1 Berceuse sur le thème du côté obscur: La psychothérapie et le

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Berceuse sur le thème du côté obscur: La psychothérapie et le
processus conjoint de deuil du traumatisme existentiel
Malcolm Owen Slavin, Ph.D.
11e Conférence annuelle du Groupe d’étude sur l’intersubjectivité (GEI)
Montréal, 27 septembre 2014
« Dieu a tout fait de rien. Mais le rien perce. »
Paul Valéry
Appréhension existentielle, multiplicité, et quête de vérité et de réciprocité
Je commence avec le récit d’une interaction développementale dans une
dyade mère-fils particulièrement structurée. Non pas que je croie que leur relation
illustre un scénario d'attachement moins que suffisamment bon ou pathogénique
ce n'est pas le cas et loin de là. Toutefois, par leur capacité à vivre et à articuler
certains enjeux cruciaux, ils illustrent ce que je conçois comme des enjeux humains
universels, inscrits dans toute négociation développementale.
Noah, le fils de 6 ans de ma patiente Sarah, est terrifié d’aller se coucher. Le
jour, il est fasciné par tout ce qu’il voit de violent et de dangereux aux nouvelles. Il
attire constamment l’attention de ses parents sur ces aspects de l’actualité, alors
qu’eux-mêmes, comme la plupart d’entre nous, n’y portent que peu d’attention
réelle. Le soir, il a peur que quelqu’un entre dans sa chambre, le kidnappe, et qu’il
en meurt. Aucun traumatisme significatif n’a pu être identifié dans son passé. Pas
d’histoire claire de traumatisme, personnel ou social, à partir duquel nous aurions
pu saisir son expérience et lui donner sens.
Sarah me raconte l’heure du coucher. Elle écoute son fils exprimer son
angoisse de mourir. Elle lui dit qu’elle comprend sa peur de perdre quelque peu
son lien à elle et à son papa et tente de le rassurer sur le fait que son monde à lui
n’est pas aussi dangereux qu’il l’imagine. Il écoute, mais ses angoisses persistent.
À mesure que nous en discutons en analyse (en explorant les thèmes
familiers à Sarah de culpabilité et d'anxiété), nous réalisons que Noah perçoit peut-
être un aspect de notre monde et de ses dangers qui sont à peine tolérables pour
nous, c’est-à-dire pour Sarah, son mari et moi-même. Sans doute l’enfant cherche-
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t-il à se faire rassurer. Mais il cherche certainement aussi la reconnaissance et le
partage de ce qu’il voit beaucoup trop d’ailleurs par son état hautement
perceptif et peu équipé en défenses.
Sarah décide de lui dire qu’il désire peut-être qu’elle et son papa admettent
que ce qu’il voit et entend est réellement effrayant. Qu’il est possible qu’elle et son
papa soient tellement habitués à voir et à entendre ces choses terrifiantes qu’ils ne
les sentent plus et ne les voient plus autant que lui. Noah s’apaise. Toujours apeuré,
il se montre plus disposé à parler et à entendre ce qu’elle lui dit.
Un soir, la conversation suivante a lieu :
Noah : Mais, Maman, je pense que… peut-être t’es pas assez forte pour me
protéger.
Maman : Mais nous sommes des adultes assez forts. Tu es en sécurité ici
avec nous et nous t’aimons beaucoup.
Noah : Mais, Maman, tu t’aimes toi-même plus que moi.
Maman : Ah, pas vraiment… Je, ah, les parents… aiment leurs enfants
autant qu’ils s’aiment eux-mêmes.
Noah : Mais, maman, je pense que je m’aime moi-même plus que toi.
Maman : Bon, c’est probablement ainsi que ça doit être pour les enfants. Tu
as besoin de t’aimer toi-même beaucoup, probablement que tu dois t’aimer le plus.
Noah continue d’avoir très peur de s’endormir.
À la séance suivante, Sarah me rapporte s’être sentie émotionnellement
déstabilisée et poussée à la limite de sa compréhension par les paroles de son fils,
tout en étant passablement admirative de la sarmante candeur de ses
verbalisations.
Comprendre qu’elle et le père de Noah puissent explicitement reconnaître la
validité des fondements des perceptions de l’enfant semble lui donner le courage
d’aborder l’énorme et épineuse question : comment naviguons-nous entre notre
amour de nous-mêmes et notre lien aux êtres qui nous sont chers.
