Maurice N. Marchon Professeur titulaire HEC Montréal Paru dans la Revue commerce de juin 2007 sous le titre de «L’échangisme» On ne se tire pas dans le pied ! Nous ne croyons pas que les États-Unis succomberont à la tentation du protectionnisme parce qu’une telle avenue est contraire aux intérêts de la grande majorité des Américains. Il est vrai que l’aile gauche de la majorité démocrate au Congrès pourrait être tenté de faire croire aux électeurs que le protectionnisme est la solution à la stagnation de leur pouvoir d’achat et à la fermeture d’usines dans certaines régions du pays. Toutefois, ce raisonnement ne tient pas la route puisque l’économie mondiale a connu un taux d’expansion rapide au cours des dernières années précisément en raison de l’intensification des échanges internationaux. Selon les estimations du FMI, le commerce international représentera 31,1 % du PIB mondial en 2007 comparativement à 24,2% en 2002. L’intégration des pays émergents à l’économie mondiale n’est possible qu’avec l’intensification des échanges et une division internationale accrue du travail. Même si les Américains importent davantage de biens et de services (16,6 % du PIB au 4e trimestre de 2006) qu’ils en exportent (11,3 % du PIB), pas moins de 5,2 millions d’emplois dépendaient des exportations manufacturières en 2002 selon les estimations disponibles du département du commerce et de l’industrie des États-Unis. Par ailleurs, par le truchement des importations, les Américains bénéficient de biens importés de meilleure qualité et à meilleur marché. Alors, pourquoi le Congrès américain serait-il tenté de voter en faveur de mesures protectionnistes? De janvier 2002 à janvier 2007, le salaire réel des travailleurs du secteur privé payés à l’heure n’a augmenté que de 1,4 % comparativement à 7,9 % au cours des cinq années précédentes alors qu’au cours de la même période, les gains de productivité du secteur des entreprises ont été respectivement de 16,2 % et de 15,3 %. Les travailleurs estiment donc qu’ils n’ont pas obtenu leur juste part des gains de productivité sous forment d’augmentations salariales. Ce malaise est naturellement plus aigu dans le secteur manufacturier qui a perdu 10 % de ses travailleurs (1,478 millions de travailleurs) de janvier 2002 à janvier 2007. Leur salaire réel a même diminué de 1,2 % comparativement à une modeste augmentation de 4,1 % au cours des cinq années précédentes. Le déclin relatif des emplois du secteur manufacturier n’est toutefois pas nouveau puisqu’ils représentaient 32,6 % des emplois en 1960, 20,7 % en 1980, 13,1 % en 2000 pour finalement tomber à 10,3 % en janvier 2007. La création d’emplois est de plus en plus concentrée dans le secteur tertiaire des services où leur part est passée de 64,7 % en 1960 à 83,6 % en janvier 2007. Certains analystes prétendent que la part du revenu national revenant aux travailleurs est tombée à des niveaux inégalés au cours des dernières années. Cet argument est fallacieux puisque s’il est vrai que la compensation totale des employés s’élevait à 64 % du revenu national en 2006 comparativement à une moyenne de 66,2 % en 2001, elle n’est pas très éloignée de la moyenne des années 1960 à 2006 qui s’établit à 64,9 %. Toutefois, il est vrai que l’intégration rapide des grands pays émergents (BRIC = Brésil, Russie, Inde et Chine) exerce des pressions à la baisse sur la rémunération des travailleurs des pays industrialisés. En effet, ces pays viennent en quelque sorte doubler l’offre globale de travailleurs avec des salaires très compétitifs. Il faut donc s’attendre à ce que l’arbitrage international du travail vienne modérer les augmentations salariales des travailleurs des pays industrialisés qui se trouvent dans des emplois exigeant les mêmes gammes de qualification. Quant à l’augmentation des profits en pourcentage du PIB, qui est passée de 7,9 % du revenu national en 2001 à 15,5 % en 2006, une partie de cette augmentation de 7,6 % (15,5 % moins 7,9 %) provient d’une diminution de 1,9 % de paiements nets d’intérêts. Ce sont donc les personnes dont le revenu provient du paiement des intérêts, notamment de nombreux retraités, qui ont été les grands perdants. Par ailleurs, on oublie trop souvent que la très grande majorité des personnes employées bénéficient indirectement de l’augmentation des profits des entreprises. Comment ? Par le truchement de leur participation au fond de pension de leur employeur et/ou par l’appréciation des actifs financiers qu’ils détiennent. En effet, de janvier 2002 à janvier 2007, l’indice de rendement total de l’indice S&P 500 s’est apprécié de 37 % en valeur nominale ou de 21 % en valeur réelle, c’est-à-dire corrigé pour tenir compte de l’inflation. Il serait également faux de croire qu’une façon efficace de réduire le déficit commercial annuel de 230 milliards de dollars que les États-Unis ont accumulé avec la Chine en 2006 serait d’imposer des tarifs sur les biens importés en provenance de ce pays pour contrer la sous-évaluation de la monnaie chinoise. Les intérêts des deux pays seraient beaucoup mieux préservés par une réévaluation graduelle de la monnaie chinoise, sans oublier qu’entre-temps, les Américains jouissent de biens importés à bon marché tout en réduisant les pressions inflationnistes provenant de l’augmentation du prix du pétrole. Finalement, nous prévoyons que la poursuite du cycle d’expansion entraînera une création d’emplois suffisante pour maintenir l’économie près du plein-emploi. Cela permettra aux politiciens Américains de ne pas tomber dans le piège du protectionniste où tout le monde est perdant à court et à long terme. Tous les pays qui, dans l’histoire économique, se sont repliés sur eux-mêmes ont vu le niveau de vie de leur population décliner. Il est toujours très douloureux de se tirer dans le pied!