Probing to Know and be Known - Groupe d`étude sur l`intersubjectivité

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Slavin, M O. & Klein, E.J. (2013). Chapter 10, The Origins of attachment: Infant Research and Adult
Treatment. Beebe, B. & Lachmann, F.M., Routledge; New-York.
Probing to Know and to Be Known
Existential and Evolutionary Perspectives on the
« Disorganized » Patient’s Relationship with the analyst
Traduction : Maurice Carrier
Révision : Nadine Gueydan
Les stratégies humaines pour connaître l’autre et être connu de lui
Perspective existentielle évolutionniste sur la relation entre le patient
« désorganisé » et son analyste
Malcolm Owen Slavin et E. Joyce Klein
Une relecture du scénario d’attachement de type «D» au cours du
développement et dans le traitement
Notre étude s’est attachée à élargir le tableau, que Dr Beebe dépeint avec une
extraordinaire précision, des interactions désorganisées dans l’attachement précoce
dans la dyade mère-enfant et, par extension, thérapeute-patient.
D’emblée nous proposons une relecture des scénarios d’attachement – de
l’attachement sécurisant jusqu’à l’attachement désorganisé – à partir d’un double
ancrage théorique mariant les perspectives existentialiste et évolutionniste. Bien que
notre position admette sans restriction les aspects aberrants et pathogènes de
l’attachement désorganisé, nous désirons attirer l’attention sur la dimension humaine
universelle du conflit, de la multiplicité et des stratégies pour duper et se duper.
Particulièrement aigus dans les interactions désorganisées, ces aspects habitent
néanmoins toutes formes de relation humaine.
Nous porterons une attention particulière aux tentatives empressés du patient
«désorganisé» pour jauger la capacité du psychothérapeute à composer avec les
expériences de terreur existentielle et de conflit appartenant à l’un ou à l’autre des
protagonistes. Nous souhaitons par-là ajouter à la description clinique déjà
remarquable des auteurs Beebe et Lachman de la stratégie employée pour «connaître
et être connu » au sein des interactions humaines les plus précoces.
Terreur existentielle, multiplicité, quête de vérité et de réciprocité
Commençons par un cas particulièrement représentatif d’interaction
développementale entre une mère et son enfant. Non pas que les protagonistes
démontrent un style d’interaction désorganisé – loin de là – mais leur aptitude à
mettre en mots certains enjeux cruciaux donne un aperçu de ce qu’on peut concevoir
comme des enjeux humains inscrits dans toute forme de négociation
développementale (Slavin, 2011).
Noah, le fils de 6 ans de ma patiente Sarah, est terrifié d’aller se coucher.
Fasciné par tout ce qu’il voit de violent et de dangereux aux informations télévisuelles,
il attire constamment l’attention de ses parents sur ces aspects de l’actualité, alors
qu’eux-mêmes, comme la plupart d’entre nous, n’y portent que très peu d’attention. Le
soir, il craint que quelqu’un entre dans sa chambre, le kidnappe et le tue. Aucun
traumatisme significatif n’a pu être identifié dans son passé. Pas d’évidence de
traumatisme, personnel ou social, à partir duquel nous aurions pu situer son
expérience et lui donner sens.
Sarah me raconte qu’à l’heure du coucher elle prend le temps d’écouter son fils
exprimer son angoisse de mourir, lui répond qu’elle comprend sa peur de perdre
quelque peu son lien à elle et à son papa et tente de le rassurer sur le fait que son
monde à lui n’est pas aussi dangereux qu’il l’imagine. Il écoute, mais ses angoisses
persistent.
À mesure que nous en discutons en analyse (en explorant les thèmes familiers
à Sarah de culpabilité et d'anxiété), nous réalisons que Noah perçoit peut-être un
aspect de notre monde et de ses dangers qui sont à peine tolérables pour nous, c’està-dire pour Sarah, son mari et moi-même. Sans doute l’enfant cherche-t-il à se faire
rassurer ; mais il cherche aussi la reconnaissance et le partage de ce qu’il voit (en fait,
beaucoup trop) par son état hautement perceptif et encore peu équipé en défenses.
