1 Berceuse sur le thème du côté obscur: La psychothérapie et le

publicité
1
Berceuse sur le thème du côté obscur: La psychothérapie et le
processus conjoint de deuil du traumatisme existentiel
Malcolm Owen Slavin, Ph.D.
11e Conférence annuelle du Groupe d’étude sur l’intersubjectivité (GEI)
Montréal, 27 septembre 2014
« Dieu a tout fait de rien. Mais le rien perce. »
Paul Valéry
Appréhension existentielle, multiplicité, et quête de vérité et de réciprocité
Je commence avec le récit d’une interaction développementale dans une
dyade mère-fils particulièrement structurée. Non pas que je croie que leur relation
illustre un scénario d'attachement moins que suffisamment bon ou pathogénique –
ce n'est pas le cas et loin de là. Toutefois, par leur capacité à vivre et à articuler
certains enjeux cruciaux, ils illustrent ce que je conçois comme des enjeux humains
universels, inscrits dans toute négociation développementale.
Noah, le fils de 6 ans de ma patiente Sarah, est terrifié d’aller se coucher. Le
jour, il est fasciné par tout ce qu’il voit de violent et de dangereux aux nouvelles. Il
attire constamment l’attention de ses parents sur ces aspects de l’actualité, alors
qu’eux-mêmes, comme la plupart d’entre nous, n’y portent que peu d’attention
réelle. Le soir, il a peur que quelqu’un entre dans sa chambre, le kidnappe, et qu’il
en meurt. Aucun traumatisme significatif n’a pu être identifié dans son passé. Pas
d’histoire claire de traumatisme, personnel ou social, à partir duquel nous aurions
pu saisir son expérience et lui donner sens.
Sarah me raconte l’heure du coucher. Elle écoute son fils exprimer son
angoisse de mourir. Elle lui dit qu’elle comprend sa peur de perdre quelque peu
son lien à elle et à son papa et tente de le rassurer sur le fait que son monde à lui
n’est pas aussi dangereux qu’il l’imagine. Il écoute, mais ses angoisses persistent.
À mesure que nous en discutons en analyse (en explorant les thèmes
familiers à Sarah de culpabilité et d'anxiété), nous réalisons que Noah perçoit peutêtre un aspect de notre monde et de ses dangers qui sont à peine tolérables pour
nous, c’est-à-dire pour Sarah, son mari et moi-même. Sans doute l’enfant cherche1
2
t-il à se faire rassurer. Mais il cherche certainement aussi la reconnaissance et le
partage de ce qu’il voit – beaucoup trop d’ailleurs – par son état hautement
perceptif et peu équipé en défenses.
Sarah décide de lui dire qu’il désire peut-être qu’elle et son papa admettent
que ce qu’il voit et entend est réellement effrayant. Qu’il est possible qu’elle et son
papa soient tellement habitués à voir et à entendre ces choses terrifiantes qu’ils ne
les sentent plus et ne les voient plus autant que lui. Noah s’apaise. Toujours apeuré,
il se montre plus disposé à parler et à entendre ce qu’elle lui dit.
Un soir, la conversation suivante a lieu :
Noah : Mais, Maman, je pense que… peut-être t’es pas assez forte pour me
protéger.
Maman : Mais nous sommes des adultes assez forts. Tu es en sécurité ici
avec nous et nous t’aimons beaucoup.
Noah : Mais, Maman, tu t’aimes toi-même plus que moi.
Maman : Ah, pas vraiment… Je, ah, les parents… aiment leurs enfants
autant qu’ils s’aiment eux-mêmes.
Noah : Mais, maman, je pense que je m’aime moi-même plus que toi.
Maman : Bon, c’est probablement ainsi que ça doit être pour les enfants. Tu
as besoin de t’aimer toi-même beaucoup, probablement que tu dois t’aimer le plus.
Noah continue d’avoir très peur de s’endormir.
À la séance suivante, Sarah me rapporte s’être sentie émotionnellement
déstabilisée et poussée à la limite de sa compréhension par les paroles de son fils,
tout en étant passablement admirative de la désarmante candeur de ses
verbalisations.
Comprendre qu’elle et le père de Noah puissent explicitement reconnaître la
validité des fondements des perceptions de l’enfant semble lui donner le courage
d’aborder l’énorme et épineuse question : comment naviguons-nous entre notre
amour de nous-mêmes et notre lien aux êtres qui nous sont chers.
