Vatican II : une “boussole” pour vivre le ministère et pour la vie de l’Église P. EMMANUEL DECAUX Conférence du Père Emmanuel Decaux – Notre-Dame-du-Laus - 1er octobre 2012 Pour répondre à ce qui m’a été demandé, je vous proposerai de procéder en deux moments : d’abord un témoignage, qui n’a pas beaucoup de prétention si ce n’est de situer un peu ce que je dirai en second lieu. Là, je vous proposerai alors deux éléments qui me paraissent importants et que je reçois comme des fruits du Concile. Donc, dans un premier temps, quatre brèves anecdotes personnelles, à accueillir avec simplicité et bienveillance ; mon intention n’étant certainement pas d’entrer dans des partialités enfermantes. Je fais d’abord mémoire de mes interrogations profondes quand – jeune propédeutique – on parlait en cours de « Sacrosanctum Concilium ». Je me souviens de m’être interrogé un certain temps pour savoir à quoi cela renvoyait. J’appartiens ainsi à une génération pour qui Vatican II est un présupposé, peut-être pas conscient mais évident dans les faits. Dans cette même année de discernement, au début de mon cheminement vers le sacerdoce, je me souviens également de la forte impression faite en mon esprit (peut-être même en mon cœur) de tel ou tel passage du Concile. J’avais l’impression de me retrouver avec des textes très proches de la Bible. Non pas que je fasse l’amalgame ; mais je voyais là le lieu d’une nourriture très forte et d’une grande profondeur, en harmonie avec la méditation de l’Écriture. J’appartiens ainsi à une génération pour qui Vatican II n’est pas d’abord le fruit de compromis entre une majorité et une minorité. C’est un ensemble de textes qui a nourri ma foi, parce que je l’ai reçu sans aucune arrière-pensée. Il y a quelques années, un ami me rapportait ces propos d’un de ses confrères âgés. Lui demandant s’il allait participer à un groupe de lecture du concile proposé par son diocèse, il s’est entendu répondre : « nous, le Concile, on ne l’a pas lu : on l’a fait ! » J’appartiens ainsi à une génération de prêtres qui, dans le cours de sa formation, a rapidement perçu que ce Concile (ou son interprétation, son « esprit ») pouvait être le lieu de clivages, voire de tensions. Avec le risque que cela comporte de s’enfermer dans des schémas qui ne permettent pas de se laisser pénétrer par l’enseignement de notre Église. Une dernière anecdote : un prêtre me disait, il y a peu : « nous, quand nous étions jeunes, nous avions le concile à mettre en application. Mais vous les jeunes, maintenant, qu’avez-vous ? » À titre personnel, je me suis présenté au sacerdoce avec cette double fascination : fascination pour la génération qui nous précède, qui a tenu dans la vie Maison Diocésaine - 12 place de Lavalette - 38028 Grenoble Cedex 1 Tél. 04 38 38 00 38 - Fax 04 38 38 00 39 E-mail : [email protected] sacerdotale en des temps particulièrement difficiles. Et je vois que, pour beaucoup, l’élan du Concile fut effectivement déterminant. Etonnement, aussi, de voir qu’à deux générations d’écart on ne se projette pas de la même manière dans la vie ecclésiale. Mais je ne cesse de me dire que notre commun attachement au Christ et à l’Église, s’il peut être différent dans sa forme ou son expression, est la garantie de notre unité. Pour cela, je reçois de manière nouvelle l’ensemble du Concile : dans la continuité de ceux qui nous ont précédés, je veux y puiser sans cesse un des socles de notre vie de prêtre et de la vie de l’Église que nous voulons servir fidèlement. Si la racine est la même, les fruits seront forcément en harmonie, quand bien même mûriront-ils différemment. Alors, qu’est-ce que je retiens du Concile ? En quoi peut-il être, dans l’exercice de mon ministère, une « boussole » ? Je retiendrai deux choses qui me paraissent essentielles et qui me stimulent, personnellement, à lire et relire le Concile. D’abord, la question de l’unité. Peut-être serait-ce là le Nord de notre boussole, si tant est que la mission rédemptrice du Christ (et donc de l’Église) est essentiellement de « rassembler dans l’unité les enfants de Dieu dispersés » (Jn 11, 52). Le Concile, lui-même, fut clairement convoqué dans la perspective de l’unité : « Si l’Église a le souci de promouvoir et de défendre la vérité, c’est parce que (…), sans l’aide de la vérité révélée tout entière, les hommes ne peuvent parvenir à l’absolue et ferme unité des âmes à laquelle sont liés toute vraie paix et le salut éternel »1. Mais comment comprendre ce « principe œcuménique » si souvent mis en avant et, parfois, brandi un peu comme un signe de ralliement ? Une des manières de comprendre l’utilisation de l’adjectif « œcuménique » (notamment dans les discours introductifs au Concile), c’est de considérer cette « universalité » comme touchant d’abord l’enseignement de l’Église. Dans le passage que je viens de citer, cela apparaît de manière claire : Jean XXIII parle bien de « la vérité révélée tout entière ». Et, dans ce même discours d’ouverture, il reprendra vers la fin : « Voilà ce que se propose le IIème Concile œcuménique