Sarah décide de lui dire qu’il désire peut-être qu’elle et son papa admettent que
ce qu’il voit et entend est réellement effrayant. Qu’il est possible qu’elle et son papa
soient tellement habitués à voir et à entendre ces choses terrifiantes qu’ils ne les
sentent plus et ne les voient plus autant que lui. Noah s’apaise. Toujours apeuré, il se
montre plus disposé à en parler et à entendre ce que sa mère lui dit.
Peu après, au moment de se coucher, la conversation suivante a lieu :
Noah : Mais, Maman, je pense que… peut-être que t’es pas assez forte pour
me protéger.
Maman : Mais nous sommes des adultes forts. Tu es en sécurité ici avec nous
et nous t’aimons beaucoup.
Noah : Mais, Maman, tu t’aimes toi-même plus que moi.
Maman : Ah, pas vraiment… Je… ah… les parents… aiment leurs enfants
autant qu’ils s’aiment eux-mêmes.
Noah : Mais, maman, je pense que je m’aime moi-même plus que toi.
Maman : Bon, c’est probablement ainsi que ça doit être pour les enfants. Tu as
besoin de t’aimer toi-même beaucoup, probablement que tu dois t’aimer le plus.
Noah continue d’avoir peur de s’endormir.
À la séance suivante, Sarah me rapporte s’être sentie émotionnellement
déstabilisée et poussée à la limite de sa compréhension par les paroles de son fils,
tout en étant passablement admirative de la candeur désarmante de ses propos.
Comprendre qu’elle et le père de Noah puissent explicitement reconnaître la
validité des perceptions de l’enfant semble lui donner le courage d’aborder l’énorme et
épineuse question : comment naviguons-nous entre notre amour de nous-mêmes et
notre lien aux êtres qui nous sont chers ; dans la tension soi-autre qui se mêle aux
impressions émergentes de compréhension, de foi et d’amour face aux
préoccupations multiples de chacun et face aussi à la terreur existentielle sousjacente. Candidement, l’enfant confronte les petites tromperies quotidiennes envers
soi ou autrui qui s’insinuent inévitablement dans le champ expérientiel.
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Sarah en vient à se sentir capable de communiquer à son fils que, d’une
certaine manière, alors qu’elle l’aime énormément, elle est aussi impliquée dans les
activités de sa propre vie, en particulier dans son travail. Il est vrai que parfois cela
détourne ses pensées de lui, l’attire vers des choses et des gens en dehors de lui.
Elle convient – dans des mots accessibles (même si, dans le cas de Noah, cela ne
pose pas problème) – que cette tension, cette multiplicité existe à l’intérieur d’elle. Il
s’est avéré que Noah a fort bien reçu cet aveu.
Quelques soirs plus tard, Sarah revient sur le sujet en disant à Noah qu’elle a
repensé à leur conversation : « Tu semblais, dit-elle, percevoir quelque chose à mon
sujet et à ton sujet plus clairement que moi… Tu as vu que je t’aime aussi fort que je
peux imaginer aimer quelqu’un, et qu’il y a aussi d’autres choses que j’aime ou que
j’aime faire – des choses qui conduisent mon esprit parfois loin de toi ».
Noah la regarde un moment, puis hoche de la tête comme pour montrer qu’il
l’entend bien. Il semble beaucoup plus calme, se niche dans ses couvertures,
complètement détendu, et s’endort. Dès lors, les choses s’apaisent et tout rentre dans
l’ordre.
