« Introduction », Paroles d’en haut, p. 7-23 DOI : 10.15122/isbn.978-2-8124-4813-3.p.0007 La diffusion ou la divulgation de ce document et de son contenu via Internet ou tout autre moyen de communication ne sont pas autorisées hormis dans un cadre privé. © 2015. Classiques Garnier, Paris. Reproduction et traduction, même partielles, interdites. Tous droits réservés pour tous les pays. INTRODUCTION À l’heure d’une démultiplication frappante des paroles politiques – petites phrases, discours ou tweet relayés et diffractés à l’envi par le biais d’internet et des différents médias –, une plongée historienne dans ces paroles relève, à bien des égards, de l­ ’entreprise citoyenne. Elle ­s’impose d ­ ’autant plus que ces paroles cristallisent a­ ujourd’hui une curiosité fascinée (pour les grands discours ou pour leurs auteurs, ces « plumes » longtemps dans ­l’ombre) autant q­ u’une indifférence désabusée (pour une parole politique réduite à la « langue de bois »), révélatrices, pour certains, de la crise de c­ onfiance que traversent nos démocraties. Jeter une lumière autre sur ces paroles omniprésentes, tel était le pari du colloque organisé à l­’Université d­ ’Orléans et au Sénat les 6 et 7 décembre 2012. Pour cela, l­ ’inscription dans le temps long s­ ’est imposée, autant q­ u’une définition large de l­ ’objet : non pas les seuls discours politiques, ces interventions cadrées et normées émanant du Prince, mais bien les « paroles ­d’en haut », ces mots par lesquels les pouvoirs, ­qu’ils soient religieux, administratifs ou politiques, ­s’adressent à leurs interlocuteurs. Cet « en haut » ne doit pas tromper pour autant : ­l’expression situe la source de ces paroles, mais ne les y cantonne pas. Nul cloisonnement, nulle opposition schématique entre le monde « ­d’en haut » et le monde « ­d’en bas », dans ce travail qui vise, bien au ­contraire, à rendre les dynamiques qui entourent ces paroles et à cerner la rencontre qui se joue, par le biais des mots mais aussi par-delà, entre les pouvoirs et ceux auxquels ils s­ ’adressent. Aussi le cheminement se fait-il des formes de ces paroles à leur réception, en passant par leur fabrication et leur mise en scène. Lui seul permet de cerner les processus par lesquels une parole se ­construit, se façonne dans, et pour, un espace public ; lui seul permet de cerner les modalités par lesquelles les individus interprètent et reconstruisent les paroles qui leur sont offertes. Il ne le pouvait, cependant, à nos yeux, ­qu’en mobilisant plusieurs disciplines, aussi les approches historiennes se mêlent-elles aux approches linguistiques et © 2015. Classiques Garnier. Reproduction et diffusion interdites. 8 PAROLES D ­ ’EN HAUT littéraires. Il ne le pouvait également q ­ u’en c­ onfrontant les regards : ceux des chercheurs avec ceux des analystes et des praticiens. Aussi place a-t-elle été faite aux journalistes, plumes et anciens ministres qui, tour à tour, ont écrit, prononcé et décrypté ces « paroles d ­ ’en haut ». ­C’est ainsi ­qu’ont été organisées deux tables rondes animées par Jean Garrigues, ­l’une faisant dialoguer Chantal Jouanno et Jean-Pierre Sueur autour de la fabrication-gestation des Paroles ­d’en haut, ­l’autre réunissant Roland Cayrol et Christine Albanel autour des questions de réception et ­d’impact de ces paroles. La mise en écho des interventions révèle ainsi toute la densité de ce qui se joue dans le « laboratoire » des pouvoirs, en même temps que ­l’ampleur de ce qui leur échappe et qui touche, en profondeur, aux processus de politisation. Elle rend ainsi, à chacun, ces « paroles ­d’en haut », dans un pays où « tout Français est gros mangeur de paroles autant que de pain. Mais tous ne mangent pas le même pain. Il y a une parole de luxe pour les palais délicats, et une plus nourrissante pour les gueules affamées1 ». En 2002, un Premier ministre se réclamant de la province évoquait son souci de prendre en ­considération la « France d­ ’en bas2 » qui venait ­d’exprimer son exaspération en un premier tour ravageur des élections présidentielles, un 21 avril. Paradoxe, ce porte-parole du pays profond est lui-même un pur produit des élites traditionnelles françaises3, fils de ministre, ancien président de région, mais aussi ancien directeur du marketing ­d’une grande entreprise privée. Une décennie plus tard, la question de la fracture des élites financières, administratives et politiques et des citoyens reste très présente, avec le ­contraste saisissant entre le flot de la parole publique délivrée d­ ’en haut et le silence réprobateur du peuple croissant des abstentionnistes4. En France, pays des passions 1 Romain Rolland, Jean-Christophe, 2e volume de La fin du voyage, Buisson ardent, Tome I, Cahiers de la Quinzaine, 1910, p. 1277. 2 Sylvianne Rémi-Giraud, « France ­d’en haut/France d ­ ’en bas : Raffarin tout terrain », Mots. Les langages du politique, 77, 2005, p. 93-105. Frédéric Monier et Jens Ivo Engels, La politique vue d­ ’en bas. Pratiques privées et débats publics : 19e-20e siècles, Paris, Armand Colin, 2012. 3 Pierre Birnbaum, Les sommets de ­l’État. Essai sur l­ ’élite du pouvoir en France, Paris, Le Seuil, 1970. Pierre Legendre, Miroir d­ ’une nation. ­L’ENA., Paris, Mille et une nuits, 1999. 