« Introduction », Paroles d`en haut, p. 7

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« Introduction », Paroles d’en haut, p. 7-23
DOI : 10.15122/isbn.978-2-8124-4813-3.p.0007
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INTRODUCTION
À l’heure d’une démultiplication frappante des paroles politiques
– petites phrases, discours ou tweet relayés et diffractés à l’envi par
le biais d’internet et des différents médias –, une plongée historienne
dans ces paroles relève, à bien des égards, de l­ ’entreprise citoyenne. Elle
­s’impose d
­ ’autant plus que ces paroles cristallisent a­ ujourd’hui une
curiosité fascinée (pour les grands discours ou pour leurs auteurs, ces
« plumes » longtemps dans ­l’ombre) autant q­ u’une indifférence désabusée
(pour une parole politique réduite à la « langue de bois »), révélatrices,
pour certains, de la crise de c­ onfiance que traversent nos démocraties.
Jeter une lumière autre sur ces paroles omniprésentes, tel était le
pari du colloque organisé à l­’Université d­ ’Orléans et au Sénat les 6 et
7 décembre 2012. Pour cela, l­ ’inscription dans le temps long s­ ’est imposée, autant q­ u’une définition large de l­ ’objet : non pas les seuls discours
politiques, ces interventions cadrées et normées émanant du Prince, mais
bien les « paroles ­d’en haut », ces mots par lesquels les pouvoirs, ­qu’ils
soient religieux, administratifs ou politiques, ­s’adressent à leurs interlocuteurs. Cet « en haut » ne doit pas tromper pour autant : ­l’expression
situe la source de ces paroles, mais ne les y cantonne pas. Nul cloisonnement, nulle opposition schématique entre le monde « ­d’en haut » et le
monde « ­d’en bas », dans ce travail qui vise, bien au ­contraire, à rendre
les dynamiques qui entourent ces paroles et à cerner la rencontre qui
se joue, par le biais des mots mais aussi par-delà, entre les pouvoirs et
ceux auxquels ils s­ ’adressent. Aussi le cheminement se fait-il des formes
de ces paroles à leur réception, en passant par leur fabrication et leur
mise en scène. Lui seul permet de cerner les processus par lesquels une
parole se ­construit, se façonne dans, et pour, un espace public ; lui seul
permet de cerner les modalités par lesquelles les individus interprètent
et reconstruisent les paroles qui leur sont offertes. Il ne le pouvait,
cependant, à nos yeux, ­qu’en mobilisant plusieurs disciplines, aussi les
approches historiennes se mêlent-elles aux approches linguistiques et
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PAROLES D
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littéraires. Il ne le pouvait également q
­ u’en c­ onfrontant les regards :
ceux des chercheurs avec ceux des analystes et des praticiens. Aussi
place a-t-elle été faite aux journalistes, plumes et anciens ministres qui,
tour à tour, ont écrit, prononcé et décrypté ces « paroles d
­ ’en haut ».
­C’est ainsi ­qu’ont été organisées deux tables rondes animées par Jean
Garrigues, ­l’une faisant dialoguer Chantal Jouanno et Jean-Pierre
Sueur autour de la fabrication-gestation des Paroles ­d’en haut, ­l’autre
réunissant Roland Cayrol et Christine Albanel autour des questions de
réception et ­d’impact de ces paroles. La mise en écho des interventions
révèle ainsi toute la densité de ce qui se joue dans le « laboratoire » des
pouvoirs, en même temps que ­l’ampleur de ce qui leur échappe et qui
touche, en profondeur, aux processus de politisation. Elle rend ainsi, à
chacun, ces « paroles ­d’en haut », dans un pays où « tout Français est
gros mangeur de paroles autant que de pain. Mais tous ne mangent pas
le même pain. Il y a une parole de luxe pour les palais délicats, et une
plus nourrissante pour les gueules affamées1 ».
En 2002, un Premier ministre se réclamant de la province évoquait
son souci de prendre en ­considération la « France d­ ’en bas2 » qui venait
­d’exprimer son exaspération en un premier tour ravageur des élections
présidentielles, un 21 avril. Paradoxe, ce porte-parole du pays profond
est lui-même un pur produit des élites traditionnelles françaises3, fils
de ministre, ancien président de région, mais aussi ancien directeur du
marketing ­d’une grande entreprise privée. Une décennie plus tard, la
question de la fracture des élites financières, administratives et politiques
et des citoyens reste très présente, avec le ­contraste saisissant entre le
flot de la parole publique délivrée d­ ’en haut et le silence réprobateur
du peuple croissant des abstentionnistes4. En France, pays des passions
1 Romain Rolland, Jean-Christophe, 2e volume de La fin du voyage, Buisson ardent, Tome I,
Cahiers de la Quinzaine, 1910, p. 1277.
2 Sylvianne Rémi-Giraud, « France ­d’en haut/France d
­ ’en bas : Raffarin tout terrain »,
Mots. Les langages du politique, 77, 2005, p. 93-105. Frédéric Monier et Jens Ivo Engels, La
politique vue d­ ’en bas. Pratiques privées et débats publics : 19e-20e siècles, Paris, Armand Colin,
2012.
3 Pierre Birnbaum, Les sommets de ­l’État. Essai sur l­ ’élite du pouvoir en France, Paris, Le Seuil,
1970. Pierre Legendre, Miroir d­ ’une nation. ­L’ENA., Paris, Mille et une nuits, 1999.
4 Sur le phénomène de ­l’abstentionnisme, voir le classique ­d’Alain Lancelot, ­L’abstentionnisme
électoral en France, Paris, Presses de Sciences Po-Armand Colin, 1968 ; Anne Muxel,
« Abstention : défaillance citoyenne ou expression démocratique ? », Cahiers du Conseil
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Introduction
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politiques, la parole publique « ­n’est pas seulement ­comme ailleurs, un
moyen de se c­ ommuniquer ses idées, ses sentiments et ses affaires1 »,
­c’est une « espèce ­d’arme à bout portant2 », un instrument éminemment
politique qui suscite l­ ’enthousiasme des foules, le grondement du peuple
ou le silence des isoloirs3. Cette parole d­ ’en haut laisse le plus souvent
dans l­’oubli les « plumes de l­’ombre », soutiers de la parole politique,
du Parlement et des officines locales, tous ces scribes qui fabriquent,
mettent en scène, assurent la diffusion et préparent la bonne réception
des dits et écrits de leurs patrons4.
