Jacques le fataliste et son Maître de Diderot Incipit et Clausule

Jacques le fataliste et son Maître de Diderot
Incipit et Clausule
Fonctions traditionnelles d’un incipit et d’une clausule de roman :
1) Incipit : Modèle d’une scène d’exposition au théâtre
Fonction informative : cadre spatio-temporel, persos principaux.
Fonction narrative : définition du pacte de lecture (entrer dans une fiction où le
narrateur est omniscient et tout puissant), ici différent du pacte de lecture traditionnel
(Flaubert ou Maupassant)
Fonction programmatique (l’incipit désigne au lecteur le style, le genre de roman qu’il
va lire). Ici, sont introduits la fatalité et le hasard, ainsi que les thèmes philosophiques
(fatalisme). Relations Jacques/son maître et narrateur/lecteur mises en place.
2) Clausule : Remplir le pacte de lecture, fermer le statut final des personnages. Or,
Diderot laisse l’œuvre ouverte même s’il y a une retombée dans le réel.
La fonction informative de l’incipit est niée pour rebondir sur la problématique
philosophique. Comment ? Le hasard. Est-ce que l’on sait où on va ? Fatalité. De même, dans la
clausule, refus de continuer l’histoire et les amours de Jacques. Pacte de lecture fictionnel brisé :
« Ceci n’est pas un roman »
« Qu’il est facile de faire des contes »
Dans la clausule, la multiplicité des fins contestées (parodies de roman larmoyant, de
roman libertin, de roman picaresque ; + fin probable) œuvre pour une stratégie déceptive : ne pas
donner de réponses aux questions du lecteur, ne pas conclure, au profit d’une relation de
dialogue entre un narrateur, des personnages et un lecteur. Lecteur interpellé d’emblée :
provocation, liberté, autoritarisme.
Enjeux : philosophique (thèmes du hasard, de la fatalité, de la liberté, du
déterminisme…) ; littéraire ceci n’est pas un roman ») ; du dialogue.
Structure de Jacques le fataliste et son maître
Intro :
Première lecture du roman difficile pour un lecteur habitué à suivre une intrigue linéaire.
D’ailleurs, œuvre publiée bien après la mort de Diderot (grâce à Catherine de Russie). Plusieurs
facteurs à cette complexité :
Genèse de la composition du roman, écrit au gré des voyages et des admirations littéraires
de Diderot (ex : Richardson, ou Sterne auteur de Tristam Shandy ou encore Rabelais et
Montaigne qui nommait le style de Diderot un style « à sauts et à gambade »)
Nature même de Diderot, être de dialogue : ce que veut Diderot, c’est transformer en roman
tout ce qu’un débat philosophique peut avoir de paradoxal.
Mais cette complexité possède une cohérence souterraine ; c’est comme un morceau de
musique improvisé sur des airs populaires.
I. Une discontinuité narrative qui s’amuse à perdre le lecteur :
Qu’est-ce qui brouille les pistes ?
I.1) Le mélange de discours et de récit.
D’ordinaire, un roman c’est un récit porteur auquel s’ajoute quelques discours rapportés.
Mais ici, le discours est premier. Le narrateur possède quatre postures :
Il cautionne son récit ou le conteste
Il énonce ses opinions personnelles
Il agresse son lecteur en refusant de lui donner ce qu’il voudrait savoir
Il se comporte comme un auteur ou même un éditeur (surtout à la fin)
Narrateur au statut instable. De plus, les récits sont sans arrêt interrompus (180 fois !),
parfois pris en charge par d’autres narrateurs sans liens explicites entre eux.
I.2) Un ancrage spatio-temporel brouillé.
- Temps : anachronismes. Jacques, blessé à la bataille de Fontenoy en 1745, nous dit qu’il
est resté à l’armée jusqu’en 1756. Ailleurs, il nous dit qu’il était présent pour le départ de son
frère de Paris pour Lisbonne, en 1755. IMPOSSIBLE.
De plus, pas de différence entre le discours présent et le présent de narration. Le passé se
mêle souvent au présent. Parfois, le maître oublie que le récit de Jacques est passé, et réagit
comme si cela était présent. Les histoires sont des cycles pas racontés dans l’ordre.