Sarah en vient à se sentir capable de reconnaître, d’une certaine manière,
que, alors qu’elle l’aime énormément, elle est aussi très impliquée dans les
occupations de sa propre vie, en particulier dans son travail. Oui, parfois cela peut
détourner ses pensées de lui, l’attirer vers des choses et des personnes en dehors de
lui. Elle envisage la possibilité de convenir – dans des mots qu’ils lui seraient
accessibles (même si pour Noah, cela ne semble pas poser problème) – que cette
2
3
tension, cette multiplicité existe à l’intérieur d’elle. Il s’est avéré que Noah l’a très
bien compris.
Quelques soirs plus tard, Sarah revient sur le sujet en disant à Noah qu’elle a
repensé à leur conversation.
« Tu semblais, dit-elle, percevoir quelque chose à mon sujet et à ton sujet
probablement plus clairement que moi… Tu sais que je t’aime aussi fort que je
peux imaginer aimer quelqu’un, et qu’il y a aussi d’autres choses que j’aime ou
que j’aime faire – des choses qui amènent mon esprit parfois loin de toi ».
Noah l’a regardé un moment, puis a hoché de la tête comme pour montrer
qu’il l’entendait bien. Il semblait beaucoup plus calme, s’est niché dans son lit,
complètement détendu, et s’est endormi. Dès lors, tout s’est arrangé.
Sources de danger et de sécurité au sein de la famille : anxiété
existentielle commune, intentions divergentes, multiplicité et duperie
De quoi est-il question dans cette interaction ? Sans aucun doute de l’effort
mené par Noah pour sécuriser son attachement, face à la noirceur, l’isolement, les
dangers fantasmés et les menaces du monde extérieur. Mais d’autres dimensions
émergent de ce récit. En voici quelques-unes :
Nous voyons l’histoire de Noah et de Sarah comme l’illustration-type d’un
contexte relationnel propre à l’humanité au sein duquel se construisent toutes les
significations : que nous conférons du sens à la vie dans l’espoir d’un monde
suffisamment sécurisant, compréhensible et fiable; qu’une fois établie, l’enveloppe
«sécurisante» est susceptible de se dissoudre à chaque instant de la vie et, bien
entendu, par les expériences traumatisantes. Dans le cas des futurs enfants
désorganisés, comme nous le constatons dans les séquences interactives rapportées
par Beebe et Lachmann (2013), les négociations précoces de la dyade mère-enfant
sont « caractérisées par des anticipations de détresse et d’incohérence
émotionnelles » (Beebe et al, 2010, p.7), mettant ainsi à l’épreuve l’aptitude de
l’enfant à se créer un monde sensé et prévisible.
Devant un tel abîme existentiel apparaît clairement le pouvoir structurant des
interactions humaines, ne serait-ce qu’à travers le visage animé d’une mère.
Comme l’a démontré Tronick (1989) avec son dispositif du visage impassible,
après seulement deux minutes de privation de toute interaction (même dérégulée,
incompréhensible ou intrusive), l’enfant s’abîme dans une détresse de perte de
connexion au monde et de perte d’impact sur ce qui, normalement, se présente à lui
à travers l’animation faciale et les vocalisations de sa mère.
3
4
Toutefois, l’évidence de ce besoin du petit humain ne traduit peut-être pas
tout ce qui se joue alors. Cela ne serait même qu’une partie de l’histoire. La
réaction intense de l’enfant pourrait également révéler une expérience ancestrale
d’un sentiment d’«absence» et de vide, prêt à surgir à tout moment et terreau de
l’anxiété d’annihilation. Dans cette hypothèse, la présence expressive de la mère
non seulement répondrait à un besoin constitutif d’être en interaction, mais agirait
comme un antidote vital à la terreur existentielle. Et pas uniquement au besoin de
l’enfant de ressentir la présence maternelle comme protection contre les dangers
externes – ce qui constitue le cœur du concept d’attachement mis de l’avant par
Bowlby (1969). La présence maternelle imprègnerait également l’enfant de
quelque chose qu’il doit ressentir dans ses entrailles : quelque chose qui existe
entre lui et l’abîme – un abîme «dedans-dehors» qui ne provient pas simplement de
l’absence de la mère, mais dont la présence de la mère le préserve (Slavin, 2011).