Les laboratoires IRAMAT et POLEN de ­l’université ­d’Orléans et le
CHPP ont souhaité saisir cette actualité, en lui redonnant la profondeur
de champs nécessaire à la réflexion, à la mise en perspective historique.
Il y a bien des raisons à cela, en dehors du fait avéré ­qu’à Orléans, des
paroles venues de très haut ont eu des c­ onséquences politiques nationales,
que des rumeurs se propagent et que la parole publique porte, de Péguy
à Jean Zay5, en passant par la parole universitaire de Pothier6 et par la
parole épiscopale de Dupanloup.
Précisément, ­l’origine de ce projet est liée aux étudiants, à une
formation spécialisée de master, Conseil Politique et Communication,
devenue en 2011 Métiers de ­l’Accompagnement Politique / ConseilAssistanat-Rédaction (MAPCAR), qui leur est destinée, originale à
plus d
­ ’un titre, à cheval sur deux UFR, au carrefour de disciplines
universitaires et du monde professionnel des collectivités publiques, de
la politique locale et de la ­communication. La présence, depuis 20 ans,
­d’un institut universitaire professionnalisé collectivités territoriales et celle
de nombreux chercheurs travaillant sur la parole politique et les normes
assuraient ­d’emblée la faisabilité scientifique de ce projet de colloque
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c­ onstitutionnel, « La citoyenneté », no 23, février 2008 ; Laurent Joffrin, « Quand les fils à
papa rêvaient de servir l­’État », Revue Charles, « Sciences Po la fabrique des élites », no 5,
printemps 2013.
Germaine de Staël, De ­l’Allemagne, I, XI, Londres, 1813/Paris, Firmin-Didot, 1881.
Honoré de Balzac, Albert Savarus, Œuvres, tome I, Paris, Furne, 1842.
Jean-Marcel Jeanneney, Écoute la France qui gronde !, Paris, Arléa, 1996.
Antoine Buéno, « Les Dix ­commandements du nègre politique », Revue Charles, « Les
Ouvriers de la politique », no 3, octobre 2012.
Olivier Loubes, Jean Zay, ­l’inconnu de la République, Paris, Armand Colin, 2012.
Robert Feenstra, « Rayonnement et influence de l­ ’enseignement du droit à Orléans », in
­L’université ­d’Orléans. 1306-2006, regards croisés sur une histoire singulière, Orléans, PUO,
2008, p. 37-43.
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qui ­s’est proposé de réfléchir autour des paroles du pouvoir, des discours
oraux ou écrits, émis par des locuteurs autorisés ou officiels. Nous avons
souhaité embrasser largement la « parole ­d’en haut » en décloisonnant
à la fois les frontières du politique et des périodes chronologiques, à la
recherche, sans doute, de « ­concordances des temps », des premières lois
grecques au petit écran de nos « étranges lucarnes1 ».
Nous avons poussé la symbolique du local et du national ­jusqu’à la
répartition des deux journées entre un lieu de paroles universitaires en
province, à vrai dire dans le domaine royal, et une enceinte parlementaire nationale, le Sénat, en approchant ­d’abord la diversité des formes
de paroles d­ ’en haut2, puis la fabrication des discours3. On sait depuis
la Grèce que la politique et le théâtre ne sont jamais étrangers, que la
mise en scène de la parole est une préoccupation c­ ommune.
Sous la monarchie orléaniste, « moment » du déploiement de la parole
parlementaire et journalistique, Cormenin, publiciste, pamphlétaire,
maire et député du Loiret, à la fois légitimiste et démocrate, introduit
son Livre des orateurs en affirmant que : « Peindre les orateurs, ­c’est
écrire ­l’histoire. […] ­L’éloquence est ­l’art d­ ’émouvoir et de c­ onvaincre.
­J’ai dû rechercher ­d’abord les causes qui c­ onstituent, dans chaque pays,
­l’éloquence parlementaire, d­ ’après le caractère de la nation, le génie de
la langue, les besoins sociaux et politiques de ­l’époque, la physionomie
de ­l’auditoire », les professions qui y disposent, les classifications des
orateurs et ses auxiliaires, la tactique, la diction et le port, et ­comparer
­l’éloquence parlementaire avec les autres genres d­ ’éloquence : « ­l’éloquence
de la presse, ­l’éloquence de la chaire, ­l’éloquence du barreau, ­l’éloquence
délibérative des c­ onseils ­d’état, l­ ’éloquence officielle, l­ ’éloquence en plein
air, ­l’éloquence militaire4 ».
Comment approcher au plus près cette parole ­d’en haut, ces mots
publics destinés aux citoyens ­d’en bas, paroissiens, administrés,
1 À ­l’occasion de ­l’ouverture de ­l’Historial Charles de Gaulle aux Invalides, ­l’Ina et la
Fondation Charles de Gaulle ont décidé de s’associer pour réaliser un site internet de
référence sur « la parole gaullienne ».
2 Marc du Pouget (dir.), « Paroles de préfets », Revue de l­’académie du Centre, Chateauroux,
1999.
3 Jean Garrigues (dir.), Les grands discours parlementaires de la Troisième République. Vol. I :
De Victor Hugo à Clemenceau. Vol. II : De Clemenceau à Léon Blum, Paris, Armand
Colin, 2004.
4 Timon (pseud. de Louis-Marie de Lahaye de Cormenin), Livre des orateurs, Paris, Pagnerre,
1842, p. 1.