Enfin, la durée du voyage avoisine 8 ou 9 jours, on ne sait pas vraiment.
- Lieu : aucune indication au début, tout est nié. Ca pourrait ressembler à Langres, le pays
de Diderot. Puis on nous parle de Conches. Les récits secondaires sont, paradoxalement, assez
bien situés (ex : Mme de la Pommeraye à Paris).
Relation Jacques/son maître
Sont-ils deux personnages antithétiques ?
Entretiennent-ils une relation traditionnelle maître/valet ?
Intro :
Couple maître/valet au cœur de la comédie depuis toujours mais est apparu dans le roman
seulement à partir du XVIIIème siècle. Diderot n’est pas le 1er à échanger les rôles en donnant le
1er rôle au valet ; mais il fait partie de cette mouvance qui conduira à Figaro. Mais au-delà,
Diderot a fait Jacques philosophe. Relation entre Jacques et son maître = mélange de
conventions, de parodie de ces conventions, et de convivialité.
I. Une comédie et une parodie de comédie :
I.1) La relation conventionnelle maître/valet.
Stéréotypes :
Condition sociale : Jacques est issu d’une famille de petits artisans, il n’a pas eu
d’éducation, pas d’autres choix que de s’enrôler dans l’armée. Le maître est noble, il a
hérité, et il « fait des affaires »
Leurs actions : Jacques est au service du maître, raconte à la demande du maître, travaille à
la demande du maître. La maître ne fait rien.
Leurs paroles : Le maître donne des ordres à Jacques, Jacques se moque du maître. En +,
l’hôtesse véhicule des idées reçues : « Il faut se méfier des valets, les maîtres n’ont pas de
pires ennemis. »
I.2) Pourtant, c’est Jacques qui domine nettement.
Le maître a le titre et Jacques a la chose. Toute l’histoire illustre ce constat : le maître est
perdu sans Jacques, lequel à l’avantage avec Denise (il est + séduisant).
Le maître lui-même affirme la supériorité de Jacques : « Ce drôle fait de moi ce qu’il
veut ». Il l’appelle « mon ami ».
Alors que d’ordinaire, le valet surpasse le maître manuellement, ici Jacques surpasse le
maître intellectuellement : c’est lui qui lance les débats, qui explique. Il a la suprématie de
la parole.
I.3) Pourtant, Jacques ne s’affranchit pas de son maître.
Jacques mène son maître, il proclame que cette relation durera toujours. Finalement, à la
fin, c’est Jacques qui va en prison à la place du maître, pour le meurtre de St Ouin.
(Parallèle avec Marivaux, chacun reprend sa place à la fin.)
(Parallèle avec Beckett, inversion des rôles sans les briser)
II. Couple = reflet des idées politiques et sociales de Diderot :
II.1) Autorité relative.
Jacques l’affirme sous forme d’aphorisme (= imagée) : on est toujours le chien de
quelqu’un.
Relativité dans la répartition du pouvoir. Dans le couple Jacques/le maître, Jacques a le
pouvoir pratique mais le maître a le pouvoir du rang, relationnel. Comme Rousseau, Diderot
pense qu’il existe naturellement une solidarité entre les hommes, que la société vient briser. C’est
dans l’urgence que l’homme se révèle, sans plus se poser de questions (le maître soigne Jacques
lorsque celui-c est blessé).
II.2) Evolution de la relation Jacques/le maître = métaphore de l’évolution sociale et
politique selon Diderot.
Etat de Nature dans lequel la sociabilité est naturelle entre les hommes (= relation jusqu’à
avant la scène de l’auberge) – cf. Rousseau
Affrontement dû à la société et ses inégalités (= relation au début de la scène de l’auberge)
Etat politisé dans lequel la paix est rétablie à l’initiative d’un souverain éclairé (souverain =
hôtesse de l’auberge)
Contrat où le pouvoir est à nouveau réparti mais en tenant compte de la loi naturelle
(seulement esquissé sous forme parodique dans Jacques le fataliste et son maître)
Pour Diderot, un système politique idéal comprend un souverain-interprète de la volonté
générale, éclairé par des élites intellectuels. Ainsi, tout repose sur l’éducation. Chez Diderot, pas
de duel social maître-valet : personne ne gagne.