À ce titre, nous pouvons voir l’attachement de Noah à sa mère, en deçà ou au-delà
de toute interaction observable, comme un attachement à une figure quasi-divine
par qui survient le sens, à un de ces «dieux parentaux de l’enfance», comme le
suggère Hoffman (1998).
Notons que la coloration magique et sacrée du lien nous situe déjà au-delà
des dimensions rationnelle ou affective généralement associées à l’expérience de
parentage. Les parents quasi-divins procurent à l’enfant, dans un cadre d’intimité et
d’autorité, les idéalisations et les reconnaissances nécessaires à l’établissement
d’une subjectivité sur laquelle fonder l’espoir – la confiance de base envers un
monde signifiant et fiable, un monde suffisamment sûr pour y vivre et,
inévitablement, y mourir.
Ces interactions dommageables vont sans aucun doute forger le champ
expérientiel de l’enfant et distordre son expérience du monde – empêchant la
création d’un espace transitionnel suffisamment bon par lequel s’opère
normalement la fonction d’amortisseur du parent quasi-surnaturel. Mais il ne
faudrait pas laisser ces incidences externes brouiller le fait que les interactions
désorganisées ne sont pas la seule origine de la propension humaine à éprouver de
la terreur existentielle. C’est une frayeur à laquelle nous sommes tous exposés,
comme Noah, parce que nous avons en nous la capacité d’être conscient des
réalités existentielles que sont la finitude et les pertes, tout comme l’altérité inscrite
à même nos relations les plus proches.
Certes, ces réalités universelles sont vécues de façon plus aigüe chez ceux
qui furent des enfants désorganisés. Plus aigüe au sens où, bien que leur expérience
soit marquée par une « distorsion », au sens étroit et normatif du terme, leur
4
5
sensibilité exacerbée les précipite plus intensément dans le champ expérientiel
auquel tout un chacun est confronté. Selon nous, les enfants désorganisés sont
privés de la fiabilité et la vitalité de la fonction parentale quasi-divine, presque
surnaturelle qui rend possible l’expérience du sens si éphémère et facilement
perdu. Leurs traumatismes les installent dans une conscience aigüe et directe de ces
aspects de la vie et des complexités relationnelles. Conscience qui, de surcroît,
comme on le voit dans le récit ci-dessus, révèle les niveaux dissociés de notre
propre anxiété et accentue le douloureux inconfort de la multiplicité de nos besoins
et motivations.
Outre ce que nous avons qualifié d’antidote contre les sentiments extrêmes
de solitude, la fonction parentale quasi-divine implique, pour le parent, de se
replonger dans ses propres versions de l’anxiété existentielle qui prend forme chez
l’enfant. Mises en évidence à travers les questions de Noah et les conversations
analytiques de Sarah, mais déjà détectables dans les gestes maternels du tout début
de la vie, les anxiétés de l’enfant confrontent inévitablement le parent à sa propre
histoire existentielle. Et cela se passe dans la complexité des préoccupations de
chacun, complexité potentiellement conflictuelle dans la famille humaine. De plus,
dans les cas d’enfants désorganisés, Beebe et Lachmann observent que les
traumatismes inscrits dans l’histoire de la mère perturbent sa capacité à répondre
avec empathie aux besoins de l’enfant.
Négocier l’altérité d’une semi-déité
Le questionnement insistant de Noah met en évidence les efforts de sa mère
pour entretenir une illusion de sécurité suffisamment bonne et efficace dans ce
monde affolant. Sarah (ainsi que son mari) doit alors rencontrer son propre
aveuglement à la violence du monde et secouer sa confortable mais illusoire
croyance en un monde familier et rassurant. Elle doit revoir (et se donner
autrement) l’assurance de ses forces vives et de son pouvoir de protection.
Comme toute mère qui, comme Winnicott (1965) le lance en boutade, «hait
son enfant dès le départ» (ce qui renvoie non pas à l’affect de haine comme tel
mais à l’inévitable collision des subjectivités respectives), Sarah se confronte aux
défis que représentent pour elle les questions de son fils, plus particulièrement ceux
en lien avec sa manière à elle de composer avec ses propres besoins, lorsqu’ils sont
en conflit avec ceux de l’enfant.