Sarah en vient à se sentir capable de reconnaître, d’une certaine manière,
que, alors qu’elle l’aime énormément, elle est aussi très impliquée dans les
occupations de sa propre vie, en particulier dans son travail. Oui, parfois cela peut
détourner ses pensées de lui, l’attirer vers des choses et des personnes en dehors de
lui. Elle envisage la possibilité de convenir dans des mots qu’ils lui seraient
accessibles (même si pour Noah, cela ne semble pas poser problème) que cette
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tension, cette multiplicité existe à l’intérieur d’elle. Il s’est avéré que Noah l’a très
bien compris.
Quelques soirs plus tard, Sarah revient sur le sujet en disant à Noah qu’elle a
repensé à leur conversation.
« Tu semblais, dit-elle, percevoir quelque chose à mon sujet et à ton sujet
probablement plus clairement que moi… Tu sais que je t’aime aussi fort que je
peux imaginer aimer quelqu’un, et qu’il y a aussi d’autres choses que j’aime ou
que j’aime faire des choses qui amènent mon esprit parfois loin de toi ».
Noah l’a regardé un moment, puis a hoché de la tête comme pour montrer
qu’il l’entendait bien. Il semblait beaucoup plus calme, s’est niché dans son lit,
complètement détendu, et s’est endormi. Dès lors, tout s’est arrangé.
Sources de danger et de sécurité au sein de la famille : anxiété
existentielle commune, intentions divergentes, multiplicité et duperie
De quoi est-il question dans cette interaction ? Sans aucun doute de l’effort
mené par Noah pour sécuriser son attachement, face à la noirceur, l’isolement, les
dangers fantasmés et les menaces du monde extérieur. Mais d’autres dimensions
émergent de ce récit. En voici quelques-unes :
Nous voyons l’histoire de Noah et de Sarah comme l’illustration-type d’un
contexte relationnel propre à l’humanité au sein duquel se construisent toutes les
significations : que nous conférons du sens à la vie dans l’espoir d’un monde
suffisamment sécurisant, compréhensible et fiable; qu’une fois établie, l’enveloppe
«sécurisante» est susceptible de se dissoudre à chaque instant de la vie et, bien
entendu, par les expériences traumatisantes. Dans le cas des futurs enfants
désorganisés, comme nous le constatons dans les séquences interactives rapportées
par Beebe et Lachmann (2013), les négociations précoces de la dyade mère-enfant
sont « caractérisées par des anticipations de tresse et d’incohérence
émotionnelles » (Beebe et al, 2010, p.7), mettant ainsi à l’épreuve l’aptitude de
l’enfant à se créer un monde sensé et prévisible.
Devant un tel abîme existentiel apparaît clairement le pouvoir structurant des
interactions humaines, ne serait-ce qu’à travers le visage animé d’une mère.
Comme l’a montré Tronick (1989) avec son dispositif du visage impassible,
après seulement deux minutes de privation de toute interaction (même dérégulée,
incompréhensible ou intrusive), l’enfant s’abîme dans une tresse de perte de
connexion au monde et de perte d’impact sur ce qui, normalement, se présente à lui
à travers l’animation faciale et les vocalisations de sa mère.
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Toutefois, l’évidence de ce besoin du petit humain ne traduit peut-être pas
tout ce qui se joue alors. Cela ne serait même qu’une partie de l’histoire. La
réaction intense de l’enfant pourrait également révéler une expérience ancestrale
d’un sentiment d’«absence» et de vide, prêt à surgir à tout moment et terreau de
l’anxiété d’annihilation. Dans cette hypothèse, la présence expressive de la mère
non seulement répondrait à un besoin constitutif d’être en interaction, mais agirait
comme un antidote vital à la terreur existentielle. Et pas uniquement au besoin de
l’enfant de ressentir la présence maternelle comme protection contre les dangers
externes ce qui constitue le cœur du concept d’attachement mis de l’avant par
Bowlby (1969). La présence maternelle imprègnerait également l’enfant de
quelque chose qu’il doit ressentir dans ses entrailles : quelque chose qui existe
entre lui et l’abîme un abîme «dedans-dehors» qui ne provient pas simplement de
l’absence de la mère, mais dont la présence de la mère le préserve (Slavin, 2011).