III. Couple nécessaire :
Diderot : « Jacques et son maître ne sont bons qu’ensemble et ne valent rien séparés ».
III.1) Une relation cordiale.
Ils partagent les mêmes conditions matérielles. Le maître embrasse Jacques, le soigne.
Importance des pronoms possessifs (« son maître », « mon Jacques », etc.)
III.2) Une relation indispensable au débat philosophique.
Jacques incarne le fatalisme et le maître le libre arbitre, mais les théories se s’opposent pas
directement, elles se complètent et s’enrichissent mutuellement, d’où l’avancée de la pensée. Or,
ce qui intéresse Diderot, c’est la dynamique de la philosophie, l’échange.
III.3) Une relation qui reflète les rapports entre l’auteur et le lecteur.
Lecteur = le maître : il aimerait bien que Jacques poursuive le récit de ses amours.
Diderot = Jacques : il bouscule sans cesse le lecteur / le maître.
Jacques mène son maître ; Diderot mène son lecteur.
Relation indispensable au récit : à la fin, les persos séparés, l’histoire ne peut survivre.
Le débat philosophique
Question centrale de l’œuvre et du débat : « Est-ce que nous menons le destin ou est-ce le
destin qui nous mène ? ». Problème insolvable par une théorie, car multiplicité des voies et des
voix : on ne peut pas être catégorique sur le fatalisme de Jacques, le libre-arbitre du maître et
l’entre-deux de Diderot.
I. L’objet du débat :
I.1) La logique du vivant.
Diderot proche d’Ovide mais différent des autres philosophes des Lumières, déistes.
Diderot = athée et matérialiste (lignée d’Epicure et de Lucrèce). Diderot ne suit pas Leibniz et
Spinoza (croyants), démystification de la religion (prière bouffonne de Jacques) : l’homme est un
tas d’organes, au même titre qu’un animal (comparaison incessante homme/cheval).
Diderot est sensualiste (la réflexion naît de la sensation et non de la raison ; il faut éprouver
pour connaître et dire).
I.2) De ce matérialisme découle une interrogation sur la morale.
Bien absolu et mal absolu n’existent pas.
Les conséquences du mal peuvent être un bien et inversement.
La seule morale naturelle est l’instinct de conservation individuel (d’où découle l’instinct
sexuel cf. Fable de la Gaine et du Coutelet)
Ce qui est grave dans notre société, c’est de confondre lois naturelles et religieuses (cf.
l’histoire du Père Hudson ; le célibat des prêtres est contre-nature et produit des perversions)
I.3) Fatalisme et liberté.
Jacques se dit fataliste et énonce la philosophie de son capitaine qui « sait Spinoza par
cœur », mais est contradictoire dans son attitude très spontanée et très libre.
Le maître se dit officiellement suivre le libre-arbitre, mais subit ce qui lui arrive et est
complètement dépendant de jacques.
Importance du hasard qui mène Jacques et son maître, à l’encontre du déterminisme.
Pour Diderot, il faut accepter la coexistence de plusieurs réseaux de signification : le
lecteur est invité à s’interroger et non pas à se laisser embrigader dans une interprétation.
II. Des questions à l’épreuve des exemples et de la vie :
II.1) Chaque anecdote/récit/digression est une sorte de fable qui prête à réflexion.
On peut rattacher chaque récit à un thème philosophique.
Le récit central de Mme de la Pommeraye et l’échange sui s’en suit donne le mode
d’emploi de la réflexion : 1ère interprétation de l’hôtesse, contestée par le maître, puis par
Jacques, et enfin par Diderot lui-même.
II.2) Les interruptions discursives ont une fonction maïeutique.
Chez Diderot, paradoxe = méthode de pensée et de créativité. Diderot propose plus une
méthode de réflexion qu’une philosophie. C’est d’autant plus convaincant que c’est sincère :
Diderot est quelqu’un qui se cherche.
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