4 Sur le phénomène de ­l’abstentionnisme, voir le classique ­d’Alain Lancelot, ­L’abstentionnisme électoral en France, Paris, Presses de Sciences Po-Armand Colin, 1968 ; Anne Muxel, « Abstention : défaillance citoyenne ou expression démocratique ? », Cahiers du Conseil © 2015. Classiques Garnier. Reproduction et diffusion interdites. Introduction 9 politiques, la parole publique « ­n’est pas seulement ­comme ailleurs, un moyen de se c­ ommuniquer ses idées, ses sentiments et ses affaires1 », ­c’est une « espèce ­d’arme à bout portant2 », un instrument éminemment politique qui suscite l­ ’enthousiasme des foules, le grondement du peuple ou le silence des isoloirs3. Cette parole d­ ’en haut laisse le plus souvent dans l­’oubli les « plumes de l­’ombre », soutiers de la parole politique, du Parlement et des officines locales, tous ces scribes qui fabriquent, mettent en scène, assurent la diffusion et préparent la bonne réception des dits et écrits de leurs patrons4. Les laboratoires IRAMAT et POLEN de ­l’université ­d’Orléans et le CHPP ont souhaité saisir cette actualité, en lui redonnant la profondeur de champs nécessaire à la réflexion, à la mise en perspective historique. Il y a bien des raisons à cela, en dehors du fait avéré ­qu’à Orléans, des paroles venues de très haut ont eu des c­ onséquences politiques nationales, que des rumeurs se propagent et que la parole publique porte, de Péguy à Jean Zay5, en passant par la parole universitaire de Pothier6 et par la parole épiscopale de Dupanloup. Précisément, ­l’origine de ce projet est liée aux étudiants, à une formation spécialisée de master, Conseil Politique et Communication, devenue en 2011 Métiers de ­l’Accompagnement Politique / ConseilAssistanat-Rédaction (MAPCAR), qui leur est destinée, originale à plus d ­ ’un titre, à cheval sur deux UFR, au carrefour de disciplines universitaires et du monde professionnel des collectivités publiques, de la politique locale et de la ­communication. La présence, depuis 20 ans, ­d’un institut universitaire professionnalisé collectivités territoriales et celle de nombreux chercheurs travaillant sur la parole politique et les normes assuraient ­d’emblée la faisabilité scientifique de ce projet de colloque 1 2 3 4 5 6 c­ onstitutionnel, « La citoyenneté », no 23, février 2008 ; Laurent Joffrin, « Quand les fils à papa rêvaient de servir l­’État », Revue Charles, « Sciences Po la fabrique des élites », no 5, printemps 2013. Germaine de Staël, De ­l’Allemagne, I, XI, Londres, 1813/Paris, Firmin-Didot, 1881. Honoré de Balzac, Albert Savarus, Œuvres, tome I, Paris, Furne, 1842. Jean-Marcel Jeanneney, Écoute la France qui gronde !, Paris, Arléa, 1996. Antoine Buéno, « Les Dix ­commandements du nègre politique », Revue Charles, « Les Ouvriers de la politique », no 3, octobre 2012. Olivier Loubes, Jean Zay, ­l’inconnu de la République, Paris, Armand Colin, 2012. Robert Feenstra, « Rayonnement et influence de l­ ’enseignement du droit à Orléans », in ­L’université ­d’Orléans. 1306-2006, regards croisés sur une histoire singulière, Orléans, PUO, 2008, p. 37-43. © 2015. Classiques Garnier. Reproduction et diffusion interdites. 10 PAROLES D ­ ’EN HAUT qui ­s’est proposé de réfléchir autour des paroles du pouvoir, des discours oraux ou écrits, émis par des locuteurs autorisés ou officiels. Nous avons souhaité embrasser largement la « parole ­d’en haut » en décloisonnant à la fois les frontières du politique et des périodes chronologiques, à la recherche, sans doute, de « ­concordances des temps », des premières lois grecques au petit écran de nos « étranges lucarnes1 ». Nous avons poussé la symbolique du local et du national ­jusqu’à la répartition des deux journées entre un lieu de paroles universitaires en province, à vrai dire dans le domaine royal, et une enceinte parlementaire nationale, le Sénat, en approchant ­d’abord la diversité des formes de paroles d­ ’en haut2, puis la fabrication des discours3. On sait depuis la Grèce que la politique et le théâtre ne sont jamais étrangers, que la mise en scène de la parole est une préoccupation c­ ommune. Sous la monarchie orléaniste, « moment » du déploiement de la parole parlementaire et journalistique, Cormenin, publiciste, pamphlétaire, maire et député du Loiret, à la fois légitimiste et démocrate, introduit son Livre des orateurs en affirmant que : « Peindre les orateurs, ­c’est écrire ­l’histoire. […] ­L’éloquence est ­l’art d­ ’émouvoir et de c­ onvaincre. ­J’ai dû rechercher ­d’abord les causes qui c­ onstituent, dans chaque pays, ­l’éloquence parlementaire, d­ ’après le caractère de la nation, le génie de la langue, les besoins sociaux et politiques de ­l’époque, la physionomie de ­l’auditoire », les professions qui y disposent, les classifications des orateurs et ses auxiliaires, la tactique, la diction et le port, et ­comparer ­l’éloquence parlementaire avec les autres genres d­ ’éloquence : « ­l’éloquence de la presse, ­l’éloquence de la chaire, ­l’éloquence du barreau, ­l’éloquence délibérative des c­ onseils ­d’état, l­ ’éloquence officielle, l­ ’éloquence en plein air, ­l’éloquence militaire4 ». Comment approcher au plus près cette parole ­d’en haut, ces mots publics destinés aux citoyens ­d’en bas, paroissiens, administrés, 1 À ­l’occasion de ­l’ouverture de ­l’Historial Charles de Gaulle aux Invalides, ­l’Ina et la Fondation Charles de Gaulle ont décidé de s’associer pour réaliser un site internet de référence sur « la parole gaullienne ». 2 Marc du Pouget (dir.), « Paroles de préfets », Revue de l­’académie du Centre, Chateauroux, 1999. 3 Jean Garrigues (dir.), Les grands discours parlementaires de la Troisième République. Vol. I : De Victor Hugo à Clemenceau. Vol. II : De Clemenceau à Léon Blum, Paris, Armand Colin, 2004. 