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Introduction
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justiciables, électeurs, spectateurs, lecteurs, auditeurs1 ? La parole « ­d’en
haut » est une parole efficace : elle peut être source de droit en même
temps ­qu’expression du pouvoir et à ce titre, elle intéresse au premier
chef les juristes. Par ailleurs, la parole publique reflète et ­construit une
relation de pouvoir, et ­l’éclairage de linguistes doit permettre de mieux
cerner les mécanismes implicites à ­l’œuvre dans ­l’exercice de la parole
publique. Enfin, la parole publique est ­l’apanage ­d’un certain nombre
de professionnels : hommes politiques, administrateurs, etc. ­L’expérience
de ces professionnels doit elle aussi être prise en ­compte. La « parole ­d’en
haut » suppose pour autant une forme de réciprocité de la part ­d’un
public qui n­ ’est pas passif.
­L’appréhension de la parole ­d’en haut suppose un travail en quatre
phases, retenues ­comme armature du colloque et de cet ouvrage. En
premier lieu, la fabrication du discours ­concerne les ­conditions de production, les acteurs, et les questions techniques, dont la rhétorique. Sont
ensuite à étudier les formes et vecteurs du discours, dont la codification,
le statut des « paroles d­ ’en haut », les supports et les relais, les rapports
entre ­l’oral et ­l’écrit, la traduction du discours politique en norme juridique, les interférences entre littérature et politique. La troisième étape
analyse la mise en scène du discours par la prise en c­ ompte des espaces,
des moments et des c­ ontextes, et leur effet performatif. Enfin, cette
Parole d­ ’en haut ne peut être c­ omprise sans c­ onsidérer la réception du
discours, de l­ ’appropriation à la protestation, de ­l’acceptation au refus.
Pour traiter ces thèmes, ­l’on a adopté une approche multiscalaire,
transpériodique et pluridisciplinaire permettant, à l­ ’aide de sondages et de
­comparaisons, de souligner des invariants et des évolutions c­ onceptuelles
et c­ onjoncturelles sur le temps long de l­’histoire, sans prétendre naturellement à ­l’exhaustivité.
Qui parle dans la Parole ­d’en haut ? Dans le monde grec antique,
civilisation du logos, la parole ­d’autorité prend de nombreuses formes. La
plus caractéristique est sans aucun doute la parole d­ ’autorité par excellence : celle des diverses variantes de ­l’État. Dans les textes anciens, le
1 Sur deux formes différentes de paroles publiques, Pierre Allorant, « Du bon usage du
sous-préfet : les pratiques administratives d­ ’une carrière coutumière », Histoire@politique, Politique, Culture et Société, no 1, juin 2007, et « Les “choses ordinaires de la vie” d­ ’un
ingénieur des Ponts et Chaussées au xixe siècle vues à travers les écrits du for privé »,
Revue administrative, no 369, juin 2009, p. 296-304.
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corpus homérique par exemple, la parole ­d’autorité est attestée ­comme
prérogative royale ou aristocratique. À une date probablement très
élevée, dès la fin de ­l’époque archaïque en tout cas, la parole ­d’autorité
grecque devient aussi ­l’expression ­d’une ­communauté : la cité. Dans les
deux cas, un effort de mise en forme, rhétorique1 et juridique, signe le
statut spécial de cette parole, ainsi que le montre la c­ ommunication de
Marie-Joséphine Werlings à propos des premières lois écrites grecques.
Aux yeux des Anciens, q­ u’il s­’agisse du verbe des rois ou de celui des
cités, la parole ­n’a donc ­d’autorité que dans la mesure où elle est une
parole politique. Les autres types de parole ­d’en haut, celle du juge, de
­l’orateur, du chef de guerre ne sont que des paroles dérivées de cette
parole primordiale. Le statut privilégié de la parole politique est sans
doute la plus claire leçon des Grecs.
Cependant, les Grecs savaient aussi que ­l’autorité fondamentale dont
jouit la parole politique ne peut se passer de certains adjuvants, d­ ’une
forme de mise en scène très matérielle, qui ­n’en fonde pas la légitimité,
mais qui en fixe les ­contours et en détermine le cadre ­d’expression, ouvrant
par là de nouvelles possibilités au discours public. Le second enseignement des Grecs est donc ­qu’à cette première « hauteur » juridique de
la parole d­ ’en haut, qui tient à sa nature politique, s­ ’ajoute une seconde
« hauteur », ­concrète, liée au déploiement de la parole ­d’autorité dans
­l’espace public. ­C’est ce que ­confirme pleinement ­l’expérience romaine,
envisagée dans les c­ ommunications ­d’Émilia Ndiaye et d­ ’Arnaud Suspène.
La mise en scène de la parole ­d’autorité dans le monde romain ne cesse de
jouer sur les effets de spatialité : tribunes des orateurs, curie sénatoriale,
podium des temples sont à la fois le lieu ­d’une élévation symbolique de
celui qui est à ce moment le maître de la parole publique, et le support
­d’un décor qui exprime la puissance de cette parole mais qui en même
temps ­l’oriente et la colore. La question de la médiatisation de la parole
publique, et des phénomènes ­d’interférence et de détournement ­d’un
discours qui devrait être univoque, est donc posée dès ­l’Antiquité.
Une fois la légitimité de la parole ­d’en haut fondée par sa nature
politique, une fois sa réception assurée par sa mise en scène, intervient
le problème de son partage. De nombreux médiateurs se présentent qui
1 Sur la question de la rhétorique antique, voir les ouvrages de Laurent Pernot : La rhétorique dans l­ ’Antiquité, Paris, Le livre de Poche, 2000 ; La rhétorique de l­ ’éloge dans le monde
gréco-romain, Paris, Institut ­d’Études Augustiniennes, 1993.
