LA FRANCE est-elle menacée d’éclatement? La force
obscure de la division est-elle au travail, minant les fon-
dations de la République française? Le climat actuel,
qui se reflète dans les discours publics, ne laisse pas
l’ombre d’un doute sur la réponse à ces questions. La
Démocratie, la Raison, l’État, la Nation, etc. seraient,
entend-on dire, autant de «valeurs» en voie d’extinction.
Le Président de la République, Jacques Chirac lui-même,
nous le dit, n’ayant de cesse d’alerter l’opinion sur le
danger, et d’exhorter la Nation à l’unité, car, dit-il: «La
dérive du sentiment communautaire vers un commu-
nautarisme figé menace de fragmentation nos sociétés
contemporaines1.» «La tentation du repli sur soi et de
l’égoïsme, les excès de l’individualisme et de l’indiffé-
rence, les menaces du communautarisme ne peuvent
(…) que conduire à l’obscurité, au conflit, au recul2.»
Mais où est la menace? Ou plutôt: qui constitue la
menace? Car, après tout, la menace doit bien avoir un
visage. Sans que cela ne soit pour moi une réponse
implicite à cette question, remarquons que la force obs-
cure porte désormais un nom, depuis que les politiques
publiques ont identifié, dans le «communautarisme»,
un nouvel objet d’action. Au plus haut de la représen-
tation de l’Etat, on ne cesse de l’affirmer, depuis au
moins 1998: «Le communautarisme et ses dérives sont
le contraire de l’union et du sentiment d’appartenance
à une même nation, sentiment qui est la clef de voûte
de notre conception commune de la République3.»
«Communautarisme»… Dans la langue française, ce
mot est un néologisme; il n’existait quasiment pas il y
a encore vingt ans. Et pourtant, chacun a sans doute le
sentiment de savoir (spontanément?) de quoi il retourne.
Ce mot s’impose comme s’il s’agissait d’une évidence;
le qualificatif s’emploie comme s’il allait de lui-même.
Une question se pose, alors: comment comprendre qu’en
quelques années à peine ce terme se soit imposé, si rapi-
dement, au point de faire évidence. La question n’est
pas ici de comprendre le mécanisme général par lequel
les concepts sont inventés, véhiculés, démultipliés,
réappropriés, validés dans le langage. Cette question
est plutôt à entendre dans une perspective politique
d’histoire des idées. En effet, l’imposition de ce terme
prend sens dans un contexte historique donné, qui
détermine d’une part l’apparition de l’idée, et d’autre
part les conditions de recevabilité du terme. La ques-
tion est donc : quel est ce contexte, dans lequel le terme
apparaît, et qui lui confère son sens et une pertinence
(si l’on en juge par la démultiplication de son usage)?
Et à travers cela: quel est le sens dont est chargé ce
terme: «communautarisme»? Que nous dit ce mot de
l’état de la société, et de la façon dont celle-ci se pense?
Comme pour beaucoup de noms en «isme», imposés
plus ou moins récemment dans la rhétorique publique,
il apparaît d’emblée que l’on a affaire à un ennemi
–«un vilain mot pour une vilaine chose4». Depuis que
l’on a décrété la «fin des idéologies» (sic!), les «ismes»
n’ont plus bonne presse. Leur inflation, dans le voca-
bulaire politique, traduit une substitution: d’un affron-
tement idéologique général (du temps de la «guerre
froide»), on est passé à une diversification localisée des
INTRODUCTION | 98 | LIBERTÉ, ÉGALITÉ, COMMUNAUTÉ?