4 Timon (pseud. de Louis-Marie de Lahaye de Cormenin), Livre des orateurs, Paris, Pagnerre, 1842, p. 1. © 2015. Classiques Garnier. Reproduction et diffusion interdites. Introduction 11 justiciables, électeurs, spectateurs, lecteurs, auditeurs1 ? La parole « ­d’en haut » est une parole efficace : elle peut être source de droit en même temps ­qu’expression du pouvoir et à ce titre, elle intéresse au premier chef les juristes. Par ailleurs, la parole publique reflète et ­construit une relation de pouvoir, et ­l’éclairage de linguistes doit permettre de mieux cerner les mécanismes implicites à ­l’œuvre dans ­l’exercice de la parole publique. Enfin, la parole publique est ­l’apanage ­d’un certain nombre de professionnels : hommes politiques, administrateurs, etc. ­L’expérience de ces professionnels doit elle aussi être prise en ­compte. La « parole ­d’en haut » suppose pour autant une forme de réciprocité de la part ­d’un public qui n­ ’est pas passif. ­L’appréhension de la parole ­d’en haut suppose un travail en quatre phases, retenues ­comme armature du colloque et de cet ouvrage. En premier lieu, la fabrication du discours ­concerne les ­conditions de production, les acteurs, et les questions techniques, dont la rhétorique. Sont ensuite à étudier les formes et vecteurs du discours, dont la codification, le statut des « paroles d­ ’en haut », les supports et les relais, les rapports entre ­l’oral et ­l’écrit, la traduction du discours politique en norme juridique, les interférences entre littérature et politique. La troisième étape analyse la mise en scène du discours par la prise en c­ ompte des espaces, des moments et des c­ ontextes, et leur effet performatif. Enfin, cette Parole d­ ’en haut ne peut être c­ omprise sans c­ onsidérer la réception du discours, de l­ ’appropriation à la protestation, de ­l’acceptation au refus. Pour traiter ces thèmes, ­l’on a adopté une approche multiscalaire, transpériodique et pluridisciplinaire permettant, à l­ ’aide de sondages et de ­comparaisons, de souligner des invariants et des évolutions c­ onceptuelles et c­ onjoncturelles sur le temps long de l­’histoire, sans prétendre naturellement à ­l’exhaustivité. Qui parle dans la Parole ­d’en haut ? Dans le monde grec antique, civilisation du logos, la parole ­d’autorité prend de nombreuses formes. La plus caractéristique est sans aucun doute la parole d­ ’autorité par excellence : celle des diverses variantes de ­l’État. Dans les textes anciens, le 1 Sur deux formes différentes de paroles publiques, Pierre Allorant, « Du bon usage du sous-préfet : les pratiques administratives d­ ’une carrière coutumière », Histoire@politique, Politique, Culture et Société, no 1, juin 2007, et « Les “choses ordinaires de la vie” d­ ’un ingénieur des Ponts et Chaussées au xixe siècle vues à travers les écrits du for privé », Revue administrative, no 369, juin 2009, p. 296-304. © 2015. Classiques Garnier. Reproduction et diffusion interdites. 12 PAROLES D ­ ’EN HAUT corpus homérique par exemple, la parole ­d’autorité est attestée ­comme prérogative royale ou aristocratique. À une date probablement très élevée, dès la fin de ­l’époque archaïque en tout cas, la parole ­d’autorité grecque devient aussi ­l’expression ­d’une ­communauté : la cité. Dans les deux cas, un effort de mise en forme, rhétorique1 et juridique, signe le statut spécial de cette parole, ainsi que le montre la c­ ommunication de Marie-Joséphine Werlings à propos des premières lois écrites grecques. Aux yeux des Anciens, q­ u’il s­’agisse du verbe des rois ou de celui des cités, la parole ­n’a donc ­d’autorité que dans la mesure où elle est une parole politique. Les autres types de parole ­d’en haut, celle du juge, de ­l’orateur, du chef de guerre ne sont que des paroles dérivées de cette parole primordiale. Le statut privilégié de la parole politique est sans doute la plus claire leçon des Grecs. Cependant, les Grecs savaient aussi que ­l’autorité fondamentale dont jouit la parole politique ne peut se passer de certains adjuvants, d­ ’une forme de mise en scène très matérielle, qui ­n’en fonde pas la légitimité, mais qui en fixe les ­contours et en détermine le cadre ­d’expression, ouvrant par là de nouvelles possibilités au discours public. Le second enseignement des Grecs est donc ­qu’à cette première « hauteur » juridique de la parole d­ ’en haut, qui tient à sa nature politique, s­ ’ajoute une seconde « hauteur », ­concrète, liée au déploiement de la parole ­d’autorité dans ­l’espace public. ­C’est ce que ­confirme pleinement ­l’expérience romaine, envisagée dans les c­ ommunications ­d’Émilia Ndiaye et d­ ’Arnaud Suspène. La mise en scène de la parole ­d’autorité dans le monde romain ne cesse de jouer sur les effets de spatialité : tribunes des orateurs, curie sénatoriale, podium des temples sont à la fois le lieu ­d’une élévation symbolique de celui qui est à ce moment le maître de la parole publique, et le support ­d’un décor qui exprime la puissance de cette parole mais qui en même temps ­l’oriente et la colore. La question de la médiatisation de la parole publique, et des phénomènes ­d’interférence et de détournement ­d’un discours qui devrait être univoque, est donc posée dès ­l’Antiquité. Une fois la légitimité de la parole ­d’en haut fondée par sa nature politique, une fois sa réception assurée par sa mise en scène, intervient le problème de son partage. De nombreux médiateurs se présentent qui 1 Sur la question de la rhétorique antique, voir les ouvrages de Laurent Pernot : La rhétorique dans l­ ’Antiquité, Paris, Le livre de Poche, 2000 ; La rhétorique de l­ ’éloge dans le monde gréco-romain, Paris, Institut ­d’Études Augustiniennes, 1993. © 2015. Classiques Garnier. Reproduction et diffusion interdites. Introduction 13 prennent leur part de la parole ­d’en haut : aristocrates, citoyens, magistrats, princes, ils sont fondés à le faire à proportion de leurs capacités et de leur importance sociale, ce que les Romains appellent l­ ’auctoritas, ainsi que le rappelle Émilia Ndiaye. Le point le plus sensible est la question