Webmasters
Très maîtrisé dans sa complexité technique,
Black Clouds, de Fabrice Murgia, pose la question
de la maîtrise de l’informatique à léchelle du globe.
Des utopies des pionniers du Web au futur
transhumaniste, un panorama des rapports
de lhomme aux ordinateurs.
PAR ESTELLE SPOTO, À NAPLES
Comme dans Le Chagrin des
ogres, le spectacle qui l’a révélé
en 2009 et où deux faits divers
datant de 2006 – le carnage
commis par Bastian Bosse dans
son lycée (en Allemagne) et l’af-
faire Natascha Kampusch (en Au-
triche) – étaient intégrés dans un conte
mené par une mariée tachée de sang, le
dernier opus de Fabrice Murgia mêle le
vrai et le faux, le réel et l’inventé. Trois
des personnages de Black Clouds (1)
ont vraiment existé. Le premier à être
évoqué est Aaron Swartz, jeune pro-
dige de l’informatique, cocréateur du
format RSS et du site Web communau-
taire Reddit, né à Chicago
en 1986 et qui se suicide à
26 ans, un mois avant le dé-
but de son procès. Partisan
actif du partage libre de
l’information sur Internet,
Aaron Swartz était accusé
d’avoir volé et de vouloir dif-
fuser en ligne des millions
d’articles scientifiques sto -
ckés dans la bibliothèque
numérique Jstor. C’était aussi
un fervent opposant au pro-
jet de loi Sopa (Stop Online
Piracy Act), qui visait un
contrôle plus strict des violations des
droits d’auteur sur Internet. C’est par
la bouche de sa mère (incarnée par
Valérie Bauchau) et des extraits de
vidéos authentiques qu’est ici retracé,
en quel ques minutes, le parcours tra-
gique de ce précurseur des lanceurs
d’alerte. « Aaron Swartz est une sorte
d’icône de l’accès à l’information », ex-
plique Fabrice Murgia au lendemain
de la première du spectacle, début juil-
let dernier, dans le cadre du Napoli
Teatro Festival Italia, et quelques se-
maines après sa nomination à la direc-
tion du Théâtre national à Bruxelles.
« Swartz a en quelque sorte vécu avant
l’époque où il aurait pu réali-
ser de grandes choses. Les
mentalités n’étaient pas prê -
tes pour recevoir ce genre
d’individus. Ce jeune hom -
me avait la possibilité de
changer le monde parce
qu’il savait coder et utiliser
la technologie. »
La seconde personnalité
réelle à entrer en scène (sous
lestraitsdeFrançoisSauveur)
est SteveJobs.Lecofondateur
d’Appledécédéen 2011,pion-
nierdu PC,du smartphone et
dela tablette,apparaît icidanssonshow
de présentation du premier Macintosh,
en 1984. « Le discours de Steve Jobs
contient des idées tout à fait proches de
celles d’Aaron Swartz: il considérait cet
ordinateur comme un outil de partage,
poursuit Fabrice Murgia. Il faut se rap-
pelerqu’Internetaété fondépardeship-
pies qui voulaient que le www soit
quelque chose d’« open access », de libre.
Ceux qui ont créé Internet avaient une
pensée bienéloignée decequ’on connaît
aujourd’hui,aveclesquatregrandesins-
titutions Google,Apple,YahooetAma-
zon – qui dirigent le Web. » Sur scène, le
discoursdeJobs est misspatialementen
culture théâtre
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Fabrice Murgia :
« Ceux qui ont créé
Internet avaient une
pensée bien éloignée
de ce quon connaît
aujourd’hui. »
La comédienne sénégalaise
Fatou Hane dans la peau dune femme
aux pouvoirs étranges, vivant dans
le cimetière de nos ordinateurs.
PIERRE HAVRENNE/BELGAIMAGE
DocRoom
parallèleavecceluidu troisièmeperson-
nagehistorique:ThomasSankara, mili-
tant panafricaniste et tiers-mondiste,
présidentduBurkina Fasode 1983jusqu’à
son assassinat, en 1987, qui tint un
discours fameux sur l’état du monde
devant l’Organisation des Nations unies,
le 4 octobre 1984.
