Koltès n'a pas beaucoup aimé votre parti pris et refusait tout ce qui aurait permis 
d'assimiler l'échange entre le Dealer et le Client à une situation de drague ? 
 
Je pense - je n'en ai jamais parlé avec lui - que Bernard ne voulait pas qu'on 
puisse réduire la pièce à une tentation ou un désir homosexuels. Il avait 
raison. Mais à partir du moment où j'ai repris le rôle, et où nous étions deux 
Blancs sur scène, face à face, nous donnions forcément l'impression d'une 
compréhension mutuelle, et peut-être un peu plus. Du coup, revenait à la 
surface la situation de départ de la pièce avec laquelle Koltès entretenait des 
rapports délicats : une histoire de drague entre deux hommes. J'émets 
l'hypothèse que c'est cela qui le dérangeait. C'est à ce moment-là que Bernard 
a été fâché contre moi. Plus tard, il m'a semblé plus conciliant, il a fini par me 
dire : « Je ne peux pas te reprocher toute ta vie de ne pas être Noir ».En même temps, 
il redoutait aussi que La Solitude ne devienne une sorte de En attendant Godot de 
Beckett, disons pour simplifier : deux clochards métaphysiques s'épuisant 
dans un dialogue philosophique. Mais je pense que ces deux écueils-là 
existent dans la pièce elle-même, indépendamment des comédiens ou de la 
mise en scène ! C'est à chaque mise en scène de les éviter. 
 
A propos du sujet de La Solitude , une journaliste demandait à Koltès : « C'est la 
guerre ? ». Et lui de répondre, superbement : « C'est la diplomatie, plutôt ». 
 
Oui, la diplomatie qui précède toujours la guerre... Mais la guerre n'a lieu qu'à 
la fin, si elle a lieu. Et entre-temps, le leadership s'inverse lentement entre les 
deux personnages... La guerre a bien lieu à la fin. Le Dealer semble, au début, 
très sûr de lui. Mais il va perdre son avantage : il est à sa façon un client, 
empêtré dans une demande folle ; peut-être est-il paniqué par ce qu'il a 
suscité chez l'autre. Du coup, il semble faire marche arrière, peut-être ne fait-il 
pas le poids. A partir d'un certain moment, le leadership s'inverse et les 
rapports entre les deux personnages deviennent plus agressifs, ils ne se 
pardonnent rien. La grande figure tragique de la pièce devient le Client, celui 
qui a déjà tout perdu et qui sait le prix de ce qu'il a perdu. Le Dealer, lui, ne 
veut rien perdre : c'est pourquoi il en ressort défait. Celui qui gagne est 
toujours celui qui n'a plus rien à perdre. Au terme de tensions extrêmes, le 
Client arrive à une sorte de sérénité ou de calme paradoxal. Il rompt 
brutalement le lien. Pour lui, tout est fini et définitivement, à la différence du 
Dealer. Et le Dealer reste dans la souffrance de l'inachèvement. C'est du moins 
ce que j'ai compris. Je ne peux pas l'affirmer totalement. 
 
Au fond, il est peut-être moins dangereux... 
 
Le Client me paraît effectivement plus inquiétant, mais c'est qu'il est plus 
secret. Le Dealer semble avoir des racines, une famille, une mémoire. Le Client 
est un desperado. Il se donne les moyens d'une hostilité profonde, radicale, 
enfin d'une haine totale.