Sources de danger et de sécurité au sein de la famille : anxiété existentielle
commune, intentions divergentes, multiplicité et duperie
De quoi est-il question dans cette interaction ? De l’effort mené par Noah pour
sécuriser son attachement, face à la noirceur, l’isolement, les dangers fantasmés et
les menaces du monde externe. Assurément, mais d’autres dimensions émergent de
ce récit. En voici quelques-unes :
Nous voyons l’histoire de Noah et de Sarah comme l’illustration-type d’un
contexte relationnel plus large au sein duquel se construisent toutes les significations :
que nous conférons du sens à la vie dans l’espoir d’un monde suffisamment
sécurisant, compréhensible et fiable. Il est clair qu’une fois établie, l’enveloppe
«sécurisante» est susceptible de se dissoudre dans chaque événement de la vie,
dont, bien entendu, les expériences aberrantes et traumatisantes. Dans le cas des
futurs enfants désorganisés, comme nous le constatons dans les séquences
interactives rapportées par Beebe et Lachmann (2013), les négociations précoces de
la dyade mère-enfant sont « caractérisées par des attentes de détresse et
d’incohérence émotionnelles » (Beebe et al, 2010, p.7), mettant ainsi à l’épreuve
l’aptitude de l’enfant à se créer un monde sensé et prévisible.
Devant un tel abîme existentiel apparaît clairement le pouvoir structurant des
interactions humaines, ne serait-ce qu’à travers le visage animé d’une mère. Comme
l’a démontré Tronick (1989) avec son dispositif du visage impassible, après seulement
deux minutes de privation de toute forme d’interaction (même dérégulée,
incompréhensible ou intrusive), l’enfant s’abîme dans une détresse de perte de
connexion au monde et de perte d’impact sur ce qui, normalement, se présente à lui à
travers l’animation faciale et les vocalisations de sa mère.
Toutefois, l’évidence de ce besoin du petit humain ne traduit peut-être pas tout
ce qui se joue alors. Cela ne serait même qu’une partie de l’histoire. La réaction
intense de l’enfant pourrait également révéler une expérience ancestrale d’un
sentiment d’«absence» et de vide, prêt à surgir à tout moment, terreau de l’anxiété
d’annihilation. Dans cette hypothèse, la présence expressive de la mère non
seulement répondrait à un besoin constitutif d’être en interaction, mais agirait comme
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un antidote vital à la terreur existentielle. Et pas uniquement au besoin de l’enfant de
ressentir la présence maternelle comme protection contre les dangers externes – ce
qui constitue le cœur du concept d’attachement mis de l’avant par Bowlby (1969). La
présence maternelle imprègnerait également l’enfant de quelque chose qu’il doit
ressentir dans ses entrailles : quelque chose qui existe entre lui et l’abîme – un abîme
«dedans-dehors» qui ne provient pas simplement de l’absence de la mère, mais dont
la présence de la mère le préserve (Slavin, 2011). À ce titre, nous pouvons voir
l’attachement de Noah à sa mère, en deçà ou au-delà de toute interaction observable,
comme un attachement à une figure quasi-divine par qui survient le sens, à un de ces
«dieux parentaux de l’enfance», comme le suggère Hoffman (1998).
Notons que la coloration magique et sacrée du lien nous situe déjà au-delà des
dimensions rationnelle ou affective généralement associées à l’expérience de
parentage. Les parents quasi-divins procurent à l’enfant, dans un cadre d’intimité et
d’autorité, les idéalisations et les reconnaissances nécessaires à l’établissement d’une
subjectivité sur laquelle fonder l’espoir – la confiance de base envers un monde
signifiant et fiable, un monde suffisamment sûr pour y vivre et, inévitablement, y
mourir.
Comme le décrit si bien Beebe : «… le retrait maternel face au poupon en
détresse compromet les capacités interactionnelles et la cohérence émotionnelle de
l’enfant désorganisé (et non sécurisé) qu’il risque de devenir. On qualifie ces enfants
de « frénétiques », non reconnus dans leur détresse, et on relève leur impuissance à
influencer leur mère pour y répondre» (Beebe et al. 2010, p.109).
