Dvorak - Orchestre Symphonique de Haute Auvergne

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Dvořák : Les Danses Slaves
Idée des Danses Slaves
L'intérêt de Johannes Brahms pour Antonín Dvořák, son cadet de 8 ans, remonte aux années
1870, à l'époque où le compositeur allemand faisait partie d'un jury musical chargé d'attribuer
une bourse d'état aux artistes pauvres mais doués. Brahms remarqua l'art prometteur du
Tchèque et attira l'attention de Fritz Simrock, son éditeur attitré, sur cet artiste encore inconnu
hors de Bohême.
Simrock suivit les recommandations de Brahms. Il n'eut pas à le regretter : rapidement, les
compositions de Dvořák inscrites à son catalogue rencontrèrent un accueil très favorable en
Allemagne.
L'éditeur pressentait que ses aptitudes mélodiques pouvaient être exploitées et donner matière
à de nouveaux succès. En commerçant avisé, il suggéra à Dvořák de s'inspirer des Danses
Hongroises de Brahms [1].
On comprend que Dvořák ait été séduit par cette proposition. Le compositeur tchèque avait
jusqu'à présent montré d'excellentes dispositions dans les œuvres dansantes. Aux Polkas et
autre Galop de ses premières années (1855 - 1861) s'étaient récemment ajoutées deux
compositions pour piano : les Deux Menuets op. 58 et surtout un cycle de Danses écossaises
(op. 41, 1877) s'inspirant du modèle beethovénien. Dvořák avait très tôt exprimé son goût
pour les musiques populaires, qu'il avait fait entendre dès ses premières compositions
« sérieuses », ses cycles de lieder, sa musique de chambre ou orchestrale (sérénades,
symphonies [2]), ses opéras.
Mais ce qui a pu également séduire Dvořák est cette occasion unique de faire connaître la
musique des Slaves de Bohême et d'ailleurs. Les Danses Hongroises ont eu du succès ?
Dvořák relève le défi de montrer que les musiques slaves peuvent aussi séduire un large
public.
Réaction à la musique "hongroise"
Au moment où Dvořák commence ses Danses Slaves, la musique "folklorisante hongroise"
jouit d'une certaine renommée internationale : Josef Haydn, resté presque 30 ans au service
des princes Esterházy, aimait écrire des épisodes alla zingarese dans sa musique. Franz
Schubert s'inspire à plusieurs reprises du "folklore" hongrois. La Marche de Rakóczi suscite
l'enthousiasme, que ce soit dans la Marche Hongroise d'Hector Berlioz [3] ou dans la
quinzième des 19 Rhapsodies Hongroises de Ferenc Liszt, pièces parmi les plus populaires de
leurs auteurs. Johannes Brahms lui-même incorpore des passages au caractère hongrois dans
ses œuvres sérieuses de musique orchestrale ou de chambre.
Les compositeurs qui font danser la cour impériale autrichienne empruntent largement au
"folklore" hongrois, ou tzigane : la distinction alors n'était pas claire. Les travaux
ethnomusicaux de Béla Bartók et Zoltán Kodály du début du XXème siècle ont permis
d'éclaircir la situation. Une véritable musique populaire hongroise existe. Elle se différencie
d'une musique tzigane, qui plonge ses racines dans les origines orientales de ce peuple venu
en Europe au XIVème siècle.
Les Tziganes ne sont ni des Magyars, ni des Latins, ni des Slaves. Ils cultivent
traditionnellement l'art de l'interprétation musicale populaire et deviennent souvent des
musiciens appréciés par les autres peuples, qui les sollicitent pour l'animation de leurs
cérémonies [4] (mariages, banquets, bals...). Ce qu'on désignait fréquemment sous le terme de
musique hongroise à l'époque romantique était en fait des musiques populaires composées par
des amateurs, propagées par les Tziganes qui les interprétaient selon leurs traditions
stylistiques [5].
Brahms prit le soin de préciser qu'il n'était qu'un arrangeur de Danses Hongroises. Le titre de
ce recueil indique : Danses Hongroises arrangées par Johannes Brahms. Pour la même
raison, le compositeur allemand refusa qu'un numéro d'opus leur soit donné.
Ode annotée de la main de Dvořák.