Le pouvoir de l’information
Dès ce parallèle, on comprend que
Fabrice Murgia ne sest pas contenté de
poser la question de la maîtrise de l’in-
formatique en Occident, mais qu’il
l’étend aux rapports Nord-Sud. Des
rapports qui prennent ici la forme d’une
histoire « d’amour » d’une cinquante-
naire blanche esseulée qui se rend en
Afrique pour voir enfin en vrai l’homme
qui l’a séduite sur Internet. « Cette ren-
contre est inspirée par un documentaire
sur les « brouteurs » ivoiriens, des arna-
queur du Web qui sont un véritable fléau,
confie Murgia. L’un d’eux prétendait
pouvoir récupérer par ses arnaques tout
l’argent de la colonisation. De cette
phrase, j’ai créé une histoire. » Des rap-
ports Nord-Sud qui lient aussi un garçon
qui aspire à devenir immortel en trans-
férant ses souvenirs et ses pensées dans
un robot en forme d’E.T. et une femme
aux étranges pouvoirs qui brûle des
câbles d’ordinateur sur une décharge
pour en retirer le cuivre. Des rapports
que le jeune auteur et metteur en scène
va jusquà étendre à la forme même de
son spectacle puisque le casting se com-
pose des deux comédiens belges déjà
cités et de Fatou Hane et El Hadji Abdou
Rahmane Ndiaye (déjà présent dans
Exils de Murgia), issus de Fotti Cultures,
plate-forme de formation et de création
sénégalaise où Fabrice Murgia enseigne
régulièrement.
« La thèse de Black Clouds, enchaîne-
t-il, c’est que l’information, c’est du pou-
voir et, comme toute forme de pouvoir,
certains peuvent se l’approprier. En tra-
vaillant sur la question de la fracture
numérique, je me suis demandé quelles
seraient les possibilités de changement
et d’émancipation démo cratique s’il y
avait plus de débit en Afrique et si on
pouvait y coder davantage. Quel serait,
par exemple, l’impact d’une application
qui permet de se planter devant un bu-
reau de vote et de compter les personnes
qui y entrent et qui en sortent, puis
d’émettre des statistiques de fréquen-
tation qui contrediraient les chiffres
émis par le gouvernement. Ce serait une
sorte d’outil de combat contre la corrup-
tion. J’ai constaté que les acteurs à qui
j’enseigne au Sénégal sont hypercon-
nectés, toute la journée, surtout via
Facebook. Les marques de téléphones
concluent des accords avec des réseaux
sociaux ou avec des moteurs de recher -
che, ce qui crée un prisme par lequel les
gens accèdent à Internet. On oriente leur
façon de se connecter. C’est comme
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Fabrice Murgia
ne sest pas contenté
de poser la question de la
maîtrise de l’informatique
en Occident, il l’étend
aux rapports Nord-Sud
©ANDRÉA DAINET
DocRoom
culture théâtre
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Ce n’est pas la première
fois que Fabrice Murgia
insère des ordinateurs
dans un spectacle.
Comme celui de l’exil
(qui imprègne aussi
Daral Shaga, l’opéra qu’il
a mis en scène, à voir du
11 au 15 janvier au Théâtre
national), le thème de
l’impact de l’informa -
tique et du virtuel sur
l’homme constitue un fil
rouge dans ses créations.
Il était déjà présent dans
Le Chagrin des ogres,
à travers le personnage
inspiré par Bastian Bosse,
qui confie à son écran ses
états d’âme et son projet
de « tuer et blesser le plus
de monde possible » dans
son lycée, le 20 novembre
2006. Il imprègne
surtout, du début à la fin,
Life: Reset, chronique
d’une ville épuisée,
où Olivia Carrère, seule
en scène, incarne sans
paroles une jeune femme
qui s’éloigne de plus en
plus de la réalité au fur
et à mesure qu’elle
s’identifie à son avatar
dans un jeu en ligne.
