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Le communautarisme menace-t-il le lien social ?
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Igor Martinache | Alternatives Economiques n° 291 - mai 2010
Nombreux sont ceux qui voient dans le communautarisme la tentation du repli sur soi de la
part de certaines populations afin de tourner le dos au reste de la société. Ce comportement
constituerait une menace pour la société française. Peu prennent pourtant la peine de définir
ce supposé communautarisme, ni même de le mesurer. Ce qui ouvre la voie à certains
fantasmes infondés, mais occulte aussi les formes de domination qu'il sert. Finalement, le
communautarisme à contenir n'est peut-être pas celui que l'on croit.
1. Une notion plus normative que descriptive
Contrairement à la plupart des termes en "isme", le communautarisme ne désigne pas un
système de pensée, mais un comportement jugé intrinsèquement menaçant. Dans le contexte
français du moins. Instrument politique sans cesse réactivé, le communautarisme y sert en
effet à dénoncer le comportement supposé de groupes qui auraient choisi de vivre repliés sur
eux-mêmes, et par de tourner le dos au reste de la société. Ceux-ci se rendraient ainsi
coupables au mieux de ne pas chercher à s'intégrer, et au pire de comploter contre la
République et ses fondements. Juifs hier, musulmans aujourd'hui, l'appartenance religieuse
constitue un stigmate privilégié pour les adversaires du communautarisme, qui font
généralement peu de cas de la diversité des pratiques.
C'est que cette méfiance française à l'égard du communautarisme est étroitement liée à la
construction de la République. Pour les révolutionnaires de 1789, rien ne devait en effet
s'interposer entre le citoyen et l'Etat, à commencer par les anciens ordres soupçonnés d'avoir
favorisé le maintien d'un régime monarchique. Non sans résistances, cette conception de la
vie publique comme association volontaire d'individus autonomes est ensuite progressivement
entrée dans les moeurs au cours de la IIIe République, à travers la répression plus ou moins
brutale à l'encontre des langues et des cultures régionales (1), ou par l'instauration de l'isoloir
qui permettait de garantir l'électeur contre toute pression de son entourage - du moins au
moment fatidique du vote (2).
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Reste que le communautariste, c'est toujours l'autre, et en particulier l'étranger. Les
populations immigrées concentrent ainsi les soupçons en la matière, et leur distance culturelle
supposée est régulièrement perçue comme un obstacle à l'intégration, sinon comme un signe
de son refus. Comme le rappelle l'historien Gérard Noiriel, à partir du moment la
distinction entre nationaux et étrangers a été établie, au XIXe siècle, les différentes vagues de
migrants ont régulièrement été perçues comme des ennemis de l'intérieur. Et ils ont ainsi
fait l'objet de violences pouvant aller jusqu'au meurtre. Il explique également comment les
élites politiques comme la presse ont largement contribué à l'entretien de ce sentiment. Dans
l'entre-deux-guerres, certains journaux n'hésitaient pas à écrire que les Polonais étaient
inassimilables du fait de leur catholicisme jugé intégriste. L'inassimilable, c'est finalement le
dernier arrivé.
Cette perspective hexagonale n'a cependant rien d'évident, dès lors que l'on se tourne vers
d'autres horizons. Nations plus que d'autres construites par l'immigration, les Etats-Unis et le
Canada portent un regard différent sur les communautés d'immigrants. En montrant que
celles-ci jouaient un rôle décisif dans le processus d'intégration, les sociologues de l'Ecole
de Chicago - à ne pas confondre avec leurs homologues économistes! - ont fortement
contribué à ce changement de regard à partir des années 1920 (voir encadré ci-dessous).
Communauté et société
La notion de communauté occupe une place centrale dans les préoccupations des sociologues
classiques et dans leur analyse du changement social sur la longue durée. En 1887, Ferdinand
Tönnies établit une distinction entre communauté (Gemeinschaft) et société (Gesellschaft). Il
s'agit de deux états du lien social où l'action individuelle est respectivement guidée en priorité
par l'attachement moral à sa communauté d'appartenance, famille ou village, et par la
réflexion. Le passage progressif de la première à la seconde s'opère selon lui sous l'effet
notamment de l'urbanisation et s'accompagne d'une diversification sociale, mais aussi d'un
essor de l'individualisme, notamment entrepreneurial, que Tönnies voyait comme menaçants.