Ces interactions dommageables vont sans aucun doute forger le champ
expérientiel de l’enfant et distordre son expérience du monde – empêchant la création
d’un espace transitionnel suffisamment bon par lequel s’opère normalement la
fonction d’amortisseur du parent quasi-surnaturel. Mais il ne faudrait pas laisser ces
incidences externes brouiller le fait que les interactions désorganisées ne sont pas la
seule origine de la propension humaine à éprouver de la terreur existentielle. C’est
une frayeur à laquelle nous sommes tous exposés, tout comme Noah, parce que nous
avons en nous la capacité d’être conscient des réalités existentielles que sont la
finitude et les pertes, tout comme l’altérité inscrite à même nos relations les plus
proches.
Certes, ces réalités universelles sont vécues de façon plus aigüe chez ceux qui
furent des enfants désorganisés. Plus aigüe au sens où, bien que leur expérience soit
marquée par une « distorsion », au sens étroit et normatif du terme, leur sensibilité
accentuée les précipite plus intensément dans le champ expérientiel auquel tout un
chacun est confronté. Selon nous, les enfants désorganisés sont privés de la fiabilité
et la vitalité de la fonction parentale quasi-divine – fonction presque surnaturelle qui
rend possible l’expérience du sens si éphémère et facilement perdu. Leurs
traumatismes les installent dans une conscience aigüe et directe de ces aspects de la
vie et des complexités relationnelles. Conscience qui, de surcroît, comme on le voit
dans le récit de Noah et Sarah, révèle les niveaux dissociés de notre propre anxiété et
accentue le douloureux inconfort de la multiplicité de nos besoins et motivations.
Outre ce que nous avons qualifié d’antidote contre les sentiments extrêmes de
solitude, la fonction parentale quasi-divine implique, pour le parent, de se replonger
dans ses propres versions de l’anxiété existentielle qui prend forme chez l’enfant.
Mises en évidence à travers les questions de Noah et les conversations analytiques
de Sarah, mais déjà détectables dans les gestes maternels du tout début de la vie, les
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anxiétés de l’enfant confrontent inévitablement le parent à sa propre histoire
existentielle. Et cela se passe dans la complexité des préoccupations de chacun,
complexité potentiellement conflictuelle dans la famille humaine. De plus, dans les cas
d’enfants désorganisés, Beebe et Lachmann observent que les traumatismes inscrits
dans l’histoire de la mère perturbent sa capacité à répondre avec empathie aux
besoins de l’enfant.
Négocier l’altérité d’une semi-déité
Le questionnement insistant de Noah met en lumière les efforts de sa mère
pour entretenir une illusion de sécurité suffisamment bonne et efficace dans ce monde
affolant. Sarah (ainsi que son mari) doit alors rencontrer son propre aveuglement à la
violence du monde et secouer sa confortable mais illusoire croyance en un monde
familier et rassurant. Elle doit revisiter et se donner autrement l’assurance de ses
forces vives et de son pouvoir de protection.
Comme toute mère qui, comme Winnicott (1965) le lance en boutade, «hait son
enfant dès le départ» (ce qui renvoie non pas à l’affect de haine comme tel mais à
l’inévitable collision des subjectivités respectives), Sarah se confronte aux défis que
lui présentent les questions de Noah, plus particulièrement ceux en lien avec sa
manière à elle de composer avec ses propres besoins, lorsqu’ils sont en conflit avec
ceux de son fils.
Les travaux de Beatrice Beebe (Beebe et al. 2010) présentent des versions
considérablement plus extrêmes de ce qu’elle appelle « conflits affectifs dyadiques ».
Cela se produit lorsque les besoins et préoccupations d’une mère sont
particulièrement éloignés de l’état de détresse affective de l’enfant. Les mères
d’enfants désorganisés donnent en effet l’impression de tenir fortement à leurs
propres états et de vouloir modifier celui de leur enfant– ne serait-ce qu’en affichant
leurs affects dissonants comme se montrer surprises ou souriantes lorsque l’enfant
est en détresse. De telles aberrations sont parfois accentuées par des phrases du
genre « Ne soit pas comme ça » ou « Arrête de pleurnicher, tu devrais être content ».