A cet égard, Fabrice
Murgia constitue une
exception dans un monde
théâtral globalement très
frileux au sujet des
nouvelles possibilités de
l’informatique. Quelques
autres auteurs s’y sont
aventurés, comme
l’Irlandais Enda Walsh
(connu par ailleurs pour
être coauteur, avec David
Bowie, de la comédie
musicale Lazarus) avec
Chatroom, monté par
Sylvie de Braekeleer
au théâtre de Poche
en 2009. Via Internet,
des jeunes poussent
l’un d’eux à commettre
l’irréparable – une pièce
qualifiée à l’époque
de « cyberversion de
Sa Majesté des mouches ».
Ou comme l’Américaine
Jennifer Haley, qui s’en
est fait une spécialité
et dont Quartier 3,
Destruction totale – un
groupe d’ados se perd
entre réel et virtuel au fil
d’un jeu en ligne – est
monté prochainement
au Poche (du 15 février au
11 mars). Poussé à l’extrê -
me, ce thème devient Web
of Trust d’Edit Kaldor,
projet – plutôt que
véritable spectacle –
présenté au dernier
Kunstenfestivaldesarts.
Connectée en direct
devant un grand écran,
la metteuse en scène
hongro-américaine
pilote, avec un webmaster
et sous le regard des spec -
tateurs, des interactions
en ligne entre personnes
des quatre coins du
monde qui s’entraident
dans la recherche de
solutions à leurs
problèmes. Protéiforme
de nature, le théâtre
exemplifie les usages
multiples de la Toile.
Vaste terrain de jeux…
si demain, en Belgique, la connexion
à l’information sur Internet ne se faisait
que par l’intermédiaire d’un journal en
particulier. Certains ont accès à l’in-
formation et d’autres pas. Ce n’est pas
un hasard si, dans certains pays, les au-
torités coupent Internet lors de mo-
ments critiques, lors d’élections par
exemple. »
Voyager sur Internet
Ces différents thèmes et fils narratifs
s’entrecroisent dans une mise en scène
imprégnée – comme toujours chez
Fabrice Murgia – de vidéo, jouant sur la
superposition de plans et de cadres de
leds qui apparaissent et disparaissent
comme autant de fenêtres pop-up.
Le tout pour concevoir « une espèce de
photographie du rapport de l’homme
moderne aux ordinateurs ». C’est ambi-
tieux. Le spectacle, très dense, regor-
geant de matière à réflexion, exige du
temps pour être digéré. Mais l’ambition
de Fabrice Murgia ne se limite pas à la
scène. Lui qui confie naviguer par le
réseau Tor parce qu’il tient à son anony-
mat sur le Web et qui déclare que « le
hacking est une mentalité, pas du pira-
tage » souhaite que le spectacle tourne
en Afrique (il est déjà programmé à Dakar
en mai) et qu’il se double en journée
d’une école de code destinée aux enfants,
en collaboration avec l’association Code
for Africa. « Apprendre à voyager sur
Internet, c’est très important et ça ne
s’apprend pas dans les écoles, avance-
t-il encore. C’est la question que pose
Aaron Swartz: est-ce que nous manipu-
lons la technologie, est-ce que nous
créons les outils dont nous avons besoin
pour le partage de la connaissance ou
est-ce que nous nous laissons asservir
par ces outils ? » Une question éminem-
ment poli tique et plus que jamais
brûlante.
(1) Black Clouds, du 13 au 17 janvier,
au théâtre de Namur; les 3 et 4 février
au festival de Liège; du 17 au 24 février
au Théâtre national, à Bruxelles;
les 17 et 18 mars au festival VIA, à Mons.
Web of Trust d’Edit Kaldor: un autre
exemple de l’Internet « mis en scène ».
Des souris et des hommes
©LUC VLEMINCKX
DocRoom
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