United Nations Educational, Scientific and Cultural Organization
Organisation des Nations Unies pour l’éducation, la science et la culture
International Bioethics
Committee (IBC)
Comité international
de bioéthique (CIB)
Distribution: limitée CIP/BIO/95/CONF.002/5
Paris, 15 novembre 1995
Originale : français
Bioéthique et recherches en génétique
des populations humaines
______________
Rapporteurs : Chee Heng Leng, Laila El-Hamamsy, John Fleming, Norio Fujiki,
Genoveva Keyeux, Bartha Maria Knoppers et Darryl Macer
I. La génétique des populations
I.1 Qu'est-ce que la génétique des populations ?
Cette discipline a pour objet d'étudier les variations génétiques dans des populations
déterminées et, notamment, les aspects pertinents de la structure de ces populations, ainsi que
la variabilité géographique des séquences d'ADN et leur fréquence. Les changements dans le
temps et dans l'espace dépendent de facteurs d'évolution, dont les plus importants pour les
spécialistes sont : les mutations, la sélection naturelle (i.e. les différences dans les taux de
mortalité et de fécondité des types génétiques), la dérive (fluctuations aléatoires liées à la
taille démographique des populations) et les migrations. La génétique des populations traite
des caractéristiques des gènes au sein d'une population par opposition à la description de ces
gènes chez un individu en particulier. Le présent rapport concerne les populations humaines,
mais l'expression "génétique des populations" s'applique aussi à toutes les autres espèces
vivantes.
L'étude des relations biologiques entre groupes de populations humaines et la théorie
de l'évolution apportent un éclairage d'un large intérêt pour la compréhension de l'histoire
humaine. Les études sur les populations ne sont pas une nouveauté : de vastes enquêtes ont
été réalisées dans le monde entier au cours de ces quatre-vingts dernières années. Les
recherches classiques sur la diversité génétique se sont intéressé au polymorphisme des
antigènes, des protéines et des enzymes, par exemple le système HLA ou les groupes
sanguins. La génétique moderne est fondée sur l'analyse moléculaire du polymorphisme de
l'ADN. Alors que les travaux classiques portent sur les séquences exprimées, qui représentent
moins de 10% du génome, les études moléculaires sur la diversité du génome se concentrent
essentiellement sur des parties du génome qui ne sont souvent pas exprimées au niveau
phénotypique.
I.2 Les grandes tendances de la recherche en génétique des populations
I.2.1 L'épidémiologie génétique
Les populations isolées constituent la principale source d'observation des forces
génétiques à l'oeuvre dans l'évolution de l'espèce humaine. Si la fréquence des gènes
responsables de maladies particulières varie d'une population à l'autre, l'influence globale des
gènes sur la mortalité apparaît similaire. Les données généalogiques permettent de repérer les
migrations, de calculer les coefficients moyens de consanguinité ou de reconstituer la chaîne
de transmission de la maladie. La méthode utilisée pour établir un tableau généalogique et les
informations à recueillir dépendent des objets d'investigation, de la qualité et de la quantité
des données de base, et du but poursuivi. Certaines études incluent des recherches cliniques
additionnelles sur les maladies héréditaires ou des maladies courantes d'origine polygénique.
De telles enquêtes épidémiologiques ont été menées au niveau d'une ethnie, d'une région ou
au niveau international selon la maladie étudiée (par exemple, chez les juifs ashkénazes pour
la maladie de Tay-Sachs, en Europe, en Amérique du Nord et récemment dans d'autres pays
pour la mucoviscidose).
Les différences en matière de mortalité et de fécondité, ainsi qu'entre les données
anthropométriques dans des groupes consanguins et non consanguins, peuvent faire l'objet
d'études comparatives. Ces études permettent de tester la prédisposition génétique à l'aide de
marqueurs polymorphiques dans différentes communautés, qui peut également renseigner sur la
sensibilité génétique aux agents environnementaux. Il est ainsi possible de prévenir certaines
maladies multifactorielles en évitant soigneusement l'exposition aux agents incriminés.
La consanguinité et les familles de grande taille présentent un grand intérêt pour la
recherche en génétique des populations, mais les études sur les mariages consanguins risquent
de soulever de nombreux problèmes éthiques et sociaux. Les pays où les mariages
consanguins sont une tradition établie de longue date offrent un terrain propice à
l'épidémiologie génétique. De tels travaux peuvent utiliser de nombreuses sources de données,
comme les registres des naissances et des cès, les livrets de famille ou les enquêtes
anthropologiques ou médicales, ainsi que les données socio-économiques en vue d'explorer
les effets de la consanguinité.
