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Actualité - par Frédéric Martel dans Mensuel n°395 daté octobre 2013 à la page 20 (4497 mots) | Gratuit
Le metteur en scène et cinéaste Patrice Chéreau est décédé lundi 7 octobre, à
l'âge de 68 ans. Sa rencontre avec le dramaturge Bernard-Marie Koltès constitua
un sommet d'intensité dans sa carrière théâtrale : "A sa mort, l'envie de théâtre, du
coup, s'est un peu éteinte", confiait Patrice Chéreau à Libération en 2003. En
2001, le metteur en scène s'était longuement entretenu avec Le Magazine
Littéraire sur l'œuvre de l'écrivain.
Quand Patrice Chéreau parlait de Koltès
Vous avez rencontré Bernard-Marie Koltès il y a une vingtaine d'années. Son théâtre
semble vous avoir touché rapidement, presque brutalement, comme une évidence, et
vous avez monté, à partir de cette époque, la plupart de ses pièces « dans l'urgence ».
Aujourd'hui, dix ans après sa mort, avec le recul que vous n'aviez peut-être pas à
l'époque, quel regard portez-vous sur son oeuvre ?
Ce que je vois bien, avec le recul, c'est la place que Koltès a joué dans ma vie.
Un écrivain que je ne connaissais pas m'envoie par la poste deux pièces.
C'était en 1979. Quelques jours avant ou après, un homme que je respecte
infiniment, Hubert Gignoux, me parle de cet auteur. Il a travailavec lui à
Strasbourg. Il me dit qu'il faut lire ces pièces. Je le fais. Jusqu'à cette date, je
n'avais jamais vraiment croid'auteur contemporain, peut-être parce que je
n'avais pas suffisamment de curiosité pour eux. C'est le premier écrivain
d'aujourd'hui auquel je me sois vraiment attaché. À partir de cette rencontre,
je l'ai côtoyé et je l'ai accompagné dans son oeuvre. J'ai un peu été un passeur :
oui, j'ai fait « passer » son oeuvre, me semble-t-il. Du coup, même avec le
recul, si je pense à Koltès, ce n'est pas du tout comme l'auteur qu'on connaît
aujourd'hui, l'auteur très joué dans le monde entier de maintenant. Pour moi,
c'était un auteur qui avait un immense avantage, le principal me :
c'était un auteur vivant... Je pouvais aller avec lui au cinéma, discuter
de ce qui se passait dans la rue, dans la politique : il avait toujours un
point de vue surprenant et rare surles choses. C'est aussi quelqu'un qui
m'a permis de croire à nouveau en l'écriture théâtrale contemporaine.
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Il a ouvert une réflexion sur le monde d'aujourd'hui, il m'a fait comprendre ce
monde. Koltès a su trouver les bons instruments pour en parler, même s'il ne
le fait pas d'une manière strictement réaliste. Jusqu'à ma rencontre avec lui, je
croyais que le théâtre n'était pas, ou plus, accessible au contemporain, ne
pouvait pas raconter le monde actuel. Je me trompais.
C'est votre mise en scène de La Dispute de Marivaux, que Koltès a vu six fois à Paris
en 1976, qui l'incite à vous écrire. Il vous a « choisi » pour que vous montiez ses
pièces. Est-ce que vous auriez pu passer à côté de Koltès ?
Oui. J'aurais très bien pu lui renvoyer ses textes ou ne pas les monter. On
refait toujours l'histoire. Aujourd'hui, on dit que c'était évident que je devais
rencontrer Koltès. Non, j'aurais pu rater ce rendez-vous. Au premier abord
d'ailleurs, Combat de nègre et de chiens m'a paru être un texte intéressant mais
j'avais du mal à le comprendre. J'aimais la façon qu'avaient les gens de s'y
exprimer et je n'avais lu ça nulle part ailleurs : le langage magnifique d'un
poète qui semblait venir d'une longue tradition, d'un usage incroyable de la
langue française par les peuples colonis, un usage inventif et dérangeant.