Cette analyse va largement influencer Max Weber, qui développe les concepts de
"communalisation" et de "sociation" dans son étude sur les paysans d'Allemagne orientale,
tout en se situant au niveau des interactions individuelles plutôt que des structures globales.
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Six ans après Tönnies, Emile Durkheim développe une analyse proche quoique distincte par
endroits. Pour lui, le moteur du changement social réside dans le processus de division du
travail social, qui entraîne le passage d'une "solidarité mécanique" à une "solidarité
organique", deux formes qui reposent respectivement sur la similitude des membres de la
société ou leur interdépendance.
Outre-Atlantique, les sociologues de l'Ecole de Chicago vont mettre en évidence le rôle
essentiel de la communauté d'origine pour les migrants. Loin d'être un obstacle à leur
assimilation, elle sert au contraire de sas indispensable dans le cadre d'un processus heurté de
"désorganisation-réorganisation", selon William Thomas et Florian Znaniecki. Ils pointent
également le rôle socialisateur du conflit, ici entre nationaux et étrangers. Vecteur d'identité
et de morale, le lien communautaire est donc moins un obstacle qu'un levier pour l'intégration.
Mais encore faut-il qu'il soit saisi par le reste de la société.
Suite à la parution de la Théorie de la justice de John Rawls en 1971, un autre débat s'est fait
jour. Un courant dit "communautarien" a alors émergé en opposition au libéralisme
politique incarné par Rawls. Ces auteurs, parmi lesquels Michael Sandel, Alasdair MacIntyre
ou Charles Taylor, avancent qu'il est illusoire de vouloir fonder des principes de justice à
partir d'individus abstraits et détachés de toute appartenance. Selon eux, les communautés
morales, chacune porteuse d'une certaine conception du bien, sont premières, mais elles
satisfont en outre des besoins identitaires et moraux essentiels pour leurs membres. Leur
reconnaissance institutionnelle est donc impérative au sein des démocraties modernes, faute
de quoi elles sont de fait soumises à la domination de la culture majoritaire.
2. Vers des ghettos à la française?
Jusqu'à présent radicalement étrangères au débat français, les revendications politiques
identitaires commencent à apparaître depuis peu. On assiste ainsi à l'essor de collectifs
comme le Mouvement des Indigènes de la République (MIR) ou le Conseil Représentatif des
Associations Noires (CRAN), et à la multiplication de débats sur l'opportunité des
statistiques "ethniques" (3) ou des dispositifs de discrimination dite "positive". Une autre
interrogation s'impose également dans l'Hexagone: des ghettos sont-ils en train de se former à
la périphérie des grandes villes? Les différentes émeutes urbaines qui se sont succédées
depuis le début des années 1980 dans les grands ensembles des quartiers pauvres n'y sont
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évidemment pas étrangères, d'autant que les motivations de leurs participants sont restées
largement inaudibles (4). La comparaison avec les ghettos qui se sont développés au sein des
métropoles des Etats-Unis s'est ainsi imposée dans les représentations, y compris chez
certains sociologues. Mais jusqu'à quel point est-elle fondée?
Certaines recherches ont ainsi mis en évidence une "racialisation"* des rapports sociaux dans
l'Hexagone (5), que le récent débat sur "l'identité nationale" est venu renforcer, en tentant de
l'instrumentaliser. D'autres pointent la constitution de véritables ghettos dans la périphérie des
villes françaises. Pour Didier Lapeyronnie, qui a enquêté avec son équipe dans une cité
moyenne de l'Ouest (6), le ghetto représente moins un territoire qu'une certaine logique
sociale. Celle-ci consiste dans la construction d'une contre-société marquée par l'hostilité vis-
à-vis de l'extérieur (notamment des institutions publiques). Cette organisation parallèle agit
comme un mode de défense collective face au racisme, à la pauvreté et à la stigmatisation.