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I.2.2 Le dépistage génétique
La génétique des populations n'est pas une discipline nouvelle. Mais les techniques et
le niveau d'analyse ont connu une évolution rapide. Les premières avancées ont été le résultat
d'enquêtes menées dans le monde entier sur la fréquence de maladies causées par un seul
gène. Puis on a procédé en laboratoire à des analyses d'échantillons de sang en vue d'établir la
fréquence des allèles dans les groupes sanguins, les protéines et les enzymes du système HLA
dans le monde entier. Certaines de ces études ont porté sur des échantillons anonymes
conservés dans des banques du sang. D'autres ont toutefois été réalisées sur des individus
sélectionnés au sein de populations cibles, tantôt vastes et ouvertes comme les Européens,
tantôt restreintes et isolées sur le plan linguistique, culturel, religieux ou géographique,
comme les Basques.
Sur la base de ces études, des programmes de dépistage massifs des gènes
responsables de maladies particulières ont été mis en place, par exemple pour la thalassémie à
Chypre ou pour la phénylcétonurie chez les nouveau-nés, dans de nombreux pays. Le
dépistage et les tests génétiques ont fait l'objet d'un autre rapport du Comité international de
bioéthique de l'UNESCO (CIB) et de nombreux autres travaux publiés par des chercheurs
isolés ou des organisations au cours de ces vingt dernières années (parmi les études récentes
sur la question, citons : Chadwick et al., 1993 ; Murray, 1993 ; McCarrick, 1993 ; "Nuffield
Council on Bioethics", 1993 ; Nielson et Nespor, 1994). De nombreux aspects des
programmes de dépistage actuels intéressent la recherche en génétique des populations, mais
d'autres problèmes importants comme celui du consentement collectif sont de nature
différente. De plus, si la recherche retient actuellement notre attention, il convient également
de penser aux applications et aux retombées du Projet sur le Génome Humain qui pourraient
fort bien concerner des populations entières. Aussi importe-t-il de réfléchir soigneusement
aux problèmes éthiques dans la mesure où ces programmes ont pour cibles des groupes entiers
d'individus asymptomatiques plutôt que des individus isolés se présentant spontanément.
I.2.3 Les variations spatiales et temporelles
Plus récemment, la biologie moléculaire a permit aux généticiens d'étudier les
variations spatiales et temporelles dans la fréquence des gènes. Plusieurs projets ont été
lancés indépendamment les uns des autres dans différents pays ; d'autres sont conduits à
l'échelle internationale, comme le "Projet sur la diversité du génome humain" (HGDP) destiné
à compléter le Projet sur le Génome Humain (HGP). Certaines études s'intéressent aux
variations moléculaires au sein des populations, tandis que d'autres analysent la diversité
génétique dans un contexte culturel plus large. Il est possible, et cela est fréquemment fait,
d'analyser des échantillons provenant de toutes les parties du monde. On considère néanmoins
que les groupes humains isolés, plus homogènes, livrent davantage d'informations aux fins de
la recherche génétique. Certains travaux portent également sur des échantillons d'ADN
anciens, car il est permis de penser que les liens entre les groupes humains contemporains
seront confirmés par les caractères génétiques de leurs ancêtres.
I.2.3.1 Les approches multidisciplinaires. De plus en plus, la diversité génétique est
replacée dans un contexte beaucoup plus large. Dans certains pays, les généticiens,
conscients dès le départ que seule une approche interdisciplinaire, holistique, permet une
vision raisonnable et une réévaluation de la diversité culturelle et génétique, l'ont étudiée chez
les populations autochtones locales. Aux fins du présent rapport, le terme "autochtone" est
utilisé au sens large pour désigner tout individu vivant dans une région du monde donnée et
non pas seulement les habitants qui la peuplaient à l'origine (cf. les "rapports sur les peuples
autochtones" de la Commission des droits de l'homme du Conseil économique et social des
Nations Unies). Les efforts conjoints déployés dans le cadre de projets de recherche
intéressant la plupart des disciplines, et notamment l'anthropologie, l'architecture, les arts, la
bactériologie, la médecine dentaire, la musicologie, la puériculture, la nutrition, la philosophie
et la médecine, ainsi que les services de soins de santé, permettent de cerner toutes les
caractéristiques des communautés isolées et de dégager un tableau beaucoup plus complet en
ce qui concerne des aspects tels que les réponses culturelles et biologiques de ces
communautés aux particularités de leur environnement, leur compréhension de la santé et des
maladies, les lois naturelles guidant l'agriculture, la sédentarisation et l'architecture, et leur
cosmogonie.