Mais en même temps, je ne savais pas par quel bout le prendre. J'aurais pu
passer à côté.
Contrairement à ce qui est dit souvent, votre univers de metteur en scène me semble en
plus assez éloigné de son univers d'écrivain.
Ce sont des univers qui se complétaient quand me, mais qui n'étaient pas
très proches en effet. Au début, on me demandait quelle part j'avais prise à
l'écriture de Combat de nègre ou de Quai Ouest . Les gens ne me croyaient pas
vraiment quand je leur disais : « aucune part ». Il faut dire qu'on m'avait
clas depuis longtemps comme un « metteur en sne sombre et désespéré »
et le fait que je monte Combat semblait confirmer, aux yeux des critiques, que
c'était à la fois mon univers, et celui de Koltès. A cette époque, je lisais des
journalistes qui disaient : « Chéreau a trouvé son frère dans un monde
désespéré et noir ». En fait, l'univers de Bernard est totalement indépendant
du mien. Il n'est pas du tout sombre et désespéré. Moi non plus, d'ailleurs !
Koltès dit dans une interview au Monde de 1986 : « Nous sommes différents. [Patrice
Chéreau] est plus pessimiste, je suis plus désespéré ».
Et il a dû dire cela en éclatant de rire... Surtout que j'ai toujours pensé qu'il
avait dit l'inverse ! Je pense qu'avec cette formule, Koltès veut surtout se
dépêtrer de mots comme pessimiste, désespéré ou noir. Il faut beaucoup de
temps pour arriver à parler calmement et légèrement du désespoir. Et je ne
sens pas vraiment de désespoir chez Bernard. Le désespoir, comme le dit
Edward Bond, est une attitude de renoncement. C'est, dit-il, je crois, la somme
des choses auxquelles vous êtes prêt à renoncer. Et Koltès n'a jamais renoncé à
rien, ni à se battre, ni à s'affirmer.
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Il y avait chez lui une attitude de rébellion profonde, qui n'est pas la mienne
d'ailleurs. Il a toujours été beaucoup plus radical que moi.
Aujourd'hui, Koltès est pris dans une certaine mythologie. Celle, rimbaldienne, d'un
jeune homme beau qui est mort du sida. Cette idéalisation très manifeste dans les
écoles de théâtre par exemple, et quelquefois dans les lycées, n'est-elle pas un peu
préjudiciable à son oeuvre ?
Toute mythologie est un peu réductrice. Il est mort jeune. On ne peut pas
empêcher, je crois, cette idéalisation. En même temps, encore une fois, ce n'est
pas ce Koltès-là que j'ai connu. J'ai juste le souvenir de quelqu'un de très drôle
et de plutôt désabusé.
De quelqu'un aussi qui a vécu une agonie très dure. Je ne peux pas parler
de lui en me plaçant aujourd'hui.
Sa mort vous a éloigné de l'écriture théâtrale contemporaine ?
Elle m'a éloigné du théâtre tout simplement ! Du jour où, auteur vivant, il est
devenu un auteur mort, tout a changé. Oui, je pense que sa mort n'est pas
indifférente dans le fait que je me sois éloigné du théâtre pour aller vers le
cinéma. Ce n'est pas la seule raison, mais depuis, il y a moins de nécessité
pour moi à retourner au tâtre. Moins d'urgence.
L'expérience du théâtre Nanterre-Amandiers durant ce qu'on a appe« les années
Chéreau » s'est faite « autour » de Koltès ? C'est-à-dire autour du théâtre
d'aujourd'hui ?