La mère peut aussi tenter de se faire comprendre en fixant son regard ailleurs et/ou
en surgissant brusquement tout près de l’enfant.
Des comportements aussi mal ajustés ont assurément des effets pathogènes.
Or, une autre fascinante recherche menée par Jaffe, Beebe, et al. (2001) a démontré
que des comportements d’accordage de rythmes vocaux trop bien synchronisés
prédisent un attachement insécurisé. Pour nous, l’idée qu’il puisse y avoir un niveau
d’accordage approprié situé à mi-chemin entre une coordination très serrée et son
déficit va dans le sens de notre hypothèse stipulant que le conflit, à la fois intra- et
intersubjectif, est un défi relationnel universel. Les interactions d’attachement
désorganisé ne reflètent certes pas les moyens normaux et attendus d’exprimer les
divergences propres à l’altérité. Mais les conflits relationnels et existentiels sousjacents – auxquels les comportements mal ajustés offrent des réponses aberrantes –
sont, de notre point de vue, un enjeu incontournable des relations humaines, même
les plus intimes.
Ainsi, lorsque Sarah jongle intérieurement pour se réguler elle-même tout en
s’ajustant à son fils bien-aimé, on est témoin de la multiplicité naturelle d’une mère.
Une subjectivité complexe qui se manifeste parfois par un état de dissociation tout-àfait normal mettant en jeu des exigences internes difficiles à concilier (Benjamin,
1995). La multiplicité de la mère renvoie alors à une dimension déterminante de cet
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arrière-plan que constitue un milieu affectif normalement et suffisamment bienveillant
(Slavin, 2010 ; Slavin & Kriegman, 1992). L’exigence d’avoir à composer avec ses
propres angoisses existentielles se combine à la pression morale exercée par la
divergence des besoins (« les miens contre les tiens ») et au déploiement de
stratégies trompeuses pour les deux. Cette situation représente le terrain universel sur
lequel toutes les mères et leur progéniture se rencontrent. Mais, encore une fois, dans
les dyades mère-enfant désorganisées, l’expérience est plus intense et plus complexe
que dans la gamme des conflits relativement normaux. Pour une mère affligée ellemême de pertes précoces non résolues, les défis existentiels pourraient s’avérer trop
pénibles pour risquer de gérer ces divergences d’intérêt avec son enfant.
La capacité à sonder l’autre :
le pouvoir de l’enfant dans le processus d’attachement
La vision évolutionniste contemporaine soutient que, chez le petit de l’humain,
s’est développée une aptitude intérieure hautement complexe : l’habileté à anticiper
les défis existentiels et à naviguer à travers ceux-ci, dont celui de trouver du sens
dans une configuration relationnelle où l’un comme l’autre cherche à réguler ses
angoisses d’annihilation, à gérer sa propre multiplicité et à tenir compte des
programmes discordants (Hdry, 2010 ; Slavin, 2010 ; Slavin & Kriegman, 1992).
Noah travaille à se doter d’un espace transitionnel où, à l’occasion d’un
échange, une véritable connexion avec le monde s’établit : un espace de contact avec
une mère dont le cœur est divisé et se complaît dans l’illusion. Il cherche une
«déviation expressive personnelle» spontanée, dirait Hoffman (1998), portant au jour
ce qui est habituellement dissimulé derrière les mots, les rituels, les rôles, les valeurs
et la vision du monde de l’adulte : «Les parents aiment davantage leurs enfants
qu’eux-mêmes …». À sa façon, Noah sonde activement pour connaître par ces
interactions, comme il nous est montré tout au long de ce livre, les aspects les plus
enfouis de sa mère. Il cherche à faire émerger en elle la capacité de reconnaître ce
qu’elle se cache à elle-même.
Cette habileté à tester, vérifier, scruter et capter la nature de l’altérité parentale,
sa multiplicité et ses auto-duperies, voilà ce que l’on entend par « sonder » l’autre.
Une capacité qui est poussée à sa limite quand le parent lutte, comme la mère
désorganisée, pour maintenir aveuglément des perceptions stables, bien que fragiles,
de soi et de son enfant.