de la parole du peuple. Si le peuple est en dernière analyse celui dont relève la parole d­ ’en haut, c­ omme le montrent le thème de la liberté de parole, vertu fondamentale des démocraties grecques, ou les innombrables dialogues avec le peuple dans un Empire romain qui se prétend la ­continuation de la République, quel est le sens de cet échange et de ce privilège ? Dans l­ ’acte de c­ ommunication particulier q­ u’est ­l’émission ­d’une parole d­ ’en haut, c­ ’est bien un message politique qui est donné : mais dans l­’Antiquité, ce message réside peut-être davantage dans la situation de ­communication ­construite pour ­l’énoncer que dans le ­contenu de ce qui est dit. Défendre les hiérarchies et ­consolider la ­communauté, voilà ce que parler d­ ’en haut veut dire en premier lieu à Rome et si la figure de l­ ’orateur y est centrale, c­ ’est aussi pour cette raison. Si la place a manqué pour évoquer la parole ­d’en haut dans ­l’ensemble de ­l’Empire, et notamment la diffusion de la parole impériale, sa réception par les collectivités et la manière dont ces collectivités élaborent en retour leurs propres moyens de ­communication internes et externes, ­l’article ­d’Arnaud Suspène permet ­d’aborder les modifications que le passage à la monarchie impériale introduit dans la parole ­d’en haut : la parole du Prince, particulièrement abondante dans les périodes de crise et de refondation politiques, est une parole normative aux propriétés nouvelles. ­L’expérience antique, expérience première et fondatrice, installe donc la parole ­d’en haut au cœur du champ politique. Il reste à voir si cet héritage a résisté au passage du temps, si les autres périodes de ­l’histoire ont ouvert de nouvelles pistes, fréquentées par les praticiens et identifiées par les historiens. La Parole ­d’en Haut, entendue à la fois ­comme discours politique et rapport d­ ’autorité, renvoie aux époques médiévales1 et modernes à 1 On ne trouvera pas dans ce volume de ­contributions ­concernant directement la période médiévale. On se reportera utilement, sur ces questions, à la bibliographie c­ ontenue dans les ouvrages suivants : Élodie Lecuppre-Desjardins, La ville des cérémonies. Recherches sur ­l’espace public dans les villes des anciens Pays-Bas bourguignons, Turnhout, Brepols, 2004 ; Aude Mairey et Alban Gautier, dir., « Langages politiques, xiie-xve siècles », Médiévales, 57, 2009 ; Claude Gauvard, La France au Moyen Âge du ve au xve siècle, Paris, PUF, 2010 ; © 2015. Classiques Garnier. Reproduction et diffusion interdites. 14 PAROLES D ­ ’EN HAUT plusieurs régimes ­d’autorités. Le premier ressortit de ­l’Église, selon un jeu d ­ ’échelles qui ­commence par le rapport avec la papauté, dont la ­contribution de Caroline Chopelin-Blanc permet de montrer la variété1. Les querelles relatives à la Bulle Unigenitus, ­l’affirmation du gallicanisme ­l’ont révélé pour ­l’Ancien Régime. Le rapport entre évêques et pape dans le c­ ontexte des premières années de la Révolution le c­ onfirme. Il ne ­s’agit pas seulement d ­ ’un choix, entre acceptation ou refus, mais ­d’une négociation permanente où la parole ­d’en haut est réinterprétée pour la rendre plus audible dans le cadre du royaume de France et du jeu politique. Dans le registre ecclésiastique, la parole d­ ’en Haut naît également des assemblées générales du clergé par les discours et le ­compte-rendu final2. Cependant, l­ ’évêque en c­ onstitue une incarnation plus quotidienne au sein du diocèse, par ses mandements et leurs lectures qui peuvent être occasion de ­confrontation. Plusieurs fidèles quittent alors l­’église pour marquer leur protestation. Enfin, le curé c­ onstitue un relais proche, néanmoins porteur de cette parole ­d’en haut, ecclésiastique mais aussi royale. Il lui revient en effet de lire les monitoires, les textes de lois ou les déclarations royales, ­comme à l­’occasion de la guerre des Farines dans les années 1775-1776, où le curé est sollicité pour participer au retour à ­l’ordre. Par ses sermons et le prône, la parole ­d’en haut se fait plus spécifique, porteuse ­d’un idéal religieux et social qui propose non seulement des règles de piété mais encourage à la charité, à l­’entente au sein des familles… La prédication et le sermon sont en effet des moments essentiels de ce c­ ontact avec une parole d­ ’en haut (au sens propre ­comme au sens figuré), ­qu’il ­s’agisse des sermons dominicaux ou des interventions plus solennelles aux grandes fêtes, stations et missions3. Patrick Boucheron et Nicolas Offenstadt, dir., ­L’Espace public au Moyen Âge. Débats autour de Jürgen Habermas, Paris, PUF, 2011 ; Nicole Bériou, Jean-Patrice Boudet et Irène RosierCatach, dir., Le Pouvoir des mots au Moyen Âge, Turnhout, Brepols, 2014. 1 Sans parler ici de la parole mystique et prophétique qui se propose ­d’énoncer de manière immédiate la parole divine par le truchement du corps le plus souvent, ­comme le montrent les ­convulsions jansénistes. Michel de Certeau, La Fable mystique (xvie-xviie siècles), Paris, Gallimard, 1982 et Catherine Maire, Les Convulsionnaires de Saint-Médard. Miracles, ­convulsions et prophéties à Paris au xviiie siècle, Paris, Gallimard, 1985. 2 Pierre Blet, Le Clergé du Grand Siècle en ses assemblées, 1615-1715, Paris, Cerf, 1995. 