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Introduction
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prennent leur part de la parole ­d’en haut : aristocrates, citoyens, magistrats, princes, ils sont fondés à le faire à proportion de leurs capacités et
de leur importance sociale, ce que les Romains appellent l­ ’auctoritas, ainsi
que le rappelle Émilia Ndiaye. Le point le plus sensible est la question
de la parole du peuple. Si le peuple est en dernière analyse celui dont
relève la parole d­ ’en haut, c­ omme le montrent le thème de la liberté
de parole, vertu fondamentale des démocraties grecques, ou les innombrables dialogues avec le peuple dans un Empire romain qui se prétend
la ­continuation de la République, quel est le sens de cet échange et de
ce privilège ? Dans l­ ’acte de c­ ommunication particulier q­ u’est ­l’émission
­d’une parole d­ ’en haut, c­ ’est bien un message politique qui est donné :
mais dans l­’Antiquité, ce message réside peut-être davantage dans la
situation de ­communication ­construite pour ­l’énoncer que dans le ­contenu
de ce qui est dit. Défendre les hiérarchies et ­consolider la ­communauté,
voilà ce que parler d­ ’en haut veut dire en premier lieu à Rome et si la
figure de l­ ’orateur y est centrale, c­ ’est aussi pour cette raison. Si la place
a manqué pour évoquer la parole ­d’en haut dans ­l’ensemble de ­l’Empire,
et notamment la diffusion de la parole impériale, sa réception par les
collectivités et la manière dont ces collectivités élaborent en retour
leurs propres moyens de ­communication internes et externes, ­l’article
­d’Arnaud Suspène permet ­d’aborder les modifications que le passage
à la monarchie impériale introduit dans la parole ­d’en haut : la parole
du Prince, particulièrement abondante dans les périodes de crise et de
refondation politiques, est une parole normative aux propriétés nouvelles.
­L’expérience antique, expérience première et fondatrice, installe
donc la parole ­d’en haut au cœur du champ politique. Il reste à voir
si cet héritage a résisté au passage du temps, si les autres périodes de
­l’histoire ont ouvert de nouvelles pistes, fréquentées par les praticiens
et identifiées par les historiens.
La Parole ­d’en Haut, entendue à la fois ­comme discours politique
et rapport d­ ’autorité, renvoie aux époques médiévales1 et modernes à
1 On ne trouvera pas dans ce volume de ­contributions ­concernant directement la période
médiévale. On se reportera utilement, sur ces questions, à la bibliographie c­ ontenue dans
les ouvrages suivants : Élodie Lecuppre-Desjardins, La ville des cérémonies. Recherches sur
­l’espace public dans les villes des anciens Pays-Bas bourguignons, Turnhout, Brepols, 2004 ;
Aude Mairey et Alban Gautier, dir., « Langages politiques, xiie-xve siècles », Médiévales,
57, 2009 ; Claude Gauvard, La France au Moyen Âge du ve au xve siècle, Paris, PUF, 2010 ;
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PAROLES D
­ ’EN HAUT
plusieurs régimes ­d’autorités. Le premier ressortit de ­l’Église, selon un
jeu d
­ ’échelles qui ­commence par le rapport avec la papauté, dont la
­contribution de Caroline Chopelin-Blanc permet de montrer la variété1.
Les querelles relatives à la Bulle Unigenitus, ­l’affirmation du gallicanisme
­l’ont révélé pour ­l’Ancien Régime. Le rapport entre évêques et pape
dans le c­ ontexte des premières années de la Révolution le c­ onfirme. Il
ne ­s’agit pas seulement d
­ ’un choix, entre acceptation ou refus, mais
­d’une négociation permanente où la parole ­d’en haut est réinterprétée
pour la rendre plus audible dans le cadre du royaume de France et du
jeu politique. Dans le registre ecclésiastique, la parole d­ ’en Haut naît
également des assemblées générales du clergé par les discours et le
­compte-rendu final2. Cependant, l­ ’évêque en c­ onstitue une incarnation
plus quotidienne au sein du diocèse, par ses mandements et leurs lectures
qui peuvent être occasion de ­confrontation. Plusieurs fidèles quittent
alors l­’église pour marquer leur protestation. Enfin, le curé c­ onstitue
un relais proche, néanmoins porteur de cette parole ­d’en haut, ecclésiastique mais aussi royale. Il lui revient en effet de lire les monitoires,
les textes de lois ou les déclarations royales, ­comme à l­’occasion de la
guerre des Farines dans les années 1775-1776, où le curé est sollicité
pour participer au retour à ­l’ordre. Par ses sermons et le prône, la parole
­d’en haut se fait plus spécifique, porteuse ­d’un idéal religieux et social
qui propose non seulement des règles de piété mais encourage à la
charité, à l­’entente au sein des familles… La prédication et le sermon
sont en effet des moments essentiels de ce c­ ontact avec une parole d­ ’en
haut (au sens propre ­comme au sens figuré), ­qu’il ­s’agisse des sermons
dominicaux ou des interventions plus solennelles aux grandes fêtes,
stations et missions3.
Patrick Boucheron et Nicolas Offenstadt, dir., ­L’Espace public au Moyen Âge. Débats autour
de Jürgen Habermas, Paris, PUF, 2011 ; Nicole Bériou, Jean-Patrice Boudet et Irène RosierCatach, dir., Le Pouvoir des mots au Moyen Âge, Turnhout, Brepols, 2014.
1 Sans parler ici de la parole mystique et prophétique qui se propose ­d’énoncer de manière
immédiate la parole divine par le truchement du corps le plus souvent, ­comme le montrent
les ­convulsions jansénistes. Michel de Certeau, La Fable mystique (xvie-xviie siècles), Paris,
Gallimard, 1982 et Catherine Maire, Les Convulsionnaires de Saint-Médard. Miracles,
­convulsions et prophéties à Paris au xviiie siècle, Paris, Gallimard, 1985.
2 Pierre Blet, Le Clergé du Grand Siècle en ses assemblées, 1615-1715, Paris, Cerf, 1995.
3 Voir les relectures récentes relatives à la prédication, notamment « Prédications en ville,
xvie-xxe siècles », Histoire urbaine, no 34, 2012/2. Pour ­l’époque moderne, les travaux
récents de Stefano Simiz et Isabelle Brian ont renouvelé la question. Isabelle Brian, Prêcher
à Paris sous ­l’Ancien Régime, xviie-xviiie siècles, Paris, Classiques Garnier, 2014.