Sonder les angoisses existentielles, la multiplicité
et les auto-duperies du thérapeute
Quelle valeur clinique peut-on attribuer au fait de dépeindre en termes
universels l’arrière-plan existentiel et évolutionniste de l’attachement? Une
observation clinique vient nous en démontrer le bien-fondé. Selon notre expérience,
les patients qui ont dû grappiller pour obtenir quelques miettes de loyauté de la part
de leur parent désorganisé sont généralement devenus extrêmement sensibles aux
défis existentiels de l’expérience humaine, dont nul n’est épargné. Nos patients
présentant un profil désorganisé – les soi-disant « cas-frontières » – n’ont pas
seulement souffert des distorsions et effets dérégulateurs des comportements
chaotiques de leur parent dissocié ; ils ont aussi vécu à l’extrême le côté obscur,
instable et conflictuel de toute forme d’attachement. Ils ont connu le vide existentiel, la
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précarité de toute tentative d’élaboration de sens, la potentielle perte de soi propre à
l’expérience humaine.
L’adulte dont l’enfance a été marquée par un attachement désorganisé est
donc plus susceptible d’éprouver l’âpreté sans médiation de la condition humaine. Il a
été brutalement exposé aux terreurs existentielles que d’autres tiennent au loin par
des moyens de dissociation adaptative. Pour le patient à l’attachement désorganisé,
le caractère traumatique de ces expositions le confronte à ces vérités crues. Le
comportement de la mère est un traumatisme qui ne s’apaisera pas tant que les
messages qu’il porte ne seront pas entendus : d’une part le message de l’atroce
douleur d’une expérience singulière, et d’autre part, la vérité universelle et salutaire
des dangers existentiels que son enfance désorganisée l’a particulièrement équipé à
reconnaître.
L’un de ceux-ci réside dans la résonnance de ce traumatisme sur la scène
thérapeutique, mais non pas comme une simple répétition transférentielle de la dyade
primitive. Ici, la «crainte de répéter» (Ornstein, 1974) dépasse largement la
«compulsion à répéter».
Afin de permettre au passé traumatique de se dire, la personne désorganisée
doit d’abord interpeller et inviter au dévoilement les manières propres au thérapeute
de faire face à l’angoisse d’annihilation (les pertes et la mort) et aux conflits
d’allégeance (amour pour soi et pour l’autre). Ces offensives commencent
habituellement par une sorte de dénonciation des duplicités de ce dernier. Le patient
parviendra-t-il par ce moyen à voir qui est vraiment son thérapeute? Parviendra-t-il à
faire viscéralement la différence entre son thérapeute et sa mère ? Une mère qui était
trop submergée par ses propres dilemmes existentiels pour faire bénéficier son enfant
de la puissance d’une semi-déité ou de la reconnaissance authentique de ses
besoins, et ce malgré les efforts de celui-ci pour aller la chercher à cet effet.
D’ailleurs, beaucoup de ce que nous sommes tentés de voir comme de la
manipulation (demandes d’adaptation du cadre thérapeutique, questions personnelles
ou toutes autres façons de tester le thérapeute), est en réalité une quête tous azimuts
d’un attachement sécurisant. Une quête de quelqu’un dont le sens de soi serait assez
construit pour ne pas comporter le risque de répéter les comportements de la mère
désorganisée.
L’expérience d’un objet-soi idéalisé, d’un thérapeute constant dans ses
réponses en miroir et capable de surmonter les tensions, peut temporairement faire
figure de semi-déité. Mais si, face à l’insistance du patient, l’idéalisation du
thérapeute, sa présence en miroir et de jumelage ne s’ouvrent pas sur une plus
grande vulnérabilité réciproque, alors le patient risque de se sentir encore très seul.
Le thérapeute est alors ressenti comme se cachant lui-même, forme par excellence
de la non-reconnaissance et du retrait émotionnel.