Le compositeur a rayé « Hungary » et écrit à la place « Bohemia » ou « Čechy »
La tradition musicale slave
Il n'y a pas, en 1878, à l'époque de la suggestion de Simrock, de tradition de danses
symphoniques tchèques, ni même slaves. Les éblouissantes danses que Bedřich Smetana a
composées pour son opéra La Fiancée Vendue [6] (Prodana nevesta) font partie de l'intrigue
scénique et ne constituent pas une œuvre indépendante.
Quant aux Polonaises et Mazurkas de Chopin, elles sont destinées au piano.
Dvořák a donc l'occasion de mettre, le premier, son savoir-faire de compositeur et
d'orchestrateur au service des musiques populaires slaves. Il écrit deux séries de 8 danses
chacune, datées de 1878 et de 1886.
Dans leur version symphonique, les Danses Slaves ne sont jamais vulgaires, reproche que l'on
adresse fréquemment, à tort ou à raison [7], aux orchestrations des Danses Hongroises [8].
Dvořák n'a laissé à personne d'autre que lui le soin d'orchestrer ses Danses : il commença ce
travail avant même d'avoir terminé la première série pour piano. En ex-musicien d'orchestre,
il sait comment tirer la quintessence de ses éclatantes mélodies. L'art orchestral de Dvořák
s'épanouit dans toute sa plénitude.
Vrai ou faux folklore ?
Dvořák était un re-créateur. Il assimilait l'esprit de musiques existantes pour créer de toutes
pièces un faux folklore [9]. Ses Danses Slaves en sont l'un des meilleurs exemples. À l'opposé
de Brahms, qui arrange dans sa première série - peut-être sans le savoir - des œuvres de
musiciens populaires hongrois, ce qui lui a valu des accusations de plagiat [10], Dvořák
compose des œuvres originales fortement caractérisées.
Il est intéressant de noter que dans sa seconde série de Danses Hongroises, Brahms a indiqué
être l'auteur original de certaines d'entre elles, sans préciser lesquelles. Est-ce l'influence de
Dvořák ? cette seconde série date de 1880, deux ans après l'édition des premières Danses
Slaves.
La question slave
Les peuples slaves - ceux qui parlent une langue issue du slavon - étaient alors répartis entre
les quatre empires qui se partageaient l'Europe centrale et orientale : le russe, l'ottoman,
l'austro-hongrois et le IIème Reich allemand.
Le Printemps de peuples de 1848, avec les mouvements révolutionnaires des "minorités",
marqua profondément l'Europe et laissa des frustrations durables. La seconde partie du
XIXème siècle voit les revendications nationales se structurer en action politique et prendre
de plus en plus d'ampleur [11].
À ce jeu les Hongrois furent particulièrement habiles : ils obtinrent de partager le pouvoir
avec les Autrichiens, affaiblis par leur défaite à Sadowa [12], en 1866. Mais ils suscitèrent
l'amertume des peuples restés opprimés ; d'autant plus que les adeptes des mouvements
panslaves n'oublièrent pas que la Hongrie, par sa position géographique, séparait
physiquement les Slaves du nord de leurs "frères" du sud.
L'année des premières Danses Slaves est aussi celle du Congrès de Berlin qui concrétise le
recul de l'empire ottoman, confronté à l'alliance de neutralité bienveillante liant l'Allemagne,
la Russie et l'Autriche-Hongrie. Cette dernière intervient militairement pour contrecarrer
l'alliance des Slaves de Monténégro et de Serbie en 1878. Après s'être soulevée contre les
Turcs, la Bulgarie est libérée cette même année par les Russes [13]. L'effervescence de la
question slave trouve un écho dans l'art de Dvořák.
En réagissant au succès des musiques hongroises, Dvořák concilie son art et ses convictions
politiques : il adresse avec sa musique un fraternel salut aux peuples slaves. Cela n'est pas
pour nous surprendre : depuis longtemps, ses œuvres reflètent son militantisme - au grand
dam de cet autre nationaliste, allemand bien entendu, qu'était son ami Brahms. Dans son
troisième quatuor à cordes en ré majeur (B 18), Dvořák cite textuellement l'air
révolutionnaire Hej, Slované ! [14]. Dans l'opéra Vanda le Polonais Slavoj (le bien nommé !)
triomphe de l'Allemand Roderich. Dimitrij met en scène la succession de Boris Godounov et
aborde, au travers de la légende, un sujet d'actualité brûlant : l'opposition entre les Russes et
les Polonais [15]. Plus tard l'oratorio Svata Ludmila décrit la naissance mythologique des
Slaves.
