les différentes interprétations du Coran car l’individu peut se choisir un
Les paradoxes de l’Iran
-3-
modèle d’ayatollah. Cette liberté potentielle n’est plus suivie dans l’Iran d’aujourd’hui, car ce principe d’origine
obligeait le clergé à ne pas faire de politique, en référence au douzième Imam occulté (chiisme duodécimain).
B/ Le chiisme actuel
En 1979, Khomeiny a mis en place une ère nouvelle créant le règne de « celui qui sait » : lui, le Guide. Mais
cette affirmation est jugée contraire à la pensée même du chiisme, par d’autres ayatollahs. L’ennemi vient donc
de l’intérieur et l’on comprend que de nombreux membres du clergé soient aujourd’hui en prison. Pour eux, le
chiisme ne devrait être que la religion de l’intériorité et de la spiritualité.
La constitution actuelle est faite de pouvoirs et de contre-pouvoirs qui en font un modèle de surveillance
mutuelle. Le président doit être validé par l’assemblée des experts, et beaucoup de lois sont également bloquées
par eux. Seul le Guide Suprême (Khamenei) est au-dessus de tout, non surveillé. Le modèle n’est donc pas
démocratique, même si le président est élu.
C/ Splendeurs et misères de cette civilisation
Le passé de l’Iran est assumé par le pouvoir islamique, qui n’a jamais été tenté par l’envie de détruire la
civilisation ancienne (Persépolis), comme en Afghanistan. La république islamique se doit d’assumer ce passé
de tolérance. L’architecture, la poésie, la musique et la littérature sont nées du mariage de l’Iran antique et de
l’Islam.
Parallèlement, la réalité quotidienne est faite de difficultés : une économie exsangue, une inflation galopante, la
pénurie et la pauvreté. La corruption est généralisée et l’économie informelle est la norme. Ainsi, il n’y a pas
d’impôts levés régulièrement car la plupart des paiements se font en espèces. Cependant, il existe une richesse
potentielle en minerais et en pétrole. Mais où va l’argent de ce dernier ? Le revenu moyen de l’Iranien est de
3600 € par an. Les subventions de l’Etat, de 4000 dollars par an et par famille, devraient être supprimées, avec
un risque grave de mécontentement car on continue parallèlement à entretenir une armée de miliciens à 300
dollars/mois, qui tiennent le pays d’une main de fer.
CONCLUSION
Ce pays, jamais colonisé, a cependant connu la présence américaine qui a empêché la nationalisation du pétrole
voulue par Mossadegh dans les années 50. Cela a peut être été le malheur du pays. La transition économique
doit être accompagnée d’une transition politique car le pouvoir fait peur. L’histoire de l’Iran a été tourmentée
avec ses désespoirs et ses utopies. Il reste une culture fascinante, faite de charmes et aussi de paradoxes, pays
de « la rose et du rossignol » selon le poète Rûmi qui écrit :
« Montre ton visage car les roseraies et les jasmins sont ce que je désire,
Ouvre la bouche car le sucre abondant est ce que je désire.
O Soleil de toutes les bontés,
sors un instant des nuages
car la lumière éclatante du soleil radieux est ce que désire. »
Les paradoxes de l’Iran
-4-
Téléchargement