3 Voir les relectures récentes relatives à la prédication, notamment « Prédications en ville, xvie-xxe siècles », Histoire urbaine, no 34, 2012/2. Pour ­l’époque moderne, les travaux récents de Stefano Simiz et Isabelle Brian ont renouvelé la question. Isabelle Brian, Prêcher à Paris sous ­l’Ancien Régime, xviie-xviiie siècles, Paris, Classiques Garnier, 2014. © 2015. Classiques Garnier. Reproduction et diffusion interdites. Introduction 15 Plus largement, le modèle religieux et la dimension théologique ­continuent d ­ ’informer l­’autre régime d ­ ’autorité q ­ u’est le discours monarchique. Sur un plan oral, ce dernier est rare dans les faits, limité essentiellement aux lits de justice, déclarations solennelles, réceptions diplomatiques, entrées et accueil de délégations. Il est cependant omniprésent, multiplié par les imprimés, ­qu’il ­s’agisse de la publication des édits et ordonnances, des déclarations de paix. La parole royale est en outre relayée par un grand nombre de textes dans lesquels elle est enchâssée ou ­commentée, ­comme les mandements épiscopaux relatifs aux Te Deum, qui se multiplient dans les années de guerre, nombreuses durant la période moderne1. Déchiffrée, traduite, interprétée par les lecteurs à haute voix pour un plus large public, la parole royale est partout et inonde toute la société selon des modalités différentes2. La circulation de ­l’information permet ­d’en mesurer les rythmes, accélérés en temps de crise, et les déformations. Elle c­ onstitue bien un enjeu3. Ce détour par l­’information souligne également ­l’importance de la rumeur et des bruits qui viennent ­concurrencer le message de la parole officielle, dans un monde de c­ ommunication où ne règne pas l­’instantanéité. La ­contribution de Laurent Bourquin attire justement notre attention sur une autre forme distanciée, celle de la correspondance administrative, au public a priori plus limité, mais ­l’enregistrement de la lettre dans les délibérations de la ville lui donne tout de même une certaine publicité. Surtout, la correspondance s­’insère précisément dans une relation ­d’autorité et ­constitue par la pratique une parole ­d’en haut. Les entrées, analysées ici par Yann Lignereux, et plus largement tous les cérémonials royaux en relèvent également, illustration ­d’un autre régime discursif où ­comptent la présence et la manifestation, au sens fort, presque religieux, du terme. Cependant, les formes d­ ’expression de cette parole se modifient à ­l’époque moderne. La correspondance, due aux secrétaires ­d’État et intendants, qui servent de filtre à la parole royale, se fait plus administrative, les entrées disparaissent et laissent place aux « cérémonies de l­’information » et à la figure hiératique de 1 Michèle Fogel, Les Cérémonies de l­’information dans la France du xvie au xviiie siècle, Paris, Fayard, 1989. 2 Arlette Farge, Dire et mal dire. L ­ ’opinion publique au xviiie siècle, Paris, Seuil, 1992. 3 Michel Cassan, La Grande peur de 1610. Les Français et ­l’assassinat ­d’Henri IV, Seyssel, Champ Vallon, 2010. © 2015. Classiques Garnier. Reproduction et diffusion interdites. 16 PAROLES D ­ ’EN HAUT Versailles ou aux statues du roi qui manifestent une présence, certes permanente, mais plus distante1. Expression déléguée de la parole royale, la parole judiciaire est aussi partie prenante du discours ­d’autorité ici mesuré, et ce doublement. ­D’une part, les décisions judiciaires ­construisent un ordre pratique qui reconduit et réaffirme des normes de ­comportement, la défense du bien c­ ommun ou de la bonne police. D ­ ’autre part, l­’affirmation d­ ’une ­compétence en matière de publication de la loi permet aux parlements de c­ onstruire un discours politique par les remontrances qui prennent une ampleur particulière au xviiie siècle, du fait de leur caractère public2. Est alors reposée la question de la nature déléguée du pouvoir des parlements3. Proche de cette parole judiciaire, mais ­connaissant une définition spécifique par les mémoires policiers et toute une littérature dédiée, la parole policière prend également sa place dans cet inventaire des formes de discours d­ ’autorité, q­ u’il s­ ’agisse de l­ ’autorité du lieutenant général de police, de la prévôté mais aussi du pouvoir municipal4. Chacun délivre, ­concurremment ou non, des ordonnances destinées à mettre en ordre, matériellement, la ville et, ce faisant, en propose une vision. La parole ­d’en haut est donc une parole plurielle qui renvoie à un empilement d ­ ’institutions, « ­l’imbroglio administratif » relevé par Pierre Goubert5, mais qui expriment toutes une parole d ­ ’autorité. Cette revendication ressort des enjeux de pouvoirs du haut au bas de 1 Gérard Sabatier, Versailles ou la figure du roi, Paris, Albin Michel, 1999 et Gérard Sabatier, Le Prince et les arts : stratégies figuratives de la monarchie française, de la Renaissance aux Lumières, Seyssel, Champ Vallon, 2010. 2 Néanmoins Marie Houllemare a montré que, dès le xvie siècle, la remontrance prend une importance politique, « Secret des délibérations, publicité des procès : le Parlement de Paris et l­’opinion au xvie siècle », dans Laurent Bourquin, Philippe Hamon, Pierre Karila-Cohen et Cédric Michon, dir., S­ ’exprimer en temps de troubles. Conflits, opinion(s) et politisation de la fin du Moyen Âge au début du xxe siècle, Rennes, PUR, 2011. 3 Alain Lemaître, dir., Le Monde parlementaire au xviiie siècle. L ­ ’invention ­d’un discours politique, Rennes, PUR, 2010 et Frédéric Bidouze, dir., « Parlements et parlementaires de France au xviiie siècle », Parlement(s). Revue d­ ’histoire politique, no 15, 2011. 4 Vincent Milliot, dir., Les Mémoires policiers, 1750-1850. Écritures et pratiques policières du Siècle des Lumières au Second Empire, Rennes, PUR, 2006 ; Vincent Milliot, Un policier des Lumières, Seyssel, Champ Vallon, 2011 ; Nicole Dyonet, « ­L’Ordre public est-il l­ ’objet de la police dans le Traité de Delamare ? », in Gaël Rideau et Pierre Serna, dir., Ordonner et partager la ville (xviie-xixe siècles), Rennes, PUR, 2011, p. 47-74. 