Peu de compositeurs ont, avant Dvořák, rendu un hommage aux Slaves d'ailleurs. Les seuls
témoignages qui ont survécu jusqu'à nos jours sont la Fantaisie sur des thèmes serbes op.6 de
Rimsky Korsakov, et l'Ouverture Tchèque [16] de Balakirev. Ces œuvres furent jouées le 12
mai 1867, au Concert Slave donné à l'occasion du rassemblement de représentants des pays
slaves à Saint-Pétersbourg [17]. À cette courte liste on peut ajouter la seconde symphonie, dite
« Ukrainienne » [18], de Piotr Illitch Tchaikovsky.
Les premières Danses Slaves (op. 46)
Les huit premières Danses slaves sont réunies sous le numéro d'opus 46. La version piano à 4
mains, écrite de mars à mai 1878, porte le numéro de catalogue 78. L'orchestration occupa
Dvořák d'avril à août de la même année.
Cette série est encadrée par deux furiants. Il s'agit d'une danse de Bohême réservée aux
hommes, et par conséquent assez énergique ! Ce sont les seules danses de l'opus 46 à
commencer par un fortissimo et à être menées presto.
La n.2 est une dumka, rêverie mélancolique inspirée de mélodies ukrainiennes. Son caractère
dolent contraste agréablement avec la polka qui suit. Dans cette troisième danse, Dvořák se
souvient probablement de la Fiancée Vendue de son aîné et modèle Smetana ! Rappelons que
la polka est une danse tchèque à deux temps (le mot « polka » viendrait du tchèque « moitié »
et n'a pas de rapport avec la Pologne voisine). Retour à un rythme ternaire avec la sousedska
qui suit. Cette valse lente, d'une profonde noblesse, est la plus longue de cette première série,
dont elle est le point médian. Elle évoque les dimanches de fêtes à la campagne - les temps
heureux où l'on invite son voisin (soused en tchèque) à entrer dans la danse.
La cinquième danse donne des fourmis dans les jambes : il s'agit d'une skočna, danse sautante,
au rythme évocateur. L'élégante polka qui vient ensuite est très différente de la troisième
danse. Tout en retenue, l'écriture de cette sixième Danse Slave [19] joue sur la dynamique et
non sur les changements de tempi, sauf dans ses dernières mesures. La septième danse est une
nouvelle skočna (danse sautante), où l'on ne peut qu'apprécier l'admirable maîtrise du
contrepoint et, dans la version symphonique, la beauté des combinaisons de timbres.
Si le premier furiant de la série était une éclatante introduction en ut majeur, la huitième et
dernière danse de ce cycle serait presque dramatique avec son entrée dans le ton de sol
mineur ! Cette pièce fougueuse et un rien courroucée rappelle l'énergie dont sont parfois
capables les Tchèques sous le joug austro-hongrois.
S'agit-il de musique tchèque ou slave ? Seule la seconde danse - la dumka - n'est pas
originaire de Bohême. Le nom de « Danses Slaves » est ici plutôt symbolique... La situation,
comme on le verra, sera différente avec la seconde série.
Le succès de ce premier recueil fut tout aussi retentissant que celui des Danses Hongroises.
Simrock avait vu juste ! Aussi l'éditeur et homme d'affaires se frottait déjà les mains des
revenus que lui procureraient de nouvelles Danses Slaves...
Il harcelait Dvořák à ce sujet, l'incitant même à ne pas composer de grandes formes qui
rapportaient moins d'argent. Si le compositeur avait cédé, nous n'aurions peut-être jamais
connu l'extraordinaire septième symphonie en ré mineur.
Le Bohémien ne s'est pas laissé faire : « C'est diablement difficile d'écrire deux fois la même
chose ! » [20]. Il attendait d'être dans les conditions requises pour composer de nouvelles
danses.