Les travaux de Beatrice Beebe (Beebe et al., 2010) présentent des versions
beaucoup plus extrêmes de ce qu’elle appelle « conflits affectifs dyadiques ». Cela
5
6
se produit lorsque les besoins et préoccupations d’une mère sont particulièrement
éloignés de l’état de détresse affective de l’enfant. Les mères d’enfants
désorganisés donnent en effet l’impression de tenir fortement à leurs propres états
et de vouloir modifier celui de leur enfant– ne serait-ce qu’en affichant leurs
affects dissonants, comme se montrer surprises ou souriantes lorsque l’enfant est
en détresse. De telles aberrations sont parfois accentuées par des phrases du genre
« Ne soit pas comme ça » ou « Arrête de pleurnicher, tu devrais être content ». La
mère peut aussi tenter de se faire comprendre en fixant son regard ailleurs ou en
surgissant brusquement tout près de l’enfant.
Des comportements aussi mal ajustés ont assurément des effets pathogènes.
Or, une autre fascinante recherche menée par Jaffe, Beebe, et al. (2001) a démontré
que des comportements d’accordage de rythmes vocaux trop bien synchronisés
prédisent aussi un attachement insécurisé. Pour nous, l’idée qu’il puisse y avoir un
niveau d’accordage approprié situé à mi-chemin entre une coordination très serrée
et son déficit va dans le sens de notre hypothèse stipulant que le conflit, à la fois
intra- et intersubjectif, est un défi relationnel universel. Les interactions
d’attachement désorganisé ne reflètent certes pas les moyens normaux et attendus
d’exprimer les divergences propres à l’altérité. Mais les conflits relationnels et
existentiels sous-jacents – auxquels les comportements mal ajustés offrent des
réponses aberrantes – sont, de notre point de vue, un enjeu incontournable des
relations humaines jusqu’aux plus intimes.
Ainsi, lorsque Sarah jongle intérieurement pour se réguler elle-même tout en
s’ajustant à son fils bien-aimé, on est témoin de la multiplicité naturelle d’une
mère. Une subjectivité complexe qui se manifeste parfois par un état de
dissociation tout-à-fait normal mettant en jeu des exigences internes difficiles à
concilier (Benjamin, 1995). La multiplicité psychique de la mère renvoie alors à
une dimension déterminante de cet arrière-plan que constitue un milieu affectif
normalement et suffisamment bienveillant (Slavin, 2010 ; Slavin & Kriegman,
1992). L’exigence d’avoir à composer avec ses propres angoisses existentielles se
combine à la pression morale exercée par la divergence des besoins (« les miens
contre les tiens ») et au déploiement de stratégies trompeuses pour les deux. Cette
situation représente le terrain universel sur lequel toutes les mères et leur
progéniture se rencontrent. Mais, encore une fois, dans les dyades mère-enfant
désorganisées, l’expérience est plus intense et plus complexe que dans la gamme
des conflits relativement normaux. Pour une mère affligée elle-même de pertes
précoces non résolues, les défis existentiels pourraient s’avérer trop pénibles pour
risquer de gérer ces divergences d’intérêt avec son enfant.
6
7
Cependant, afin de répondre à la fonction que j’ai qualifiée d’antidote
contre les sentiments humains extrêmes de solitude, les fonctions parentales quasidivines impliquent:
1.
pour le parent, de se replonger dans ses propres versions de l’anxiété
existentielle qui prend forme chez l'enfant. Mises en lumière à travers les questions
de Noah et le discours analytique de Sarah, mais sans doute présentes dans les
gestes maternels depuis les tout débuts, les parents sont toujours confrontés à leurs
propres versions des anxiétés de l'enfant.
2.
tout cela se passe dans la matrice complexe des agendas de chacun,
potentiellement conflictuels, au sein d’une famille humaine. Voici ce que je veux
dire:
La capacité à sonder l’autre :
le pouvoir (l'agentivité) de l’enfant dans le processus d’attachement
La vision évolutionniste contemporaine soutient que, chez le petit de
l’humain, s’est développée une aptitude intérieure hautement complexe : l’habileté
à anticiper les défis existentiels et à naviguer à travers ceux-ci, dont celui de
trouver du sens dans une configuration relationnelle où l’un comme l’autre cherche
à réguler ses angoisses d’annihilation, à gérer sa propre multiplicité et à tenir
compte des programmes discordants (Hdry, 2010 ; Slavin, 2010 ; Slavin &
Kriegman, 1992).