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Introduction
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Plus largement, le modèle religieux et la dimension théologique
­continuent d
­ ’informer l­’autre régime d
­ ’autorité q
­ u’est le discours
monarchique. Sur un plan oral, ce dernier est rare dans les faits, limité
essentiellement aux lits de justice, déclarations solennelles, réceptions
diplomatiques, entrées et accueil de délégations. Il est cependant omniprésent, multiplié par les imprimés, ­qu’il ­s’agisse de la publication des
édits et ordonnances, des déclarations de paix. La parole royale est en
outre relayée par un grand nombre de textes dans lesquels elle est enchâssée ou ­commentée, ­comme les mandements épiscopaux relatifs aux Te
Deum, qui se multiplient dans les années de guerre, nombreuses durant
la période moderne1. Déchiffrée, traduite, interprétée par les lecteurs
à haute voix pour un plus large public, la parole royale est partout et
inonde toute la société selon des modalités différentes2. La circulation
de ­l’information permet ­d’en mesurer les rythmes, accélérés en temps
de crise, et les déformations. Elle c­ onstitue bien un enjeu3. Ce détour
par l­’information souligne également ­l’importance de la rumeur et
des bruits qui viennent ­concurrencer le message de la parole officielle,
dans un monde de c­ ommunication où ne règne pas l­’instantanéité. La
­contribution de Laurent Bourquin attire justement notre attention
sur une autre forme distanciée, celle de la correspondance administrative, au public a priori plus limité, mais ­l’enregistrement de la lettre
dans les délibérations de la ville lui donne tout de même une certaine
publicité. Surtout, la correspondance s­’insère précisément dans une
relation ­d’autorité et ­constitue par la pratique une parole ­d’en haut.
Les entrées, analysées ici par Yann Lignereux, et plus largement tous
les cérémonials royaux en relèvent également, illustration ­d’un autre
régime discursif où ­comptent la présence et la manifestation, au sens
fort, presque religieux, du terme. Cependant, les formes d­ ’expression
de cette parole se modifient à ­l’époque moderne. La correspondance,
due aux secrétaires ­d’État et intendants, qui servent de filtre à la parole
royale, se fait plus administrative, les entrées disparaissent et laissent
place aux « cérémonies de l­’information » et à la figure hiératique de
1 Michèle Fogel, Les Cérémonies de l­’information dans la France du xvie au xviiie siècle, Paris,
Fayard, 1989.
2 Arlette Farge, Dire et mal dire. L
­ ’opinion publique au xviiie siècle, Paris, Seuil, 1992.
3 Michel Cassan, La Grande peur de 1610. Les Français et ­l’assassinat ­d’Henri IV, Seyssel,
Champ Vallon, 2010.
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PAROLES D
­ ’EN HAUT
Versailles ou aux statues du roi qui manifestent une présence, certes
permanente, mais plus distante1.
Expression déléguée de la parole royale, la parole judiciaire est aussi
partie prenante du discours ­d’autorité ici mesuré, et ce doublement.
­D’une part, les décisions judiciaires ­construisent un ordre pratique
qui reconduit et réaffirme des normes de ­comportement, la défense du
bien c­ ommun ou de la bonne police. D
­ ’autre part, l­’affirmation d­ ’une
­compétence en matière de publication de la loi permet aux parlements
de c­ onstruire un discours politique par les remontrances qui prennent
une ampleur particulière au xviiie siècle, du fait de leur caractère
public2. Est alors reposée la question de la nature déléguée du pouvoir
des parlements3. Proche de cette parole judiciaire, mais ­connaissant
une définition spécifique par les mémoires policiers et toute une littérature dédiée, la parole policière prend également sa place dans cet
inventaire des formes de discours d­ ’autorité, q­ u’il s­ ’agisse de l­ ’autorité
du lieutenant général de police, de la prévôté mais aussi du pouvoir
municipal4. Chacun délivre, ­concurremment ou non, des ordonnances
destinées à mettre en ordre, matériellement, la ville et, ce faisant, en
propose une vision.
La parole ­d’en haut est donc une parole plurielle qui renvoie à un
empilement d
­ ’institutions, « ­l’imbroglio administratif » relevé par
Pierre Goubert5, mais qui expriment toutes une parole d
­ ’autorité.
Cette revendication ressort des enjeux de pouvoirs du haut au bas de
1 Gérard Sabatier, Versailles ou la figure du roi, Paris, Albin Michel, 1999 et Gérard Sabatier,
Le Prince et les arts : stratégies figuratives de la monarchie française, de la Renaissance aux
Lumières, Seyssel, Champ Vallon, 2010.
2 Néanmoins Marie Houllemare a montré que, dès le xvie siècle, la remontrance prend
une importance politique, « Secret des délibérations, publicité des procès : le Parlement
de Paris et l­’opinion au xvie siècle », dans Laurent Bourquin, Philippe Hamon, Pierre
Karila-Cohen et Cédric Michon, dir., S­ ’exprimer en temps de troubles. Conflits, opinion(s) et
politisation de la fin du Moyen Âge au début du xxe siècle, Rennes, PUR, 2011.
3 Alain Lemaître, dir., Le Monde parlementaire au xviiie siècle. L
­ ’invention ­d’un discours politique,
Rennes, PUR, 2010 et Frédéric Bidouze, dir., « Parlements et parlementaires de France
au xviiie siècle », Parlement(s). Revue d­ ’histoire politique, no 15, 2011.
4 Vincent Milliot, dir., Les Mémoires policiers, 1750-1850. Écritures et pratiques policières du
Siècle des Lumières au Second Empire, Rennes, PUR, 2006 ; Vincent Milliot, Un policier des
Lumières, Seyssel, Champ Vallon, 2011 ; Nicole Dyonet, « ­L’Ordre public est-il l­ ’objet de
la police dans le Traité de Delamare ? », in Gaël Rideau et Pierre Serna, dir., Ordonner et
partager la ville (xviie-xixe siècles), Rennes, PUR, 2011, p. 47-74.