J'ai ouvert ma première saison à Nanterre avec Koltès - Combat de nègre et de
chiens en 1983 - et on peut dire que nous avons termiNanterre avec la
reprise de La Solitude et la création de Retour au désert en 1988. Koltès est mort
en avril 1989, un mois après la dernière représentation. Au fond, cette
expérience a eu lieu autour d'un centre, un centre sans lequel il n'y aurait pas
eu Nanterre, c'est-à-dire autour de Koltès, et de beaucoup d'acteurs, comme
Michel Piccoli ou Maria Casarès. Nanterre, Koltès et l'école de comédiens
dirigée par Pierre Romans, ce fut l'une des périodes les plus importantes de
ma vie. Un âge d'or. Imaginez qu'à cette époque, pendant presque huit
années, il y avait à Nanterre à la fois Koltès, Heiner Müller, Hervé Guibert et
Jean Genet qui passaient et qui travaillaient avec nous ! J'ai monté les pièces
de Koltès au fur et à mesure qu'elles étaient écrites, parfois avant même de les
avoir lues. C'était avec lui que je voulais faire mon chemin professionnel, dans
la fidélité et la permanence : j'avais trouvé le partenaire qui me manquait. Je
pense aujourd'hui que, si l'on s'en tient au répertoire classique, on ne sert pas
à grand-chose comme metteur en sne ; il faut se confronter à des textes
contemporains, à des auteurs qui sont vos contemporains, qui s'adressent aux
gens de votre époque. Avec Koltès, j'ai vécu une expérience unique : ce lien
durable avec un auteur qui avait mon âge a changé ma vie.
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Diriez-vous que Koltès c'est d'abord un dramaturge, un auteur de « théâtre littéraire»
ou même un poète, un des rares poètes français de la fin du xxe siècle comme aiment le
dire certains auteurs ?
Je ne crois pas, au fond, que Koltès aurait aimé que l'on dise que ses textes
sont de la poésie. Et si on affirme que son théâtre est « littéraire », c'est
simplement parce que c'est très bien écrit...
Et parce qu'il y a de nombreux monologues aussi...
Oui. Mais le monologue est une caractéristique centrale de son style. C'est la
forme qui le mène à l'écriture. C'est grâce aux monologues que Bernard
parvenait à commencer ses pièces. Par exemple, il était très préoccupé par le
personnage de Roberto Zucco parce qu'il n'arrivait pas à le faire monologuer.
Tant qu'il n'arrivait pas à écrire un monologue avec un personnage, Bernard
ne savait pas qui était ce personnage. Zucco posait un vrai problème à Koltès :
il cherchait à comprendre ce qu'était un tueur, un criminel, et en même temps,
Zucco est un personnage très fragile. Le célèbre monologue de Zucco, « Juste
avant de mourir », est peut-être la réponse de Koltès à lnigme. C'est un peu
comme pour celui de Hamlet. Finalement, il n'y a rien à comprendre. Zucco
reste une énigme : un assassin fascinant, mais une énigme absolue. Le
monologue est bien une nécessité impérieuse pour Koltès. Tous ses textes
tournent autour des monologues. Mais je n'appellerais pas ça du théâtre
littéraire, car c'est incroyablement concret à jouer et formidable à dire à haute
voix sur un plateau, à incarner. En plus, tout ce qui ne rélève pas directement
du théâtre dans son oeuvre, comme Prologue , La Fuite à cheval , Douze notes
prises au Nord , la plupart de ces textes en prose, formidables, sont des textes
issus du théâtre et pétris par le théâtre de l'intérieur. Ce sont là aussi des textes
assez faciles à lire à haute voix. Son obsession, c'était, semble-t-il, bien le
théâtre.
Vous avez mis en scène Dans la solitude des champs de coton à trois reprises. C'est
cette pièce et vos mises en scène qui ont rendu Koltès célèbre en France et dans le
monde. J'aimerais que nous nous arrêtions un moment sur ce texte essentiel.
Quel est le sujet de la pièce ?