5 Pierre Goubert et Daniel Roche, Les Français et l­ ’Ancien Régime. Tome 1 : la société et l­ ’État, Paris, Colin, 1991, chapitre viii. © 2015. Classiques Garnier. Reproduction et diffusion interdites. Introduction 17 l­ ’échelle, q­ u’il ­s’agisse de la querelle des parlements ­contre le roi ou des querelles picrocholines, mais rythmant la vie urbaine, entre municipalités et prévôtés au sujet des c­ ompétences policières1. Le discours atteste alors d­ ’un rang et d­ ’une autorité qui ainsi se légitime. La production ­d’un texte ou ­d’un discours vise autant à obtenir une application ­qu’à se manifester ­comme pouvoir parlant ayant la capacité d­ ’énoncer une prescription. La répétition des mêmes textes ­d’une année sur ­l’autre à ­l’occasion d­ ’événements récurrents (feux de joie, usages des œufs pendant le carême, Fête-Dieu) va dans ce sens. Surgit alors une question sur cette parole, à savoir celle du rapport entre oral et écrit. Les lettres ­d’Henri IV à la ville de Châlons montrent que la correspondance revêt la même portée et appelle la même obéissance q­ u’une venue du roi sur place, pourtant attendue. Il ­n’en est pas de même sur un plan diplomatique, où le héraut et ­l’ambassadeur parlent au nom du roi, mais il ne ­s’agit alors plus ­d’une parole ­d’en haut, mais ­d’une parole entre égaux2. Le lit de justice est une autre irruption de cette oralité de la parole du roi. À ces exceptions près, selon ­l’observation de Laurent Bourquin au cours des débats du colloque, les rois parlent peu et quelques mots suffisent le plus souvent. Cette rareté, réelle ou supposée, ­contribue à en renforcer l­’efficacité par le caractère extraordinaire. Dans le quotidien, ­l’oral émanant des pouvoirs est rare à ­l’exception déjà relevée des sermons et prônes. En revanche, le cri public lui redonne une place, ­qu’il ­s’agisse de la publication ­d’une ordonnance, ­d’un arrêt du parlement, ­d’un texte de paix… Le passage de ­l’oral à ­l’écrit souligne une différence et autorise l­’apparition de stratégies d­ ’écriture3, dans la mesure où le texte ­n’est pas seulement transcrit mais le plus souvent retravaillé, ce qui ­confirme l­ ’existence de deux formes ­d’expression aux finalités propres. ­Lorsqu’elle se manifeste, ­l’immédiateté de la parole orale sanctionne donc doublement un moment ­d’exception. Les entrées le montrent, mais toutes les processions qui sillonnent l­’espace urbain à l­’époque moderne le font également. Elles sont en elles-mêmes une 1 Pour un exemple, Philippe Guignet, Le Pouvoir dans la ville au xviiie siècle. Pratiques politiques de part et d­ ’autres de la frontière franco-belge, Paris, EHESS, 1990 et Philippe Guignet, Les Sociétés urbaines dans la France moderne, Paris, Ellipses, 2005. 2 Lucien Bély, La Société des princes, xvie-xviiie siècles, Paris, Fayard, 1999. 3 Christian Jouhaud, Nicolas Schapira et Dinah Ribard, Histoire, Littérature, Témoignage, Paris, Gallimard, 2009, et Nicolas Schapira et Dinah Ribard, dir., On ne peut pas tout réduire à des stratégies, Paris, PUF, 2013. © 2015. Classiques Garnier. Reproduction et diffusion interdites. 18 PAROLES D ­ ’EN HAUT incarnation de la parole ­d’en haut, manifestation d­ ’un pouvoir par la présence même, d­ ’un rang, que c­ onfirment ou remettent en cause les multiples querelles de préséances, en tout cas ­d’un rapport ­d’autorité avec les simples spectateurs. Cela nous amène à un autre point crucial de la parole ici étudiée. Elle vise en effet une efficacité, elle est en soi et se veut performative. Pour ce faire, elle doit ­s’inscrire dans des codes et des normes qui répondent à la situation de c­ ommunication ­concernée. Porteur d ­ ’une autorité, ­l’énonciateur doit donc en être physiquement empreint. Les curés, incapables de parler de manière correcte ou emportés par leur haine, voient leur sermon discrédité quel ­qu’en soit le ­contenu. Le ministre incapable de répondre sans papier est accusé ­d’incompétence. Ceci renvoie à la fois à ­l’image ­d’un ethos des élites, maîtres ­d’eux-mêmes et experts dans la rhétorique, mais aussi à une vision incarnée de l­ ’autorité1. Il en est de même à ­l’écrit où chaque mot porte sens. La parole ­d’en haut se mesure et se valide aussi à un référent interne qui la légitime et en garantit ­l’authenticité. ­L’un des moyens de porter ­l’efficacité est alors la visibilité et la mise en scène. La publication, orale ou écrite, en est un trait essentiel. ­L’affichage, ­l’annonce dans les prônes ou par les crieurs, diffuse la parole et ce faisant en accroit l­ ’efficacité. L­ ’enregistrement et la ­conservation par les institutions émettrices en montrent ­l’enjeu. Ils marquent l­’accomplissement, servent de référence en cas de situation identique. Ils font surtout système et prouvent la c­ ontinuité d ­ ’un pouvoir. La transcription des ordres reçus par le roi, ­l’intendant ou le gouverneur dans les registres de délibérations municipales en est une marque2. La mise en scène en est un autre aspect qui peut prendre la forme du cérémonial ­complexe des entrées, du sacre à ­l’échelle royale, mais aussi des illuminations qui accompagnent les feux de joie municipaux, de la ­construction ­d’une chaire pour le sermon du dimanche, de l­ ’ordre cérémoniel pour la publication de la paix, de ­l’entrée en robe rouge pour les juges du parlement. Dans ces occasions tout fait sens et la parole ­d’en haut ne peut être saisie que dans sa totalité intégrant lieu, moment, geste, décor, vêtement. Tous ces marqueurs sont en effet signes ­d’une autorité que l­ ’on ne peut usurper. C ­ ’est cette réalité et cette reconnaissance des 1 Marc Fumaroli, ­L’Age de ­l’éloquence, Genève, Droz, 2002. 