“Si un lieu peut se définir comme identitaire, relationnel et historique, un espace qui ne peut
se définir ni comme identitaire, ni comme relationnel, ni comme historique définira un non-lieu”
.
Officier de marine, Loti a été obligé de passer, bon gré, mal gré, beaucoup de temps au bord
des bateaux ou des navires. Le bateau est un morceau flottant d’espace, un lieu sans lieu, qui vit par
lui-même, qui est fermé sur soi et qui est livré en même temps à l’infinité de la mer.
Commen’importe quel autre non-lieu, c’est un espace dont on utilise les services pour arriver
quelque part. Cela n’est pas toujours valable pour ceux qui travaillent dans la marine, car ils ont le
temps de s’attacher à leurs navires, qui parfois se transforment en véritables maisons. Et ces
maisons peuvent former même des … villes ; comme il arrive, par exemple, en Chine, à l’opération
de 1900 à laquelle Loti participe, où les pavillons de guerre et les escadres des sept nations forment,
dans le port de Takou, un véritable habitat urbain. Comment peut-on se sentir dans une pareille ville
mobile dont l’aspect peut changer d’un moment à l’autre et dont le trait principal est l’instabilité?
C’est une véritable Babel où on perd tout repère! Mais le voyageur doit s’habituer à cette situation.
“Le désir que l’on a d’un gîte”
le guette à chaque moment, surtout s’il se trouve dans une situation
dangereuse, comme celle de Loti en Chine – guerre, attaques imprévues, instabilité.
Du bateau, il se voit obligé de passer à d’autres types de “résidences”, de plus en plus
exposées à l’imprévu, au danger. Il doit, par exemple, passer trois jours dans une jonque, menant
une “existence de lacustre” dans un espace très étroit, qu’il doit partager avec d’autres personnes :
“Et à présent, il va falloir, pour trois jours au moins, s’arranger une existence de lacustre dans le
sarcophage qui est la chambre de l’étrange bateau, sous le toit de natte qui laisse voir le ciel par
mille trous et qui, cette nuit, laissera la gelée blanche engourdir notre sommeil. Mais c’est si petite,
si petite cette chambre où je dois habiter, manger, dormir, en promiscuité complète avec mes
compagnons”
.
Cette promiscuité de la jonque semble rappeler l’atmophère des wagons-lits de Huysmans :
agglomération, odeurs diverses, obligation de supporter l’agression tacite de l’autre. Loti lui-même
va faire quelques références à cet ouvrage de Huysmans, mais dans un autre contexte. Au Maroc, au
beau milieu du désert, dans la solitude de sa tente où il respire l’air parfumé des fleurs, il trouve,
comme par hasard, une revue où il lit quelques fragments du Sleeping-car.
Quelles que soient les conditions, on finit presque toujours par s’y habituer. Si, au début, il
trouve que la jonque est horrible et inhabitable, ce “sarcophage” prend, petit à petit, par le soin de
quelques Chinois, un “air de recherche” qui, bien que barbare et drôle, le rend tout à fait acceptable.
En plus, la vie dans ces conditions peut avoir même des avantages, étant, d’une certaine façon,
l’équivalent d’une thérapie : ”C’est étonnant, du reste, combien on s’habituerait vite à cette
existence complètement simplifiée de la jonque, existence de saine fatigue, d’appétit dévorant et de
lourd sommeil”
.
Le voyageur doit donc s’habituer à ce désavantage que constitue le manque d’un logis ; il
sera compensé presque toujours par un tas d’autres avantages qui viennent diminuer cet
inconvénient. Des surprises très agréables peuvent parfois apparaître, comme il arrive à Loti en
Chine. Ici, il aura le plaisir d’avoir un “gîte d’étape” tout à fait confortable, aménagé dans les
annexes d’un vieux palais chinois. Cette fois, la froideur et le manque de personnalité spécifiques
aux non-lieux seront remplacés par un endroit chargé d’histoire, encombré de bibelots, de soies et
de boiseries mystérieuses.
Un autre espace qui peut être encadré dans la catégorie “non-lieu” est la tente. Elle va servir de
maison à Loti pendant son déplacement au Maroc. On a vu qu’à Takou, les navires et les bateaux
formaient une véritable ville mobile. La même chose arrive au Maroc, avec la seule différence
qu’ici la ville est composée de tentes. Il s’agit de quinze tentes qui abritent la légation de France,
Idem, p.100.
Loti, Pierre, Les derniers jours de Pékin, Paris, Calmann-Lévy, s.a., p.42.
Ibidem, p.57
Ibidem, p.67