Plusieurs lectures sont possibles, et j'ai moi-me proposé des versions très
différentes. Une première lecture est celle d'une hostilité fondamentale, par
essence, par nature, entre les deux protagonistes le Dealer et le Client ; un Noir
et un Blanc. On avait illustré en 1987 à Nanterre cette idée par ce texte très
beau « Si un chien rencontre un chat... ». Plus tard, cette approche m'a paru
réductrice car je crois la pièce plus universelle : elle contient aussi toutes les
formes de rencontres possibles entre deux personnes. J'ai insisté, par la suite,
sur la composante du désir. Le mot « désir » est le mot qui revient le plus
fréquemment dans la pièce. Mais Bernard, malin, a mis beaucoup de
paravents devant sa pièce.
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Koltès n'a pas beaucoup aimé votre parti pris et refusait tout ce qui aurait permis
d'assimiler l'échange entre le Dealer et le Client à une situation de drague ?
Je pense - je n'en ai jamais parlé avec lui - que Bernard ne voulait pas qu'on
puisse réduire la pièce à une tentation ou un désir homosexuels. Il avait
raison. Mais à partir du moment j'ai repris le rôle, et nous étions deux
Blancs sur sne, face à face, nous donnions forcément l'impression d'une
comphension mutuelle, et peut-être un peu plus. Du coup, revenait à la
surface la situation de départ de la pièce avec laquelle Koltès entretenait des
rapports délicats : une histoire de drague entre deux hommes. Jmets
l'hypothèse que c'est cela qui le dérangeait. C'est à ce moment-là que Bernard
a étéché contre moi. Plus tard, il m'a semblé plus conciliant, il a fini par me
dire : « Je ne peux pas te reprocher toute ta vie de ne pas être Noir ».En me temps,
il redoutait aussi que La Solitude ne devienne une sorte de En attendant Godot de
Beckett, disons pour simplifier : deux clochards métaphysiques spuisant
dans un dialogue philosophique. Mais je pense que ces deux écueils-là
existent dans la pièce elle-me, indépendamment des comédiens ou de la
mise en sne ! C'est à chaque mise en scène de les éviter.
A propos du sujet de La Solitude , une journaliste demandait à Koltès : « C'est la
guerre ? ». Et lui de répondre, superbement : « C'est la diplomatie, plutôt ».
Oui, la diplomatie qui précède toujours la guerre... Mais la guerre n'a lieu qu'à
la fin, si elle a lieu. Et entre-temps, le leadership s'inverse lentement entre les
deux personnages... La guerre a bien lieu à la fin. Le Dealer semble, au début,
très sûr de lui. Mais il va perdre son avantage : il est à sa façon un client,
empêtré dans une demande folle ; peut-être est-il paniqué par ce qu'il a
suscité chez l'autre. Du coup, il semble faire marche arrière, peut-être ne fait-il
pas le poids. A partir d'un certain moment, le leadership s'inverse et les
rapports entre les deux personnages deviennent plus agressifs, ils ne se
pardonnent rien. La grande figure tragique de la pièce devient le Client, celui
qui a déjà tout perdu et qui sait le prix de ce qu'il a perdu. Le Dealer, lui, ne
veut rien perdre : c'est pourquoi il en ressort défait. Celui qui gagne est
toujours celui qui n'a plus rien à perdre. Au terme de tensions extrêmes, le
Client arrive à une sorte de sérénité ou de calme paradoxal. Il rompt
brutalement le lien. Pour lui, tout est fini et définitivement, à la différence du
Dealer. Et le Dealer reste dans la souffrance de l'inachèvement. C'est du moins
ce que j'ai compris. Je ne peux pas l'affirmer totalement.
Au fond, il est peut-être moins dangereux...
Le Client me paraît effectivement plus inquiétant, mais c'est qu'il est plus
secret. Le Dealer semble avoir des racines, une famille, une mémoire. Le Client
est un desperado. Il se donne les moyens d'une hostilité profonde, radicale,
enfin d'une haine totale.
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