2 Voir le cas ­d’Étampes dans Christian Jouhaud et alii, Histoire, Littérature, op. cit., chapitre iii. © 2015. Classiques Garnier. Reproduction et diffusion interdites. Introduction 19 signes qui expliquent la vitalité des querelles de préséances qui réactivent à leur tour ce vocabulaire symbolique du pouvoir. La correspondance donne une autre dimension de cette nécessaire visibilité. Dans sa volonté de c­ onstruire une relation de fidélité, le monarque associe c­ onnivence et autorité. Pour cela, il fait participer la ville au secret de ­l’État et de la guerre, rétablissant ainsi une relation de sujétion et de ­confiance. La parole ­d’en haut, dans ses différentes acceptions, vise en effet à ­l’efficacité et à ­l’accomplissement de son objet, ­qu’il ­s’agisse, et sans exclusive, d­ ’une réaffirmation de fidélité, de l­’obéissance à une loi, ­d’un rappel à l­’ordre, de l­’exécution d­ ’une sentence. Se pose alors la question du dialogue et de la réception de cette parole. Le plus souvent, elle ­n’appelle pas de réponse mais veut imposer une simple énonciation ou suppose une réponse acquise, ­comme le montre Yann Lignereux pour les entrées. Pourtant, dans la pratique, le dialogue est toujours présent, ne serait-ce que parce que la parole prend place dans un espace public. Il peut prendre la forme de la présence aux entrées et cérémonies, ­d’une réponse déférente à une lettre royale, ­d’une remontrance du parlement, ­d’un silence à la place ­d’un acquiescement attendu, d ­ ’une émeute éventuellement. Les cahiers de doléances en fournissent pour ­l’époque moderne une mesure récurrente qui permet de tracer l­’image des pouvoirs1. ­L’ouverture aux écrits privés, livre de raison, journaux, mémoires, permet d­ ’aller plus loin (Gaël Rideau). Ils soulignent que la parole d­ ’en haut fait l­ ’objet, chez beaucoup, ­d’un réel travail de collecte, décryptage et analyse. Ce faisant, les auteurs tissent un discours sur les autorités, dans un cadre toujours c­ ontraint bien sûr, mais dont les variations soulignent la c­ onstruction ­d’une c­ onscience politique dans un rapport ­concret avec les institutions. Le discours ou la parole ­constitue en effet un espace de réception et de dialogue qui ouvre la capacité ­d’avis et de critique, ­conditions même de ­construction ­d’une opinion2. Toutes les c­ ontributions ici rassemblées soulignent ­l’importance de cette réception et les modalités qui sont les siennes, 1 Roger Chartier et Denis Richet, Représentation et vouloir politiques : autour des états généraux de 1614, Paris, EHESS, 1982 et Philippe Grateau, Les Cahiers de doléances. Une relecture ­culturelle, Rennes, PUR, 2001. 2 Jürgen Habermas, ­L’Espace public : Archéologie de la publicité ­comme dimension c­ onstitutive de la société bourgeoise, Paris, Payot, 1988, et Stéphane Van Damme, « Farewell Habermas ? Deux décennies ­d’études sur ­l’espace public », dans Patrick Boucheron et Nicolas Offenstadt, op. cit., p. 43-61. © 2015. Classiques Garnier. Reproduction et diffusion interdites. 20 PAROLES D ­ ’EN HAUT q­ u’il s­’agisse de l­’attitude des évêques à l­’égard des textes pontificaux, de la ville de Châlons face à Henri IV, des spectateurs de l­ ’entrée royale. À cette dernière échelle se manifeste une c­ onscience des enjeux politiques et la capacité à replacer une mesure précise dans un c­ ontexte ­d’énonciation et une trame plus c­ omplexe, ce que l­’on peut qualifier de politisation. Étudier la parole ­d’en haut à ­l’époque moderne, de son élaboration à sa réception en passant par les c­ onditions de son énonciation permet donc ­d’étudier ce rapport aux autorités et au politique. Sous la Restauration, le théâtre apparaît c­ omme un espace politique essentiel, mis sous les feux de la rampe par Corinne Legoy : il peut se muer en copie de la scène du monde et offrir un espace de liberté porteur ­d’une certaine manifestation politique ; grâce à la performance des acteurs, le théâtre met en scène une parole ­d’en haut fréquente et non protégée par le cérémonial politique et ses codes. Dès lors, la censure anticipe les captations de vers par le public qui, par cette appropriation, croise sujet de la pièce et actualité ­contemporaine ; en parallèle, le travail des censeurs définit ce que le roi ne peut dire et ainsi, en creux, la perception ­d’une parole ­d’en haut idéale. Sont proscrites les références à la Révolution et à l­ ’Empire qui risqueraient de réactiver des divisions ou de rappeler la faillibilité du pouvoir royal et de sa légitimité. Pour autant, l­’attitude des censeurs peut varier et la barrière de l­’interdit peut bouger, ce qui montre l­ ’importance du théâtre dans la mesure de ­l’expression de la parole d­ ’en haut. Autre appropriation du discours politique, la rumeur, cet échange de nouvelles non-vérifiées intégré dans ­l’ordinaire des ­conversations, irrigue le corps social par une politisation dans les années 1870. François Ploux montre l­’épanouissement de cette c­ ommunication informelle quand se dilatent les frontières du politique. Les marchands ambulants et les migrants en sont les vecteurs privilégiés, encouragés par la fragilisation des légitimités. Peurs et ressentiments alimentent la fabrique des rumeurs qui dévoile les modalités d­ ’intégration des fausses nouvelles. Les paroles ­d’en haut en sont également à ­l’origine, soit à travers le silence, soit par le démenti qui témoigne des efforts de neutralisation de la rumeur. ­L’écart entre la profusion des signes et ­l’absence d ­ ’éducation nourrit les allégations de machination, réinterprétation de la propagande par la rumeur qui voit dans la fabrication de la parole ­d’en haut le signe ­d’agissements au détriment du peuple. © 2015. Classiques Garnier. Reproduction et diffusion interdites. Introduction 