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Cette tendance à faire intervenir un large éventail de disciplines dans les études sur les
populations, et à associer la communauté aux recherches, est illustrée par le projet
"Expedición Humana" mené en Colombie par l'Institut de génétique humaine de l'Université
Javeriana avec le concours de tous les autres départements de cette institution. Ce projet vise
à étudier la diversité humaine (culturelle et biologique) d'une région du continent américain
qui a été un foyer important de son peuplement et des migrations en provenance d'Asie. Des
équipes de chercheurs appartenant à différentes disciplines se rendent dans des communautés,
qui ont été préalablement contactées et ont donné leur consentement, et expliquent les
différents aspects auxquels ils s'intéressent avant de leur demander une nouvelle fois si elles
acceptent de se prêter à leurs investigations.
L'information collectée par toutes sortes de méthodes (questionnaires, croquis,
enregistrements, etc.) est ensuite analysée et certains résultats ont déjà fait l'objet d'une série
de publications. Elle est communiquée aux communautés à toutes fins utiles. Cette façon
d'étudier la diversité des populations est moins réductrice qu'une simple analyse génétique et
nous ne pouvons que recommander de telles approches plus humaines du rôle de la science et
des scientifiques. Elle suscite toutefois l'attente d'un suivi et d'attentions soutenues - sous
forme principalement de services médicaux complets - à laquelle il peut être difficile de
répondre sauf à mettre en place des structures spéciales, ce qui coûte cher. Cela dépasse
généralement les capacités de chercheurs ou équipes de recherche indépendants et nécessite
un vigoureux soutien financier extérieur, le plus souvent de la part du gouvernement.
I.2.3.2 Le Projet sur la diversité du génome humain. Cette initiative dans le domaine de
la génétique des populations constitue, selon les termes de L.L. Cavalli-Sforza, “un projet
anthropologique international visant à étudier la richesse génétique de l'espèce humaine tout
entière” (Cavalli-Sforza, 1994). Ce projet doit son nom à la proposition lancée en 1991 dans
la revue Genomics d'entreprendre une étude systématique de la diversité génétique des
populations humaines. Toutefois, comme le HGP, ses origines sont beaucoup plus anciennes
puisqu'il s'appuie sur les travaux réalisés par les spécialistes de la génétique des populations
depuis de nombreuses décennies (Macer, 1991 ; Cavalli-Sforza et al., 1994 ; Cavalli-Sforza
et Cavalli-Sforza, 1995). La "Human Genome Organisation" (HUGO) a relevé le défi en
créant un Comité ad hoc chargé de mettre sur pied un projet mondial. En janvier 1994, le
Conseil de HUGO a décidé que cette Organisation continuerait de superviser l'élaboration du
Projet ("HGD Committee of HUGO", 1994 ; Kahn, 1994). Les efforts déployés sous les
auspices de HUGO visent à promouvoir la participation de tous les pays et la coordination des
recherches.
Les objectifs scientifiques du HGDP tels qu'ils sont définis dans le "HUGO Summary
Document" de 1994 sont les suivants :
a) “explorer les variations affectant le génome humain à travers l'étude
d'échantillons prélevés dans des populations représentatives de tous les
peuples du monde,”
b) “et à long terme, créer une banque d'informations pour le bénéfice de
l'humanité tout entière et de la communauté scientifique internationale. Cette
banque prendra la forme d'une collection d'échantillons biologiques
représentant les variations génétiques dans les populations humaines du
monde entier, ainsi que d'une base de données génétiques et statistiques
ouverte et à long terme sur les variations au sein de l'espèce humaine qui
s'enrichira au fur et à mesure que les échantillons biologiques seront analysés
par les scientifiques du monde entier”.
L'intérêt scientifique du HGDP tient essentiellement à ce qu'il permettra :
a) d'approfondir notre compréhension de l'histoire et de l'identité humaines ;
b) de mieux connaître les facteurs environnementaux et génétiques intervenant
dans la prédisposition et la résistance aux maladies, objectif de ce que l'on
appelle l'épidémiologie génétique ;
c) d'encourager le développement des laboratoires locaux où seront collectés et
analysés les échantillons génétiques.