5 Pierre Goubert et Daniel Roche, Les Français et l­ ’Ancien Régime. Tome 1 : la société et l­ ’État,
Paris, Colin, 1991, chapitre viii.
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Introduction
17
l­ ’échelle, q­ u’il ­s’agisse de la querelle des parlements ­contre le roi ou des
querelles picrocholines, mais rythmant la vie urbaine, entre municipalités et prévôtés au sujet des c­ ompétences policières1. Le discours atteste
alors d­ ’un rang et d­ ’une autorité qui ainsi se légitime. La production
­d’un texte ou ­d’un discours vise autant à obtenir une application ­qu’à
se manifester ­comme pouvoir parlant ayant la capacité d­ ’énoncer une
prescription. La répétition des mêmes textes ­d’une année sur ­l’autre à
­l’occasion d­ ’événements récurrents (feux de joie, usages des œufs pendant
le carême, Fête-Dieu) va dans ce sens.
Surgit alors une question sur cette parole, à savoir celle du rapport
entre oral et écrit. Les lettres ­d’Henri IV à la ville de Châlons montrent
que la correspondance revêt la même portée et appelle la même obéissance q­ u’une venue du roi sur place, pourtant attendue. Il ­n’en est pas de
même sur un plan diplomatique, où le héraut et ­l’ambassadeur parlent
au nom du roi, mais il ne ­s’agit alors plus ­d’une parole ­d’en haut, mais
­d’une parole entre égaux2. Le lit de justice est une autre irruption de cette
oralité de la parole du roi. À ces exceptions près, selon ­l’observation de
Laurent Bourquin au cours des débats du colloque, les rois parlent peu
et quelques mots suffisent le plus souvent. Cette rareté, réelle ou supposée, ­contribue à en renforcer l­’efficacité par le caractère extraordinaire.
Dans le quotidien, ­l’oral émanant des pouvoirs est rare à ­l’exception déjà
relevée des sermons et prônes. En revanche, le cri public lui redonne une
place, ­qu’il ­s’agisse de la publication ­d’une ordonnance, ­d’un arrêt du
parlement, ­d’un texte de paix… Le passage de ­l’oral à ­l’écrit souligne
une différence et autorise l­’apparition de stratégies d­ ’écriture3, dans la
mesure où le texte ­n’est pas seulement transcrit mais le plus souvent
retravaillé, ce qui ­confirme l­ ’existence de deux formes ­d’expression aux
finalités propres. ­Lorsqu’elle se manifeste, ­l’immédiateté de la parole
orale sanctionne donc doublement un moment ­d’exception. Les entrées
le montrent, mais toutes les processions qui sillonnent l­’espace urbain
à l­’époque moderne le font également. Elles sont en elles-mêmes une
1 Pour un exemple, Philippe Guignet, Le Pouvoir dans la ville au xviiie siècle. Pratiques politiques
de part et d­ ’autres de la frontière franco-belge, Paris, EHESS, 1990 et Philippe Guignet, Les
Sociétés urbaines dans la France moderne, Paris, Ellipses, 2005.
2 Lucien Bély, La Société des princes, xvie-xviiie siècles, Paris, Fayard, 1999.
3 Christian Jouhaud, Nicolas Schapira et Dinah Ribard, Histoire, Littérature, Témoignage,
Paris, Gallimard, 2009, et Nicolas Schapira et Dinah Ribard, dir., On ne peut pas tout
réduire à des stratégies, Paris, PUF, 2013.
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PAROLES D
­ ’EN HAUT
incarnation de la parole ­d’en haut, manifestation d­ ’un pouvoir par la
présence même, d­ ’un rang, que c­ onfirment ou remettent en cause les
multiples querelles de préséances, en tout cas ­d’un rapport ­d’autorité
avec les simples spectateurs.
Cela nous amène à un autre point crucial de la parole ici étudiée. Elle
vise en effet une efficacité, elle est en soi et se veut performative. Pour
ce faire, elle doit ­s’inscrire dans des codes et des normes qui répondent
à la situation de c­ ommunication ­concernée. Porteur d
­ ’une autorité,
­l’énonciateur doit donc en être physiquement empreint. Les curés,
incapables de parler de manière correcte ou emportés par leur haine,
voient leur sermon discrédité quel ­qu’en soit le ­contenu. Le ministre
incapable de répondre sans papier est accusé ­d’incompétence. Ceci renvoie
à la fois à ­l’image ­d’un ethos des élites, maîtres ­d’eux-mêmes et experts
dans la rhétorique, mais aussi à une vision incarnée de l­ ’autorité1. Il en
est de même à ­l’écrit où chaque mot porte sens. La parole ­d’en haut
se mesure et se valide aussi à un référent interne qui la légitime et en
garantit ­l’authenticité. ­L’un des moyens de porter ­l’efficacité est alors la
visibilité et la mise en scène. La publication, orale ou écrite, en est un
trait essentiel. ­L’affichage, ­l’annonce dans les prônes ou par les crieurs,
diffuse la parole et ce faisant en accroit l­ ’efficacité. L­ ’enregistrement et
la ­conservation par les institutions émettrices en montrent ­l’enjeu. Ils
marquent l­’accomplissement, servent de référence en cas de situation
identique. Ils font surtout système et prouvent la c­ ontinuité d
­ ’un
pouvoir. La transcription des ordres reçus par le roi, ­l’intendant ou le
gouverneur dans les registres de délibérations municipales en est une
marque2.
La mise en scène en est un autre aspect qui peut prendre la forme
du cérémonial ­complexe des entrées, du sacre à ­l’échelle royale, mais
aussi des illuminations qui accompagnent les feux de joie municipaux,
de la ­construction ­d’une chaire pour le sermon du dimanche, de l­ ’ordre
cérémoniel pour la publication de la paix, de ­l’entrée en robe rouge pour
les juges du parlement. Dans ces occasions tout fait sens et la parole ­d’en
haut ne peut être saisie que dans sa totalité intégrant lieu, moment, geste,
décor, vêtement. Tous ces marqueurs sont en effet signes ­d’une autorité
que l­ ’on ne peut usurper. C
­ ’est cette réalité et cette reconnaissance des
1 Marc Fumaroli, ­L’Age de ­l’éloquence, Genève, Droz, 2002.
2 Voir le cas ­d’Étampes dans Christian Jouhaud et alii, Histoire, Littérature, op. cit., chapitre iii.
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Introduction
19
signes qui expliquent la vitalité des querelles de préséances qui réactivent
à leur tour ce vocabulaire symbolique du pouvoir.
