Marcella Bissonnet L'étrange trouble de Martha Rheiner 2 2 2 Le docteur Ziegler enleva ses lunettes à la triste monture d’écaille noire. Après les avoir soigneusement nettoyées avec une peau de chamois, il les posa délicatement sur son bureau, puis poussant un long soupir, il se frotta les yeux comme pour lever un voile. Des troubles de la vision avaient commencé à l’atteindre alors qu’il était encore un étudiant à la fac de médecine de Vienne. Au fil du temps sa vue avait sensiblement baissé et sans ses verres le monde autour s’était peu à peu estompé, ce qui aurait été dramatique pour un peintre ou un chirurgien, mais il avait heureusement choisi la psychiatrie – une spécialité qui n’exige pas une grande acuité visuelle – et donc il ne se sentait nullement handicapé. Et le voici aujourd’hui psy de grande renommée, un des meilleurs, sinon le meilleur de sa ville. Son cabinet privé prospérait, les gens y affluaient venant aussi de l’étranger. Et il n’était pas inhabituel de devoir attendre six mois, voire plus, pour une première consultation. Ne fût-ce que pour entendre s’adresser un bonjour, comment ça va ou autres stéréotypes, certains anciens patients insistaient pour revenir même quand ils étaient complètement rétablis. Dans un univers de plus en plus virtuel, établir un bon contact avec un praticien doué d’une remarquable 2 3 capacité d’écoute valait certainement les 500 euros facturés de l’heure. La psychiatrie n’était pas une mauvaise profession, au contraire, elle était bien rentable pour Ziegler à qui la nature avait octroyé une voix aussi douce qu’une berceuse, sexy aux oreilles féminines, apaisante à celles des angoissés par la cacophonie existentielle. D’un gabarit imposant, il ne passait pas inaperçu. Jadis couronné d’une abondante chevelure rousse, son crâne légèrement carré s’était progressivement dégarni et malgré l’usage de lotions capillaires, il n’arborait désormais qu’un duvet grisonnant. La chute de cheveux était cependant compensée par une épaisse moustache en croc ayant conservé sa couleur d’origine, et qu’il taillait régulièrement avec le plus grand soin. Bien qu’il eût dépassé la cinquantaine, Ziegler ne s’était jamais marié. La seule idée de partager un lit, une salle de bain ou une cuisine avec une autre personne – et pis si de sexe féminin – le mettait dans tous ses états. Les plongées dans les tréfonds de l’âme humaine l’avaient plus que jamais convaincu qu’il valait mieux garder sa propre intimité que de la partager. Pour se protéger d’éventuels engagements émotionnels avec les patients, il avait développé une sorte de carapace qui l’aidait à se tenir le plus possible sur son quant-à-soi, malgré sa voix et sa compétence qui ne cessaient d’attirer la foule qui emplissait chaque jour ouvrable la salle d’attente du cabinet. Dans sa jeunesse, il lui était arrivé de se sentir attiré par le regard magnétique de quelques jolies filles, mais il avait toujours été très adroit pour les laisser tomber aussitôt qu’elles tentaient de lui mettre 4 2 le grappin dessus. Une fois seulement, à dix-sept ans, il avait éprouvé un vague sentiment pour une jeune femme répondant au nom de Délia qui l’avait initié aux mystères du sexe. Sa mauvaise haleine mit un terme précoce à leur relation. Puis, arrivé à la trentaine, il fit la connaissance d’une femme plus âgée que lui et loin d’être attirante ; cependant, elle devint sa maîtresse régulière et accepta, sans chercher à s’immiscer dans la vie privée de cet amant singulier, une entente limitée à des relations sexuelles hebdomadaires, d’habitude le vendredi soir. Ziegler avait toujours considéré le sexe au même titre qu’une activité physique telle que se nourrir, dormir, déféquer, et menait sa vie en accord avec cette déontologie. Curieusement, cette liaison privée de couleur et d’émotion, mais d’effet lénitif se révéla stable et durable à la suite de journées consacrées aux soins de conflits psychiques le plus souvent aberrants. C’était un vendredi et Ziegler avait été débordé de travail toute la journée. Mme Charikoski, une richissime cliente d’origine polonaise avait exigé une séance de deux heures, et devant son refus, avait proposé de doubler le tarif habituel. Il avait enfin cédé et pendant deux heures interminables il dut supporter les diatribes enflammées de sa cliente ainsi que le récit de nombreuses relations adultérines suivies de ses multiples repentances. Déjà à mi-séance, il en avait par-dessus la tête. Si Mme Charikoski pouvait seulement accepter que son seul attrait résidait dans la situation sociale et le pouvoir politique de son époux ! De plus, afin de s’épargner la vue d’une verrue pileuse lui défigurant le menton, à chaque séance, Ziegler enlevait ses lunettes dès que la patiente 2 5 s’allongeait sur le divan, ce qui irritait ses yeux et le faisait larmoyer. Or, pourquoi cette dame n’allait-elle pas consulter un dermato pour en faire pratiquer l’ablation ? Et ne parlons pas des poils, seulement trois, mais si noirs et épais, quelle horreur… « Dommage de ne pas avoir une pince à épiler à ma portée », se dit-t-il encore une fois lorsque la cliente entra dans son cabinet. Il était 17 heures. Ziegler poussa un grand soupir de soulagement. La Polonaise était bien fatigante, mais heureusement elle était partie, la journée touchait à sa fin et dans la salle d’attente il ne restait qu’un patient, ou plutôt une patiente. D’habitude, pour des raisons fiscales qui l’incitaient à limiter ses revenus, il renonçait à consulter après 17 heures, mais ce jour-là, vaincu par l’insistance du docteur Fagan, un collègue qu’il croisait souvent puisque celui-ci avait un cabinet au sixième étage du même immeuble, il avait consenti à donner un rendez-vous à cette personne. Bien qu’il détestât toute modification d’horaires, pour ne pas contrarier son confrère, avec lequel il pratiquait un renvoi de patients, il avait accepté de la recevoir à 17 heures, à condition que la séance fût de courte durée, puisque c’était aussi le jour de la rencontre avec sa maîtresse chez laquelle, beau temps mauvais temps, il se rendait à 18 heures pile pour ensuite dîner à 21 heures, parfois seul, à son restaurant préféré. Mlle Pringle, la secrétaire, avait déjà branché le répondeur. Assis à son bureau, Ziegler tripotait son stylo en réfléchissant à la causerie scientifique prévue pour le lendemain au dîner annuel du Rotary Club. Il n’était pas sûr que le sujet ne fût pas trop ésotérique pour ce genre de public. Récemment, il était parti un 6 2