Victime de son succès, Dvořák était sollicité pour des concerts, des soirées, des tournées.
Brahms insistait pour le voir s'installer à Vienne. Cette tension, ce stress si redouté par le
compositeur, étaient accentués par le fait que les grands noms du romantisme disparaissaient
l'un après l'autre (les années 1880 voient la disparition de Liszt et Wagner). Dvořák était alors
considéré, aux côtés de Verdi, Brahms et Tchaïkovski, comme l'un des plus grands musiciens
en activité [21].
La seconde série de Danses Slaves (op. 72)
En 1886 Dvořák retrouve l'état d'esprit si attendu par son éditeur... et les mélomanes.
À la période d'incertitude pendant laquelle il compose des œuvres au caractère sombres (les
Chemises de Noces, cantate dramatique ; le trio op. 65 ; la septième symphonie en ré mineur,
etc.) succède une nouvelle période slave : voici venu le temps de l'oratorio Svata Ludmila, des
Danses Slaves op. 72, du quintette op.81 ; bientôt viendront l'opéra Jakobin, le second
quatuor avec piano et la huitième symphonie en sol majeur.
Dvořák a approfondi son style. Il compose en l'espace d'un mois seulement (rappelons que la
première série l'avait occupé presque 3 fois plus longtemps) une nouvelle série de 8 danses,
plus nuancées et expressives que celles de l'opus 46.
Dans la première danse de l'opus 72 - ou, plus simplement, la neuvième danse slave [22] Dvořák alterne un odzemek [23] slovaque avec une ronde russe. Dès l'entrée la différence
avec les premières danses slaves se fait entendre. L'art du compositeur est plus mature, plus
réfléchi. Cette danse, comme celles qui vont suivre, est plus exigeante envers l'auditeur. C'est
la première fois que les musiques de deux peuples slaves sont utilisées au sein d'une même
pièce : ce procédé sera utilisé à plusieurs reprises dans l'opus 72.
C'est le cas dans la danse suivante (n.10), une mazurka traversée d'échos de dumka
ukrainienne. Dvořák sait faire languir son public : cette pièce très lyrique - l'une des plus
remarquables du cycle - ne cède jamais à l'effervescence attendue.
Si la dixième danse a des allures de berceuse, la skočna suivante nous réveille ! Nous sommes
de nouveau emportés dans un tourbillon de mélodies irrésistibles et contrastées. L'inspiration
de la mazurka polonaise se fait entendre dans la douzième danse, de structure lent - vif - lent.
Si la partie centrale est animée et optimiste, le thème initial des épisodes extrêmes, de
caractère pastoral, s'amplifie jusqu'à atteindre une solennité surprenante, presque dramatique.
Ce sont des thèmes tchèques puissamment rythmés qui forment le matériau de la treizième
danse, aux allures de marche. Le contraste est total avec les élégantes variations sur un rythme
de polonaise de la quatorzième pièce. La quinzième danse rend enfin un hommage aux Slaves
du sud. Ce brillant kolo (ronde) serbe [24] retrouve les éclats endiablés de l'opus 46.
Mais la seizième des Danses Slaves, la dernière de la seconde série et de tout le cycle, est une
immense surprise.
Dvořák refuse la facilité de terminer son recueil par une pièce spectaculaire. Cette ultime
sousedka offre le regard apaisé et philosophe d'un homme proche de la cinquantaine.
Par cette longue pièce délicate et douce-amère, le musicien de Bohême évoque sa jeunesse
dans la campagne baignée par la Vltava, les bals du dimanche qu'il a autrefois connus et
animés, cette période regrettée où tout le village fêtait dignement et en simplicité la joie d'être
ensemble.
Cette musique nous parle du temps qui s'écoule, des proches disparus, de la jeunesse à tout
jamais enfuie.
Beaucoup regrettèrent que cette rêverie teintée de nostalgie termine la série. Des chefs
d'orchestre de la stature de Václav Talich et Karel � ejna ont au contraire défendu les
intentions de Dvořák et mis en exergue l'intelligence de son approche [25].
Dvořák sait qu'il touche à l'achèvement d'un cycle personnel. Avec cette ultime Danse du
Voisin, il prend définitivement congé de ce genre auquel il ne reviendra jamais plus [26].
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