La correspondance donne une autre dimension de cette nécessaire visibilité. Dans sa volonté de c­ onstruire une relation de fidélité, le monarque
associe c­ onnivence et autorité. Pour cela, il fait participer la ville au secret
de ­l’État et de la guerre, rétablissant ainsi une relation de sujétion et
de ­confiance. La parole ­d’en haut, dans ses différentes acceptions, vise
en effet à ­l’efficacité et à ­l’accomplissement de son objet, ­qu’il ­s’agisse,
et sans exclusive, d­ ’une réaffirmation de fidélité, de l­’obéissance à une
loi, ­d’un rappel à l­’ordre, de l­’exécution d­ ’une sentence.
Se pose alors la question du dialogue et de la réception de cette
parole. Le plus souvent, elle ­n’appelle pas de réponse mais veut imposer une simple énonciation ou suppose une réponse acquise, ­comme le
montre Yann Lignereux pour les entrées. Pourtant, dans la pratique, le
dialogue est toujours présent, ne serait-ce que parce que la parole prend
place dans un espace public. Il peut prendre la forme de la présence aux
entrées et cérémonies, ­d’une réponse déférente à une lettre royale, ­d’une
remontrance du parlement, ­d’un silence à la place ­d’un acquiescement
attendu, d
­ ’une émeute éventuellement. Les cahiers de doléances en
fournissent pour ­l’époque moderne une mesure récurrente qui permet
de tracer l­’image des pouvoirs1. ­L’ouverture aux écrits privés, livre de
raison, journaux, mémoires, permet d­ ’aller plus loin (Gaël Rideau). Ils
soulignent que la parole d­ ’en haut fait l­ ’objet, chez beaucoup, ­d’un réel
travail de collecte, décryptage et analyse. Ce faisant, les auteurs tissent
un discours sur les autorités, dans un cadre toujours c­ ontraint bien sûr,
mais dont les variations soulignent la c­ onstruction ­d’une c­ onscience
politique dans un rapport ­concret avec les institutions. Le discours ou
la parole ­constitue en effet un espace de réception et de dialogue qui
ouvre la capacité ­d’avis et de critique, ­conditions même de ­construction
­d’une opinion2. Toutes les c­ ontributions ici rassemblées soulignent
­l’importance de cette réception et les modalités qui sont les siennes,
1 Roger Chartier et Denis Richet, Représentation et vouloir politiques : autour des états généraux
de 1614, Paris, EHESS, 1982 et Philippe Grateau, Les Cahiers de doléances. Une relecture
­culturelle, Rennes, PUR, 2001.
2 Jürgen Habermas, ­L’Espace public : Archéologie de la publicité ­comme dimension c­ onstitutive de la
société bourgeoise, Paris, Payot, 1988, et Stéphane Van Damme, « Farewell Habermas ? Deux
décennies ­d’études sur ­l’espace public », dans Patrick Boucheron et Nicolas Offenstadt,
op. cit., p. 43-61.
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PAROLES D
­ ’EN HAUT
q­ u’il s­’agisse de l­’attitude des évêques à l­’égard des textes pontificaux,
de la ville de Châlons face à Henri IV, des spectateurs de l­ ’entrée royale.
À cette dernière échelle se manifeste une c­ onscience des enjeux
politiques et la capacité à replacer une mesure précise dans un c­ ontexte
­d’énonciation et une trame plus c­ omplexe, ce que l­’on peut qualifier
de politisation. Étudier la parole ­d’en haut à ­l’époque moderne, de son
élaboration à sa réception en passant par les c­ onditions de son énonciation permet donc ­d’étudier ce rapport aux autorités et au politique.
Sous la Restauration, le théâtre apparaît c­ omme un espace politique
essentiel, mis sous les feux de la rampe par Corinne Legoy : il peut se
muer en copie de la scène du monde et offrir un espace de liberté porteur ­d’une certaine manifestation politique ; grâce à la performance des
acteurs, le théâtre met en scène une parole ­d’en haut fréquente et non
protégée par le cérémonial politique et ses codes. Dès lors, la censure
anticipe les captations de vers par le public qui, par cette appropriation,
croise sujet de la pièce et actualité ­contemporaine ; en parallèle, le travail des censeurs définit ce que le roi ne peut dire et ainsi, en creux, la
perception ­d’une parole ­d’en haut idéale. Sont proscrites les références
à la Révolution et à l­ ’Empire qui risqueraient de réactiver des divisions
ou de rappeler la faillibilité du pouvoir royal et de sa légitimité. Pour
autant, l­’attitude des censeurs peut varier et la barrière de l­’interdit
peut bouger, ce qui montre l­ ’importance du théâtre dans la mesure de
­l’expression de la parole d­ ’en haut.
Autre appropriation du discours politique, la rumeur, cet échange de
nouvelles non-vérifiées intégré dans ­l’ordinaire des ­conversations, irrigue
le corps social par une politisation dans les années 1870. François Ploux
montre l­’épanouissement de cette c­ ommunication informelle quand
se dilatent les frontières du politique. Les marchands ambulants et les
migrants en sont les vecteurs privilégiés, encouragés par la fragilisation
des légitimités. Peurs et ressentiments alimentent la fabrique des rumeurs
qui dévoile les modalités d­ ’intégration des fausses nouvelles. Les paroles
­d’en haut en sont également à ­l’origine, soit à travers le silence, soit par
le démenti qui témoigne des efforts de neutralisation de la rumeur.