Fortement hiérarchisée, elle n'implique cependant pas non plus tous les habitants, mais
d'abord les plus précaires. Le fonctionnement du ghetto est aussi ambivalent: à la fois cocon
et cage, il protège ses membres des agressions extérieures et leur fournit des ressources
identitaires qu'ils ne peuvent acquérir ailleurs. Mais au prix d'une assignation forcée à la
famille, au groupe ethnique ou au territoire, qui fait obstacle à l'insertion professionnelle et
sociale en dehors. Ces territoires abriteraient finalement un véritable "vide politique", selon
Didier Lapeyronnie.
Ce constat est cependant contestable, d'autant qu'il participe d'une certaine manière à la
stigmatisation dont il prétend montrer les effets. Sans nier les obstacles institutionnels
auxquels ils se confrontent, certains chercheurs comme Michel Kokoreff (7) ont pointé au
contraire l'existence d'un véritable dynamisme collectif dans les quartiers de grands
ensembles, tant dans les discussions que dans les engagements bénévoles et associatifs de
leurs habitants. Leur invisibilité et le manque de soutien institutionnel auquel ces "militants
des cités" sont confrontés semblent surtout traduire le déni du caractère politique dont ces
formes particulières d'engagement font l'objet de la part des classes dominantes.
A la suite d'une enquête menée dans le ghetto noir du South Chicago et à la Cité des 4 000 à
La Courneuve, Loïc Wacquant réfute plus radicalement encore la thèse d'une ghettoïsation à
la française. Selon lui, si des processus similaires de concentration spatiale de minorités et de
stigmatisation sont communs à ces deux lieux, les différences l'emportent. A commencer par
un constat de taille: quand les ghettos états-uniens peuvent s'étendre sur des centaines de
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kilomètres carrés et regrouper plusieurs centaines de milliers d'habitants, les banlieues
françaises en comptent tout au plus une dizaine de milliers. Cette disparité a des conséquences
organisationnelles : doté de sa propre division du travail, le ghetto états-unien fonctionne
pratiquement en vase clos, tandis que les habitants des cités françaises sont contraints de
travailler et de consommer à l'extérieur. Ces dernières sont également beaucoup plus
hétérogènes, tant du point de vue culturel que social - il n'est pas rare de compter plusieurs
dizaines de nationalités différentes dans un même grand ensemble. Et cette diversité interne
s'observe également entre les différents quartiers pauvres, à la différence du ghetto états-
unien. Enfin et surtout, la criminalité est incomparablement moins développée dans les
banlieues françaises, et les institutions publiques y restent largement présentes, malgré les
tensions qui existent entre elles, police en tête, et la population.
3. L'entre-soi discret de la bourgeoisie
Le communautarisme serait implicitement l'apanage des classes populaires. Or, comme
l'illustre le cas extrême des ghettos noirs états-uniens, la cohésion de ces classes est souvent
surestimée et, inversement, leurs conflits internes ignorés. Un premier paradoxe est ainsi que
les communautés apparaissent, dans les discours dénonciateurs, tantôt trop organisées et tantôt
anarchiques. La rité est, comme souvent, entre les deux, ainsi que le montrait déjà le
sociologue William Foote Whyte en 1943 dans un ouvrage devenu classique. S'immergeant
durant trois ans dans un quartier d'immigrés italiens de Boston, rebaptisé Cornerville, le
sociologue met en évidence les logiques sociales complexes qui le structurent, faites de
solidarité et de concurrence, non sans montrer leur dépendance étroite aux préjugés extérieurs.
Au terme de son enquête, il pointe ainsi le dilemme auquel est confronté tout habitant de ce
quartier qui cherche à s'élever socialement: il "a le choix entre le monde des affaires et des
républicains, d'une part, celui des rackets et des démocrates, de l'autre. Le panachage lui est
interdit: ces deux mondes sont si éloignés l'un de l'autre qu'ils n'ont guère de rapports entre
eux. S'il fait son chemin dans le premier d'entre eux, la société le reconnaîtra comme un
homme qui a réussi, mais à Cornerville, on le considérera comme un étranger au quartier.
S'il fait son chemin dans le second, il sera socialement reconnu à Cornerville mais, à
l'extérieur, les gens respectables le tiendront pour un paria" (8).
Outre les souffrances qu'elle présuppose, la voie consistant à rompre avec sa communauté
d'origine est elle-même périlleuse. Difficile en effet de ne pas être renvotôt ou tard à celle-
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