Article - Struthof

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à bâtons rompus avec…
LE PATRIOTE RÉSISTANT
N° 873 - mars 2013
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Présidente de l’Association Les Amis de Charlotte Delbo (1), Claude-Alice Peyrottes est comédienne, metteur en scène et co-directrice avec
Patrick Michaëlis de la Compagnie Bagages de sable conventionnée par le ministère de la Culture-DRAC Haute-Normandie. Elle est au ­premier
rang des organisateurs des multiples manifestations marquant le centenaire de la naissance de Charlotte Delbo (1913-1985), qui a été inscrit
au nombre des commémorations nationales 2013 par le Haut comité des commémorations nationales.
Admiratrice de longue date de l’œuvre littéraire de Charlotte Delbo, Claude-Alice Peyrottes nous a parlé avec chaleur de celle qui écrivit sur
Auschwitz et Ravensbrück « pour porter à la connaissance, pour porter à la conscience ».
Claude-Alice Peyrottes
Le centenaire de Charlotte Delbo est pour
l’Association Les Amis de Charlotte Delbo
que vous présidez l’occasion de (re) mettre
en lumière un très grand auteur de la
Déportation. Mais vous-même travaillez depuis longtemps à populariser son
œuvre. En 1995 déjà, vous étiez responsable artis­tique des lectures publiques
mises en œuvre par la compagnie Bagages
de sable dans les communes d’origine des
déportées du convoi de Charlotte Delbo,
celui du 24 janvier 1943 vers Auschwitz,
lectures qui furent relayées par France
Culture. La FNDIRP avait été partie prenante de cet extraordinaire événement
litté­raire, théâtral et mémoriel…
f­asciste ou totalitaire menace un humain,
nous sommes tous menacés. A propos de
la littérature elle disait : « Je ne me pose pas
la question de savoir ce que peut la littérature, mais ce qu’elle doit. » (Entretien avec
François Bott pour le journal Le Monde.)
On sent dans ses engagements et sa personnalité une conscience exacerbée au « spectacle du monde », disait-elle, fondée sur une
forte curiosité envers l’humanité, beaucoup
Oui, il y a 18 ans exactement, durant toute
la soirée et la nuit du 3 février 1995, dans les
154 communes de France, 320 comédiennes
ont lu publiquement les biographies des
dépor­tées du convoi de Charlotte Delbo et
sa bouleversante trilogie Auschwitz et après.
Les artistes sont des passeurs qui essayent
de rendre au public leurs émotions et sensa­
tions. Nous avons voulu restituer celles que
fait naître en nous l’œuvre de Charlotte Delbo
que j’ai décou­verte grâce au comédien Yves
Thouvenel. Au-delà de sa trilogie, qui constitue un témoignage et une œuvre littéraire
exceptionnels, nous avons été interpellés par
Le Convoi du 24 janvier. Paru en 1961, ce
livre représentait à l’époque une démarche
sociologique et artistique inédite, novatrice et exigeante. Avec l’aide de ses camarades de déportation notamment, Charlotte
Delbo a retracé le parcours des 230 femmes
du convoi, dont seules 49 ont survécu, des
résis­tantes dans leur grande majorité qui ont
risqué leur vie pour la liberté, l’idée d’une
­société plus juste, fraternelle et humaine. Pour
nous, gens de théâtre, cette démarche est une
­manière de remettre debout ces femmes qui
sans le travail de Charlotte Delbo auraient
pu dispa­raître de nos mémoires. C’est cette
démarche qui a inspiré notre projet en 1995.
Dix-huit ans plus tard, Bagages de sable propose ­toujours des spectacles, des lectures des
textes de Charlotte Delbo.
charlotte delbo photographiée
par son ami éric schwab en 1971 (d.r.)
Pourquoi est-ce si important pour vous de
continuer à faire entendre sa voix ?