­L’écart entre la profusion des signes et ­l’absence d
­ ’éducation nourrit
les allégations de machination, réinterprétation de la propagande par
la rumeur qui voit dans la fabrication de la parole ­d’en haut le signe
­d’agissements au détriment du peuple.
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Introduction
21
Par bien des aspects, le corps préfectoral joue au xixe siècle, selon
Pierre Allorant, le rôle de metteur en scène de la parole publique, au point
de rencontre de la parole officielle de l­ ’État et des élites provinciales : les
préfets assurent l­ ’organisation de la représentation, le choix des décors,
des places, des mouvements, du rythme et du jeu des acteurs, à partir
du livret rédigé par le ministre de l­ ’Intérieur. La soumission des petits
notables les réduit à une scène privée, ­jusqu’à ­l’essor des libertés parlementaires qui diffuse la parole publique, déclinant le théâtre parisien
dans des scènes de la vie province. La Troisième République a l­ ’habileté
­d’entendre la revendication du libre choix des maires, meilleurs ambassadeurs des intérêts locaux à Paris et de la République sur la scène de
leur arrondissement.
Jean Garrigues évoque « ­L’éloquence de l­’âge ­d’or parlementaire
1870-1914 », celle qui pouvait faire chuter un gouvernement d
­ ’un
mot. Cette éloquence est, en effet, souveraine parce que le Parlement
couronne alors le magister de la parole, ­qu’il est maître de son ordre
du jour, et que la plupart des orateurs y ont le plus souvent été formés
au cours de leurs études. Se c­ onstituent ainsi plusieurs générations
de ­l’éloquence : citons par exemple celle de Victor Hugo et Adolphe
Thiers, celle de Léon Gambetta et Jules Ferry puis celle de Jean Jaurès
et Georges Clemenceau, emblématiques d­ ’une évolution de l­ ’éloquence
classique vers ­l’efficacité performative. Mais tous savent jouer des effets
de manche et de gorge, user de la métaphore ou de la citation, savant
dosage de ­culture humaniste et de mise en scène, parce que tous veulent
faire vivre la délibération parlementaire.
Au sein de ce tableau des ténors de la tribune, Aristide Briand occupe
une place de choix. Christophe Bellon décortique la fabrication de son
discours, en prélude à l­’action, à partir du débat législatif clé de la
Séparation. Le rôle du « violoncelle de la voix » dans le tour libéral pris
par la loi est ici replacé dans le ­contexte parlementaire de la recherche
­d’une majorité, mais aussi relié aux caractéristiques même de la structure
souple du discours du rapporteur Aristide Briand, avant d­ ’articuler les
manifestations politiques de ce discours et ­l’application difficile, mais
possible, de la législation laïque.
Parachevant le passage en revue des grands orateurs parlementaires
de la Troisième République, Denis Pernot propose une étude de cas,
celle de « Barrès et la parole politique ». Journaliste de guerre dans
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PAROLES D
­ ’EN HAUT
l­’Écho de Paris de 1914 à 1918, ­l’écrivain exerce son « ministère de la
parole » en relayant la parole d­ ’en bas, celle des ­combattants ou de leurs
familles à travers les milliers de lettres q
­ u’il reçoit. Chroniqueur de
guerre, il la transforme en épopée pour maintenir ­l’union sacrée, lance
des campagnes de presse et tire son autorité de son rôle ­d’intercesseur.
Aux hiérarchies sociales d­ ’avant-guerre, Barrès substitue une nouvelle
hiérarchie, morale, du « mérite », celle des ­combattants. Sa fonction de
« secrétaire » des Chroniques de la grande guerre vaut pour le temps de la
bataille, alors que le retour à la paix met au jour son travail ­d’« interprète » des événements.
Le champ ­d’investigation chronologique de cette réflexion collective
pourrait être c­ ontesté, car il génère mécaniquement des anachronismes,
des approximations et des oublis. Comme cela a été souligné plus haut,
on peut déplorer que la période médiévale ­n’ait pas trouvé dans cette
réflexion la place qui lui revient. On pourrait aussi regretter que le
xxe siècle n­ ’ait été q­ u’effleuré, bien que les tables rondes aient permis
de donner un éclairage sur ­l’histoire immédiate. Mais ces lacunes sont
inhérentes à ­l’ambition qui était celle de ce colloque, et les leçons que
nous apporte cette approche du temps long de l­ ’histoire nous semblent
largement ­compenser les regrets suscités par ce projet.
Il ­s’inscrit, il faut le rappeler, dans un programme de travail beaucoup plus vaste, qui rassemble les historiens, les historiens du droit,
les littéraires et les civilisationnistes de l­’Université d­ ’Orléans autour
des liens entre normes, paroles et pouvoirs. ­C’est par définition un
programme transpériodique, dont la raison ­d’être est de souligner les
permanences historiques, tout en les ­confrontant aux ­contingences de la
­contextualisation. C
­ ’est donc un projet rare dans le monde universitaire
actuel, encore très marqué par ­l’émiettement disciplinaire et parfois par
le repli corporatiste. La thématique des Paroles d­ ’en haut justifierait à elle
seule d­ ’autres rendez-vous, tant elle est riche de perspectives. Mais elle en
suscite aussi bien ­d’autres, c­ omme par exemple sur la parole ­d’assemblée
et de délibération, sur la parole partisane, sur la parole de guerre ou de
diplomatie, sur la parole ­d’opposition ou des ­contre-pouvoirs et, bien
sûr, autour des mises en scène de la parole. À une époque où l­’image
semble avoir définitivement pris le pas sur le discours, ­c’est une œuvre
salutaire que ­d’étudier la parole dans ses rapports aux pouvoirs. « Il faut
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Introduction
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savoir ce que ­l’on veut. Quand on le sait, il faut avoir le courage de le
dire ; quand on le dit, il faut avoir le courage de le faire. » Attribuée à
Georges Clemenceau, cette formule nous renvoie aussi bien à l­ ’esprit du
présent ouvrage ­qu’à l­’ambition de ceux qui ­l’ont porté.
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