À ce titre, nous pouvons voir l’attachement de Noah à sa mère, en deçà ou au-delà
de toute interaction observable, comme un attachement à une figure quasi-divine
par qui survient le sens, à un de ces «dieux parentaux de l’enfance», comme le
suggère Hoffman (1998).
Notons que la coloration magique et sacrée du lien nous situe déjà au-delà
des dimensions rationnelle ou affective généralement associées à l’expérience de
parentage. Les parents quasi-divins procurent à l’enfant, dans un cadre d’intimité et
d’autorité, les idéalisations et les reconnaissances nécessaires à l’établissement
d’une subjectivité sur laquelle fonder l’espoir la confiance de base envers un
monde signifiant et fiable, un monde suffisamment sûr pour y vivre et,
inévitablement, y mourir.
Ces interactions dommageables vont sans aucun doute forger le champ
expérientiel de l’enfant et distordre son expérience du monde empêchant la
création d’un espace transitionnel suffisamment bon par lequel s’opère
normalement la fonction d’amortisseur du parent quasi-surnaturel. Mais il ne
faudrait pas laisser ces incidences externes brouiller le fait que les interactions
désorganisées ne sont pas la seule origine de la propension humaine à éprouver de
la terreur existentielle. C’est une frayeur à laquelle nous sommes tous exposés,
comme Noah, parce que nous avons en nous la capacid’être conscient des
réalités existentielles que sont la finitude et les pertes, tout comme l’altérité inscrite
à même nos relations les plus proches.
Certes, ces réalités universelles sont vécues de façon plus aigüe chez ceux
qui furent des enfants désorganisés. Plus aigüe au sens où, bien que leur expérience
soit marquée par une « distorsion », au sens étroit et normatif du terme, leur
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sensibilité exacerbée les précipite plus intensément dans le champ expérientiel
auquel tout un chacun est confronté. Selon nous, les enfants désorganisés sont
privés de la fiabilité et la vitalité de la fonction parentale quasi-divine, presque
surnaturelle qui rend possible l’expérience du sens si éphémère et facilement
perdu. Leurs traumatismes les installent dans une conscience aigüe et directe de ces
aspects de la vie et des complexités relationnelles. Conscience qui, de surcroît,
comme on le voit dans le récit ci-dessus, révèle les niveaux dissociés de notre
propre anxiété et accentue le douloureux inconfort de la multiplicité de nos besoins
et motivations.
Outre ce que nous avons qualifié d’antidote contre les sentiments extrêmes
de solitude, la fonction parentale quasi-divine implique, pour le parent, de se
replonger dans ses propres versions de l’anxié existentielle qui prend forme chez
l’enfant. Mises en évidence à travers les questions de Noah et les conversations
analytiques de Sarah, mais déjà détectables dans les gestes maternels du tout début
de la vie, les anxiétés de l’enfant confrontent inévitablement le parent à sa propre
histoire existentielle. Et cela se passe dans la complexité des préoccupations de
chacun, complexité potentiellement conflictuelle dans la famille humaine. De plus,
dans les cas d’enfants désorganisés, Beebe et Lachmann observent que les
traumatismes inscrits dans l’histoire de la mère perturbent sa capacité à répondre
avec empathie aux besoins de l’enfant.
Négocier l’altéri d’une semi-déité
Le questionnement insistant de Noah met en évidence les efforts de sa mère
pour entretenir une illusion de sécurité suffisamment bonne et efficace dans ce
monde affolant. Sarah (ainsi que son mari) doit alors rencontrer son propre
aveuglement à la violence du monde et secouer sa confortable mais illusoire
croyance en un monde familier et rassurant. Elle doit revoir (et se donner
autrement) l’assurance de ses forces vives et de son pouvoir de protection.
Comme toute mère qui, comme Winnicott (1965) le lance en boutade, «hait
son enfant dès le départ» (ce qui renvoie non pas à l’affect de haine comme tel
mais à l’inévitable collision des subjectivités respectives), Sarah se confronte aux
défis que représentent pour elle les questions de son fils, plus particulièrement ceux
en lien avec sa manière à elle de composer avec ses propres besoins, lorsqu’ils sont
en conflit avec ceux de l’enfant.
Les travaux de Beatrice Beebe (Beebe et al., 2010) présentent des versions
beaucoup plus extrêmes de ce qu’elle appelle « conflits affectifs dyadiques ». Cela
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