Sa manière d’écrire restitue les sensations
de quelqu’un qui a vécu l’expérience concentrationnaire et a été témoin de la Shoah. La
lecture de son œuvre est une épreuve pour
tout un chacun mais une fois que vous y êtes
entré, elle résonne, et au-delà du contexte
historique, elle réinterroge en permanence
notre vision du monde, notre relation à la
vérité, au civisme et à la question du choix.
Au-delà du simple témoignage, elle touche à
l’existentiel, à l’universel. Le plan d’extermination d’une partie de l’humanité est l’événement décisif du XXe siècle qui travaillera
encore longtemps les générations à venir.
Au travers de son œuvre, Charlotte Delbo
nous fait sentir qu’à chaque fois qu’un r­ égime
Aucun de nous ne reviendra, le premier
v­ olume de la trilogie Auschwitz et après, a été
écrit six mois après son retour en 1945, dans
une maison de repos suisse. Elle l’a ­rédigé
d’un trait, s’en est « déchargée » comme la
plupart de ses œuvres, elle avait tout en tête,
puis « elle écrivait dans un état ­second ». Elle a
conçu ce projet d’écrire un livre à Auschwitz
même, avec l’idée de tenir la p
­ romesse que
s’étaient faites les femmes de raconter si elles
revenaient. Elle a tapé le texte qui l’a s­ uivie
pendant des années dans ses nombreux
voyages. Elle voulait le mettre à l’épreuve du
temps, ayant conscience qu’elle faisait une
œuvre, c’est-à-dire quelque chose d’uni­versel
qui traverse les siècles et concourt à notre
connaissance de la nature humaine. Entre
1961 et les années 70, les Editions de Minuit
publient, Aucun de nous ne r­ eviendra, Une
de générosité et une grande indépendance
d’esprit. Elle nous interpelle avec bienveillance afin que nous restions en éveil face à
toutes les injustices, sans jamais céder. Par
exemple elle écrit dans Les Belles Lettres, un
livre à propos de la guerre d’Algérie paru
en 1961 aux Editions de Minuit : « N’y at-il toujours pas eu des raisons de s’indigner ? »
L’indignation est toujours d’actualité !
Charlotte Delbo a écrit sur la Déportation
dès son retour en 1945 mais son premier
livre ne paraît que vingt ans plus tard,
pour quelles raisons ?
connaissance inutile, Mesure de nos jours, et
Le convoi du 24 ­janvier et la pièce de théâtre
Qui rapportera ces paroles ? créée au Théâtre
Cyrano en 1974.
A votre avis doit-elle à son expérience
théâtrale d’avant-guerre avec le grand
Louis Jouvet, sa façon d’écrire qui rend
si vivantes les situations qu’elle évoque ?
Il existe effectivement chez elle ce s­ ouci
permanent de « donner à voir ». Son ­langage
poétique s’adresse à nos sens plus qu’à
notre intellectualité. Par son style d’écriture, nous sommes dans la sensation, le
questionnement, dans une forme d’inti­
mité qui n’exclut pas une certaine ­distance.
Charlotte Delbo n’est pas devenue écrivaine du fait de la Déportation, elle l’était
déjà avant. Jouvet l’avait engagée comme
assistante, frappé à l’issue d’une interview
par sa c­ apacité à capter et retraduire – au
moyen de la sténographie – sa pensée exacte,
ses phrases, son souffle. Le talent était là.