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Même si de nombreuses études ont été réalisées à ce jour sur l'évolution des cultures et
des langues et la génétique des populations (voir par exemple Cavalli-Sforza et al., 1988,
1992 ; Sokal et al., 1992 ; Feldman et Zhivotovsky, 1992) et si elles ont mis en évidence
certaines corrélations entre données génétiques, culturelles et linguistiques, une enquête plus
systématique portant sur un plus grand nombre de populations permettra de développer les
connaissances déjà acquises et de vérifier les théories actuelles.
Les différences linguistiques suggèrent l'existence de quelque 5000 groupes de
population dans le monde. A court terme, le HGDP tentera d'étudier environ 500 d'entre eux.
A supposer que certains refusent de participer, il ne sera pas difficile d'en trouver d'autres. On
compte donc être en mesure de collecter des échantillons auprès d'un grand nombre de
populations consentantes. Si les fonds disponibles ne permettent pas une collecte à aussi
grande échelle, les données réunies n'en seront pas moins utiles à la science (voir par exemple
Cavalli-Sforza, 1995).
Il était prévu initialement de collecter des échantillons au sein des populations isolées,
dont certaines font déjà l'objet d'études de génétique des populations. Des représentants de
groupes autochtones s'en sont alarmés, craignant que les informations recueillies ne viennent
renforcer l'ostracisme dont ces groupes sont déjà victimes (Lock, 1994). Toutefois, on
envisage à présent de contrôler les opérations au niveau régional plutôt que central et de
prendre pour cible l'ensemble des populations et non plus seulement les groupes autochtones.
Les noms des donneurs ne seraient pas transmis à la banque centrale et les règles établies en
matière de respect de la vie privée seraient appliquées, garantissant ainsi l'anonymat des
personnes.
La création de lignées cellulaires permet de disposer en permanence des données
concernant l'ADN d'individus d'une population. Pour assurer la pérennité de cette source
d'informations, il conviendrait de constituer au moins deux collections indépendantes et
physiquement distinctes dans des pays différents. Le comité chargé du HGDP au sein de
HUGO a indiqué que l'accès à ce matériel serait gratuit, hormis une participation modique aux
frais de maintenance. Toutes les données seraient communiquées au centre d'information
principal, où seraient également tenues à jour des bases de données informatisées relatives à la
carte génétique et aux séquences. Des efforts sont également faits pour mettre au point des
techniques moins coûteuses de stockage et de séparation des marqueurs microsatellites qui
pourraient être utilisées par les laboratoires locaux, ne disposant que de moyens restreints,
afin qu'il puisse participer pleinement au projet.
I.2.3.3 Analyse d'ADN ancien. L'une des tendances récentes de la recherche génétique
consiste à analyser des échantillons d'ADN anciens, prélevés sur des fossiles ou des restes
humains en état de conservation - cheveux ou tout autre élément de l'organisme contenant de
l'ADN. Les scientifiques n'ont aucune certitude concernant l'ampleur des mutations affectant
au fil du temps les restes ainsi stockés. Ces restes constituent néanmoins un matériel
supplémentaire pour l'étude des mécanismes de l'évolution. Les analyses effectuées sur le
cadavre congelé vieux de 7000 ans, qui a été découvert dans les Alpes autrichiennes, sont un
exemple de l'exploitation possible d'échantillons d'ADN anciens (Bahn et Everett, 1993).
Cependant, il risque d'être impossible de retrouver des personnes habilitées à autoriser le
prélèvement. Le problème du consentement se pose également dans le cas de l'utilisation des
tissus d'individus récemment décédés. En 1995, un urologue a prélevé du sperme sur un
cadavre à la morgue de New York à la demande de la veuve du défunt. Le sperme attend en
cryoconservation l'admission de la veuve dans une clinique locale pratiquant la fécondation in
vitro ("Sperm extracted from corpse is world first". Guardian, 21 janvier 1995, p. 12).
Certaines cultures risquent d'être violemment opposées à de telles pratiques. Des échantillons
d'ADN peuvent être prélevés sur des individus récemment décédés ou sur des sites sacrés
mais présentant un intérêt archéologique, tels que des nécropoles ou des champs de bataille.
De tels échantillons livreraient à n'en pas douter aux historiens toutes sortes d'informations
précieuses sur la continuité des établissements et les migrations de telles ou telles ethnies. La
recherche anthropologique doit-elle pour autant prendre le pas sur les valeurs culturelles et
religieuses concernant le respect dû aux morts ?
La propriété des échantillons est parfois revendiquée par les personnes se considérant
comme les descendants des donneurs. En Israël, une loi fait obligation d'inhumer de nouveau
tous les restes humains anciens mis au jour, quelle que soit leur appartenance religieuse
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