Noah travaille à se doter d’un espace transitionnel où, à l’occasion d’un
échange, une véritable connexion avec le monde s’établit : un espace de contact
avec une mère dont le cœur est divisé et se tient dans l’illusion. Il cherche une
«déviation expressive personnelle» spontanée, dirait Hoffman (1998), portant au
jour ce qui est habituellement dissimulé derrière les mots, les rituels, les rôles, les
valeurs et la vision du monde de l’adulte : «Les parents aiment davantage leurs
enfants qu’eux-mêmes …». À sa façon, Noah sonde activement pour connaître par
ces interactions, comme il nous est montré tout au long de ce livre, les aspects les
plus profondément enfouis de sa mère. Il cherche à faire émerger en elle la capacité
de reconnaître ce qu’elle se cache à elle-même.
Cette habileté à tester, vérifier, scruter et capter la nature de l’altérité
parentale, sa multiplicité et ses auto-duperies, voilà ce que l’on entend par
« sonder » l’autre. Une capacité qui est poussée à sa limite quand le parent lutte,
comme la mère désorganisée, pour maintenir aveuglément des perceptions fixes,
bien que fragiles, de soi et de son enfant.
7
8
Sonder les angoisses existentielles, la multiplicité
et les auto-duperies du thérapeute
Quelle valeur clinique peut-on attribuer à l’arrière-plan existentiel et
évolutionniste de l’attachement? Une observation vient nous en démontrer le bienfondé. Selon notre expérience, les patients qui ont dû grapiller quelques miettes de
loyauté de la part de leur parent désorganisé sont généralement devenus
extrêmement sensibles aux défis existentiels de l’expérience humaine, dont nul
n’est épargné. Nos patients présentant un profil désorganisé – les soi-disant « casfrontières » – n’ont pas seulement souffert des distorsions et effets dérégulateurs
des comportements chaotiques de leur parent dissocié ; ils ont aussi vécu à
l’extrême le côté obscur, instable et conflictuel de tout lien. Ils ont connu le vide
existentiel, la précarité de toute tentative d’élaboration de sens, la potentielle perte
de soi propre à l’expérience humaine.
L’adulte dont l’enfance a été marquée par un attachement désorganisé est
donc plus susceptible d’éprouver l’âpreté sans partage de la condition humaine. Il a
été brutalement exposé aux terreurs existentielles que d’autres tiennent au loin par
des moyens de dissociation adaptative. Le caractère traumatique de ces expositions
le confronte à ces vérités crues. Le comportement de la mère est un traumatisme
qui ne s’apaisera pas tant que ce qui l’accompagne ne seront pas entendus : d’une
part, l’atrocité d’une expérience singulière, et d’autre part, la vérité universelle et
salutaire des dangers existentiels que son enfance désorganisée l’a particulièrement
équipé à reconnaître.
L’un de ceux-ci réside dans la résonance de ce traumatisme sur la scène
thérapeutique, mais non pas comme une simple répétition transférentielle de la
dyade primitive. Ici, la «crainte de répéter» (Ornstein, 1974) dépasse largement la
«compulsion à répéter».
Afin de permettre au passé traumatique de se dire, la personne désorganisée
doit d’abord interpeller et inviter au dévoilement la façon dont le thérapeute répond
à l’angoisse d’annihilation (les pertes et la mort) et aux conflits d’allégeance
(amour pour soi et pour l’autre). Ces offensives commencent habituellement par
une sorte de dénonciation des duplicités de ce dernier. Le patient parviendra-t-il
par ce moyen à voir qui est vraiment son thérapeute? Parviendra-t-il à faire
viscéralement la différence entre son thérapeute et sa mère ? Une mère qui était
trop submergée par ses propres dilemmes existentiels pour faire bénéficier son
enfant de la puissance d’une semi-déité ou de la reconnaissance authentique de ses
besoins, et ce malgré les efforts de celui-ci pour aller la chercher à cet effet.
8
9
D’ailleurs, beaucoup de ce que nous sommes tentés de voir comme de la
manipulation (demandes d’adaptation du cadre thérapeutique, questions
personnelles ou toutes autres façons de tester le thérapeute), est en réalité une quête
tous azimuts d’un attachement sécurisant. Une quête de quelqu’un dont le sens de
soi serait assez construit pour ne pas comporter le risque de répéter les
comportements de la mère désorganisée.