Elle a ensuite pris en sténo et ­retranscrit
les cours de théâtre que donnait Jouvet au
Conservatoire et qu’il n’a jamais retouchés,
et on lui doit donc de dispo­ser aujourd’hui
des cours d’un metteur en scène, directeur
de troupe, formateur essen­tiel et personnalité hors du commun dans l’histoire du
théâtre. Ce métier d’assistante permet, au
travers du regard du metteur en scène, de
comprendre et d’interpréter rapidement
ce que vous voyez. Cette aptitude à l’analyse d’une situation lui sera utile entre
autres à Ravensbrück. Dans Une connaissance ­inutile, elle rapporte qu’un jour elle
s’est trouvée isolée de son groupe de camarades, risquant d’être victime d’une sélection. Seule, désemparée, elle se retrouve
dans une c­ olonne avec des inconnues, elle
­observe alors au bout du rang l’attitude
des kapos, qui entament une conversation. Aux mouvements de leurs corps, elle
comprend qu’elle a le temps de s’esquiver
et de rejoindre le groupe, elle comprend la
situation qu’elle est en train de vivre. Son
sens aigu de l’observation exercé auprès
de Jouvet, la mémoire d’un de ses cours
au Conservatoire, lui ont permis, dans ce
cas extrême, de se sauver. En peu de mots
elle a réussi à nous « donner à voir » cette
situation, cette scène.
Son but est de faire sentir au lecteur la ­réalité
concentrationnaire, tout en doutant qu’il
puisse comprendre. C’est une contradiction présente chez la plupart des déportés :
­comment dire ce qui leur semble « indicible » ?
Dans Aucun de nous ne reviendra, elle
­utilise des phrases très courtes, par exemple :
« Un cadavre. L’œil gauche mangé par un rat.
L’autre œil ouvert avec sa frange de cils ». Et
elle ajoute : « Essayez de regarder. Essayez pour
voir »… Elle prend en effet le lecteur à témoin,
le rend spectateur en capacité de ­ressentir ce
qu’elle-même a vu, tout en ­sachant que cette
ambition est démesurée et que nous serons
toujours séparés… Mais cette connaissance,
qu’elle dit « inutile », titre de son deuxième
livre de la trilogie, doit nous aider malgré
tout à franchir ce fossé en « essayant de
regarder ». Je trouve cela très fort.
Qu’attendez-vous de la célébration de ce
centenaire ?
Entre autres qu’il contribue à faire entendre
cette œuvre aux jeunes générations et leur
permette de découvrir cette histoire d’une
manière inédite, qui s’adresse à leurs sensations sans jamais tomber dans le pathos, ni
le morbide. Je voudrais, comme beaucoup
d’autres que Charlotte Delbo soit parmi les
auteurs que l’on enseigne dans les manuels
scolaires, parce que l’école est l’endroit le
plus approprié pour transmettre aux jeunes.
Beaucoup d’artistes l’ont bien compris en
présentant déjà des spectacles autour de son
œuvre dans les établissements scolaires.
Propos recueillis par Irène Michine
(1) L’Association Les Amis de Charlotte Delbo a
été créée à l’initiative de Claudine Riera-Collet,
ayant droit et légataire universelle de Charlotte
Delbo (voir notre A bâtons rompus dans le PR
d’avril 2009). Dans le cadre du centenaire, elle
a fait don à la Bibliothèque nationale de France
des archives de Charlotte Delbo, les rendant
ainsi accessibles à tous.
Au programme de l’année Delbo…
Parmi les événements du centenaire, citons la publication de l’excellente
biographie Charlotte Delbo de Violaine Gelly et Paul Gradvohl (Fayard, 19 €) et
l’intégrale de son œuvre théâtrale (Fayard).
Après le colloque international des 1-2 mars à Paris sur « Charlotte Delbo, 19131985, Engagements, univers concentrationnaire, œuvre » organisé par la BNF,
l’Université de Rennes 2, l’Association Les Amis de Charlotte Delbo, l’Institut
d’histoire contemporaine de la Résistance à Bergame (Italie) et en partenariat avec
le Comédie française, auront lieu en mars plusieurs lectures-spectacles ainsi que
l’inauguration de l’exposition itinérante « Charlotte Delbo, une mémoire à mille voix »,
le vendredi 8 mars au Pôle Régional des Savoirs-Haute-Normandie de Rouen (elle
sera présentée en septembre à la mairie du 5e arrondissement de Paris)…
n Programme détaillé pour toute l’année à Paris, en région et à l’étranger
sur www.charlottedelbo.org/centenaire
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