Existe-t-il une perspective analytique qui embrasse ces grands enjeux
dialectiques existentiels ? Pas à notre connaissance. Cependant, cette réflexion sur
l’élargissement au genre humain du contexte existentiel nous permet de formuler les
forces les écueils potentiels des différentes pratiques analytiques.
La posture classique de neutralité renforce le plus souvent le sentiment de
défectuosité que l’on ressent devant un interlocuteur distant et en retrait. On connaît
les effets dévastateurs du visage impassible et de l’opacité de l’autre. A l’inverse, il
arrive parfois que le patient désorganisé apprécie l’attitude autoritaire, l’ « aura »
d’invulnérabilité ou l’imperturbabilité de l’analyste classique, lequel fait alors figure du
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demi-dieu tant attendu. Dans notre expérience, cette idéalisation s’effrite lorsque le
patient commence à percevoir les peurs et les défenses du thérapeute arborant
l’armure de la soi-disant posture analytique. La rupture culmine avec la colère
grandissante, probablement désespérée, du patient, et avec ses vaines tentatives,
dès lors perçues comme pathologiques, de sonder le thérapeute.
La posture empathique, telle que recommandée par la psychologie du soi et la
théorie des systèmes intersubjectifs, s’avère un puissant antidote contre les
dérégulations précoces et les failles d’un contexte d’attachement désorganisé.
Toutefois, à nos yeux, une vraie connexion empathique s’incarne dans une posture
relationnelle accomplie [pleinement réalisée] plutôt qu’à travers l’application d’une
technique. De plus, si vitale soit-elle, l’immersion empathique la plus aimante et la
plus continue peut, elle aussi, être reçue comme une forme de retrait, une façon de
s’abriter, de se tenir à l’écart de ses propres enjeux et, par le fait même, de la
disposition à reconsidérer sa propre version des enjeux du patient.
Quant aux psychanalystes relationnels qui s’attachent à inclure leur part
subjective, nous constatons que malheureusement cette focalisation sur le vécu de
l’analyste se fait souvent aux dépens d’une compréhension empathique plus
profonde. Ces analystes ont tendance à éprouver l’immersion empathique dans
l’expérience du patient comme difficilement compatible avec leur conception de la
présence vraie (Slavin, 2010). Qui plus est, on suppose fréquemment l’analyste plus
apte à prendre en compte sa multiplicité et à rend signifiants ses enjeux personnels
qu’il ne l’est en réalité. Comme si la mutualité profonde d’un processus de
transformation réciproque pouvait se réaliser simplement par le recours de l’analyste à
une technique privilégiant son dévoilement. Cette disponibilité à soi, dont on ne peut
douter de l’efficacité, ne doit toutefois pas évincer la rencontre graduelle et continue
du thérapeute avec son propre combat existentiel.
Les fines descriptions de Beatrice Beebe (2010) apporte un puissant éclairage
sur l’univers de l’attachement désorganisé de ces enfants (et de ces patients) qui ne
cessent de solliciter, provoquer ou forcer des réponses complètes et satisfaisantes
dans toute relation potentiellement soignante. L’ensemble de notre propos peut être
entendu comme une version plus radicale de ce que Lyons-Ruth (1999, 2008)
décrivait comme une « démarche cherchant à connaître l’autre et à se faire connaître
dans l’esprit de l’autre », démarche qui dépend de « l’aptitude du partenaire à
s’inscrire dans une réelle collaboration dialogique ». Convaincus de l’universalité de
cet arrière-plan existentiel, nous espérons donner à nos patients les plus exigeants et
les plus éprouvants la possibilité de porter au jour nos angoisses d’annihilation, tout
comme les tensions entre nos besoins et intérêts respectifs qui ne manquent jamais
de s’insinuer dans nos relations avec eux. Faillir à cette tâche réactive le pire aspect
de leur traumatisme : les maintenir encore en dehors du monde sous prétexte que
très peu de nous, sinon aucun, ne peut tolérer les réalités existentielles dont ils furent
témoins.
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