L’expérience d’un objet-soi idéalisé, d’un thérapeute constant dans ses
réponses en miroir et capable de surmonter les tensions, peut temporairement faire
figure de semi-déité. Mais si, face à l’insistance du patient, l’idéalisation du
thérapeute, sa présence en miroir et de jumelage ne s’ouvrent pas sur une plus
grande vulnérabilité réciproque, alors le patient risque de se sentir encore très seul.
Le thérapeute est alors ressenti comme se cachant lui-même, forme par excellence
de la non-reconnaissance et du retrait émotionnel.
Postures analytiques
Existe-t-il une perspective analytique qui embrasse ces grands enjeux
dialectiques existentiels ? Pas à ma connaissance. Cependant, cette réflexion sur
l’élargissement au genre humain du contexte existentiel nous permet de formuler
les forces et les écueils potentiels des différentes pratiques analytiques.
La posture classique de neutralité renforce le plus souvent le sentiment de
défectuosité que l’on ressent devant un interlocuteur distant et en retrait. On
connaît les effets dévastateurs du visage impassible et de l’opacité de l’autre. A
l’inverse, il arrive parfois que le patient désorganisé apprécie l’attitude autoritaire,
l’ « aura » d’invulnérabilité ou l’imperturbabilité de l’analyste classique, lequel fait
alors figure du demi-dieu tant attendu. Dans notre expérience, cette idéalisation
s’effrite lorsque le patient commence à percevoir les peurs et les défenses du
thérapeute sous l’armure de la soi-disant posture analytique. La rupture culmine
avec la colère grandissante, probablement désespérée, du patient, et ses vaines
tentatives, dès lors perçues comme pathologiques, de sonder le thérapeute.
La posture empathique, telle que recommandée par la psychologie du soi et
la théorie des systèmes intersubjectifs, s’avère un puissant antidote contre les
dérégulations précoces et les failles d’un contexte d’attachement désorganisé.
Toutefois, à nos yeux, une vraie connexion empathique s’incarne dans une posture
relationnelle accomplie [pleinement réalisée] plutôt qu’à travers l’application
d’une technique. De plus, si vitale soit-elle, l’immersion empathique la plus
aimante et la plus continue peut, elle aussi, être reçue comme une forme de retrait,
9
10
une façon de s’abriter, de se tenir à l’écart de ses propres enjeux et, par le fait
même, de la disposition à reconsidérer sa propre version des enjeux du patient.
Quant aux psychanalystes relationnels qui tâchent d’inclure leur propre
subjectivité, je trouve que, malheureusement, cette focalisation sur le vécu de
l’analyste se fait souvent aux dépens d’une compréhension plus profonde de la
centralité de l’empathie. Qui plus est, on suppose fréquemment l’analyste plus apte
à être conscient de sa multiplicité et de ses efforts pour créer et soutenir les
significations qu’il ne l’est en réalité. Comme si la mutualité profonde d’un
processus de transformation réciproque pouvait se réaliser simplement par le
recours de l’analyste à une technique privilégiant son ouverture à être connu. Cette
ouverture peut être très utile; mais non si elle évince la rencontre graduelle et
continue du thérapeute avec son propre combat existentiel, souvent dissocié.
Je termine en disant que l’ensemble de mon propos peut être entendu comme
une version plus radicale, plus existentielle de comment Karlen Lyons-Ruth (1999,
2008) décrit le traitement: « le processus cherchant à connaître l’esprit de l’autre et
à se faire connaître par l’esprit de l’autre ». Un processus qui dépend de
« l’aptitude du partenaire à s’inscrire dans une réelle collaboration dialogique ». En
étant conscient de ces anxiétés existentielles que nous partageons tous, nous
espérons donner à nos patients les plus exigeants et les plus éprouvants la
possibilité d’évoquer nos propres peurs d’annihilation et nos conflits. Des peurs et
des conflits autour de ce que nous partageons avec eux, les deuils partagés, tout
comme les tensions entre nos besoins et intérêts conflictuels respectifs qui ne
manquent jamais de s’insinuer dans nos relations avec eux. Faillir à cette tâche
réactive le pire aspect de leur traumatisme : comment celui-ci les maintient en
dehors du monde sous prétexte que très peu de nous, sinon aucun, ne peut tolérer
les vérités de ce qu’ils ont vu.
10
Téléchargement