comprend que la pièce soit difficile à monter. Agnès Braunschweig en propose une version
épurée, avec trois comédiennes et un cercle blanc posé au sol pour tout décor.
C’est un choix périlleux de faire jouer le spectacle par trois actrices seulement. D’une part, on
a tendance à confondre les détenues. D’autre part, le public risque d’être moins sensible aux
disparitions – onze prisonnières meurent au cours de la pièce. C’est pourtant dans cette
hardiesse de mise en scène que réside l’émotion. Le trio de comédiennes rend compte de la
tension entre solitude et union, qui est au cœur du travail de Charlotte Delbo. Dans Je reviens
de la vérité, les chorégraphies, orchestrées par Sylvain Chesnel, parviennent à traduire la
solidarité. C’est par exemple le cas lorsque les jeunes femmes courent d’un pas égal,
accélérant ou décélérant ensemble, changeant de direction sans un mot. Mais, en même temps,
ne représenter que trois déportées rend permanente la menace de la solitude qui pèse sur elles.
Les trois comédiennes, les vingt-trois personnages, sont en face de nous, dans un rapport
immédiat et intime. Lorsque Agnès Braunschweig joue le rôle d’Yvonne dans la première
scène de la pièce, elle se tient debout, droite. Les deux autres interprètes sont accroupies par
terre, elles regardent le sol. Le corps de la comédienne dit à la fois la fragilité et la force, le
désir impérieux de résister et la défaite face à une force qui dépasse l’être humain.
Une tragédie universelle
On perçoit la fragilité du lien qui unit ces trois femmes, lien qui leur donne la force de tenir,
mais qui peut se briser en un instant. Une couverture se retourne, et c’est un linceul ivoire qui
vient ensevelir un corps dans la clarté lunaire du décor. On fait un pas et l’on quitte le cercle
dans lequel on survit. On meurt. Ainsi, dans une des dernières scènes, Gina se résout à se
suicider. Caroline Nolot hésite à franchir la circonférence du cercle blanc, s’en approche,
revient au centre. Le public est tout entier suspendu à ce pas, ce simple pas, par lequel Gina va
mourir et abandonner ses deux compagnes, qui deviendront un peu plus chancelantes encore.
Agnès Braunschweig a choisi d’éluder toute référence aux camps de concentration, tant dans
les décors que dans les costumes. Il s’agit dès lors d’attribuer une dimension universelle à
l’histoire de Charlotte Delbo. La pièce porte d’ailleurs le sous-titre de « tragédie ». Ces
femmes, qui s’interrogent sur la nécessité et la difficulté de survivre et de raconter ce qu’elles
ont vécu, ne sont pas seulement les déportées du convoi du 24 janvier 1943. Ce sont toutes les
femmes et tous les hommes qui se demandent à quoi sert la parole face à la cruauté. Peut-elle
aider à vivre ? À survivre ? Doit-on tout dire ? Faut-il embellir la réalité quand elle est trop
atroce ? On mesure à quel point ce questionnement est aujourd’hui essentiel. Charlotte Delbo
répond à ces interrogations par une parole très poétique, par de simples répliques, par des
récits que la mise en scène d’Agnès Braunschweig nous donne à entendre avec acuité.
Je reviens de la vérité est un magnifique spectacle de théâtre. Sobriété des décors et de la
scénographie et intensité du jeu des comédiennes – dans ce qui ressemble parfois à un tête-
à-tête avec le spectateur – nous bouleversent. Mais c’est aussi une pièce politique, qui traite
malheureusement de notre monde, où la parole est sans cesse menacée et rendue caduque par
les armes et la barbarie.
Anne Cassou-Noguès