21 Par bien des aspects, le corps préfectoral joue au xixe siècle, selon Pierre Allorant, le rôle de metteur en scène de la parole publique, au point de rencontre de la parole officielle de l­ ’État et des élites provinciales : les préfets assurent l­ ’organisation de la représentation, le choix des décors, des places, des mouvements, du rythme et du jeu des acteurs, à partir du livret rédigé par le ministre de l­ ’Intérieur. La soumission des petits notables les réduit à une scène privée, ­jusqu’à ­l’essor des libertés parlementaires qui diffuse la parole publique, déclinant le théâtre parisien dans des scènes de la vie province. La Troisième République a l­ ’habileté ­d’entendre la revendication du libre choix des maires, meilleurs ambassadeurs des intérêts locaux à Paris et de la République sur la scène de leur arrondissement. Jean Garrigues évoque « ­L’éloquence de l­’âge ­d’or parlementaire 1870-1914 », celle qui pouvait faire chuter un gouvernement d ­ ’un mot. Cette éloquence est, en effet, souveraine parce que le Parlement couronne alors le magister de la parole, ­qu’il est maître de son ordre du jour, et que la plupart des orateurs y ont le plus souvent été formés au cours de leurs études. Se c­ onstituent ainsi plusieurs générations de ­l’éloquence : citons par exemple celle de Victor Hugo et Adolphe Thiers, celle de Léon Gambetta et Jules Ferry puis celle de Jean Jaurès et Georges Clemenceau, emblématiques d­ ’une évolution de l­ ’éloquence classique vers ­l’efficacité performative. Mais tous savent jouer des effets de manche et de gorge, user de la métaphore ou de la citation, savant dosage de ­culture humaniste et de mise en scène, parce que tous veulent faire vivre la délibération parlementaire. Au sein de ce tableau des ténors de la tribune, Aristide Briand occupe une place de choix. Christophe Bellon décortique la fabrication de son discours, en prélude à l­’action, à partir du débat législatif clé de la Séparation. Le rôle du « violoncelle de la voix » dans le tour libéral pris par la loi est ici replacé dans le ­contexte parlementaire de la recherche ­d’une majorité, mais aussi relié aux caractéristiques même de la structure souple du discours du rapporteur Aristide Briand, avant d­ ’articuler les manifestations politiques de ce discours et ­l’application difficile, mais possible, de la législation laïque. Parachevant le passage en revue des grands orateurs parlementaires de la Troisième République, Denis Pernot propose une étude de cas, celle de « Barrès et la parole politique ». Journaliste de guerre dans © 2015. Classiques Garnier. Reproduction et diffusion interdites. 22 PAROLES D ­ ’EN HAUT l­’Écho de Paris de 1914 à 1918, ­l’écrivain exerce son « ministère de la parole » en relayant la parole d­ ’en bas, celle des ­combattants ou de leurs familles à travers les milliers de lettres q ­ u’il reçoit. Chroniqueur de guerre, il la transforme en épopée pour maintenir ­l’union sacrée, lance des campagnes de presse et tire son autorité de son rôle ­d’intercesseur. Aux hiérarchies sociales d­ ’avant-guerre, Barrès substitue une nouvelle hiérarchie, morale, du « mérite », celle des ­combattants. Sa fonction de « secrétaire » des Chroniques de la grande guerre vaut pour le temps de la bataille, alors que le retour à la paix met au jour son travail ­d’« interprète » des événements. Le champ ­d’investigation chronologique de cette réflexion collective pourrait être c­ ontesté, car il génère mécaniquement des anachronismes, des approximations et des oublis. Comme cela a été souligné plus haut, on peut déplorer que la période médiévale ­n’ait pas trouvé dans cette réflexion la place qui lui revient. On pourrait aussi regretter que le xxe siècle n­ ’ait été q­ u’effleuré, bien que les tables rondes aient permis de donner un éclairage sur ­l’histoire immédiate. Mais ces lacunes sont inhérentes à ­l’ambition qui était celle de ce colloque, et les leçons que nous apporte cette approche du temps long de l­ ’histoire nous semblent largement ­compenser les regrets suscités par ce projet. Il ­s’inscrit, il faut le rappeler, dans un programme de travail beaucoup plus vaste, qui rassemble les historiens, les historiens du droit, les littéraires et les civilisationnistes de l­’Université d­ ’Orléans autour des liens entre normes, paroles et pouvoirs. ­C’est par définition un programme transpériodique, dont la raison ­d’être est de souligner les permanences historiques, tout en les ­confrontant aux ­contingences de la ­contextualisation. C ­ ’est donc un projet rare dans le monde universitaire actuel, encore très marqué par ­l’émiettement disciplinaire et parfois par le repli corporatiste. La thématique des Paroles d­ ’en haut justifierait à elle seule d­ ’autres rendez-vous, tant elle est riche de perspectives. Mais elle en suscite aussi bien ­d’autres, c­ omme par exemple sur la parole ­d’assemblée et de délibération, sur la parole partisane, sur la parole de guerre ou de diplomatie, sur la parole ­d’opposition ou des ­contre-pouvoirs et, bien sûr, autour des mises en scène de la parole. À une époque où l­’image semble avoir définitivement pris le pas sur le discours, ­c’est une œuvre salutaire que ­d’étudier la parole dans ses rapports aux pouvoirs. « Il faut © 2015. Classiques Garnier. Reproduction et diffusion interdites. Introduction 23 savoir ce que ­l’on veut. Quand on le sait, il faut avoir le courage de le dire ; quand on le dit, il faut avoir le courage de le faire. » Attribuée à Georges Clemenceau, cette formule nous renvoie aussi bien à l­ ’esprit du présent ouvrage ­qu’à l­’ambition de ceux qui ­l’ont porté. © 2015. Classiques Garnier. Reproduction et diffusion interdites.