du Vatican. En unissant les forces majeures de l’Église, et en travaillant à ce que l’annonce du salut soit accueillie plus favorablement par les hommes, il prépare en quelque sorte et il aplanit la voie menant à l’unité du genre humain »2. Et, au début de ce même discours, il est encore plus explicite : « Le XXIème Concile œcuménique (…) veut transmettre dans son intégrité, sans l’affaiblir ni l’altérer, la doctrine catholique » ; et il poursuit, relevant que l’objectif du concile n’est pas de régler tel ou tel conflit théologique : « en effet, s’il s’était agi uniquement de discussions de cette sorte, il n’aurait pas été besoin de réunir un concile œcuménique. Ce qui est nécessaire aujourd’hui, c’est l’adhésion de tous, dans un amour renouvelé, dans la paix et la sérénité, à toute la doctrine chrétienne dans sa plénitude »3. Ce que le pape indique par là, c’est la nécessité de considérer l’enseignement de l’évangile dans sa pleine unité, laquelle peut alors être source de l’unité du genre humain. Dans le décret sur l’œcuménisme, on trouve une trace de cela ; une conséquence de ce principe objectif : « Il faut absolument exposer clairement la doctrine intégrale. (…) En exposant la doctrine, ils [les théologiens catholiques] se rappelleront qu’il y a un ordre ou une “hiérarchie” Jean XXIII, Discours d’ouverture, 11 octobre 1962. Ibid., p . 627, §3. 3 Ibid., p . 624, §5. 1 2 2/5 des vérités de la doctrine catholique, en raison de leur rapport différent avec les fondements de la foi chrétienne »4. Pour ma part, un des fruits de Vatican II se situe bien là : nous sommes appelés à considérer l’enseignement évangélique dans son unité pleine et entière ; dans sa totalité organique. Je crois que le Catéchisme de l’Église catholique est une expression claire de ce qui a été entrepris théologiquement et spirituellement au Concile. Jean-Paul II le disait dans la constitution apostolique promulguant le CEC : « A la lecture du Catéchisme de l’Église catholique, on peut saisir l’admirable unité du mystère de Dieu »5. Nous devons ainsi apprendre à penser la révélation et la vie chrétienne comme des réalités profondément unifiées appelant, pour que chaque élément soit compris, à les resituer par rapport à l’ensemble auquel ils appartiennent. Et c’est par là, semble-t-il, que nous pourrions trouver un chemin pour une vraie unité avec les frères séparés et, plus largement, favoriser l’unité du genre humain. Un autre point, dont il a été également beaucoup question au Concile et après, serait celui du rapport au monde. On connaît par cœur, dans cette perspective, l’ « avantpropos » de Gaudium et spes : « Les joies et les espoirs, les tristesses et les angoisses des hommes de ce temps, des pauvres surtout et de tous ceux qui souffrent, sont aussi les joies et les espoirs, les tristesses et les angoisses des disciples du Christ, et il n’est rien de vraiment humain qui ne trouve écho dans leur cœur »6. Nous voyons en cela l’expression d’une profonde sollicitude de l’Église pour tous les hommes, croyants mais aussi non-croyants, à qui cette constitution est particulièrement dédiée. Ceci étant, cette sollicitude ne vient pas d’une initiative des Pères conciliaires. C’est une initiative qui est proprement spirituelle ; c'est-à-dire qu’elle est directement rattachée à l’agir même de Dieu, qui inspire, oriente et soutient l’agir de l’Église. Ce qui signifie concrètement que notre sollicitude à l’égard du monde doit recevoir d’en-haut son principe d’interprétation, d’évaluation. J’en veux pour preuve un simple rapprochement sémantique entre le début de Gaudium et spes et le début de Dei Verbum. Dans cette dernière, on lit ainsi : « Dans cette Révélation le Dieu invisible s’adresse aux hommes en son immense amour ainsi qu’à des amis, il s’entretient [conversatur] avec eux pour les inviter et les admettre à partager sa propre vie »7. Et, dans Gaudium et spes : « le Concile (…) ne saurait donner une preuve plus parlante de solidarité, de respect et d’amour à l’ensemble de la famille humaine, à laquelle ce peuple appartient, qu’en dialoguant [instuendo … colloquium] avec elle sur ces différents problèmes, en les éclairant à la lumière de l’Évangile, et en mettant à la disposition du genre humain la puissance salvatrice que l’Église, conduite par l’Esprit-Saint, reçoit de son Fondateur »8. Même si ce ne sont pas exactement les mêmes verbes qui sont utilisés de part et d’autre, nous voyons bien que ces deux mouvements sont coordonnés ; ils se répondent. 4 Unitatis redintegratio, n° 11. ère « Les qu atre p arties sont liées les u nes au x au tres : le m ystère chrétien est l’objet d e la foi (1 p artie) ; il est èm e célébré et com m u niqu é d ans les actions litu rgiqu es (2 p artie) ; il est p résent p ou r éclairer et sou tenir les èm e enfants d e Dieu d ans leu r agir (3 p artie) ; il fond e notre p rière d ont l’exp ression p rivilégiée est le “N otre èm e Père” et il constitu e l’objet d e notre d em and e, d e notre lou ange et d e notre intercession (4 p artie ». JeanPau l II, Fidei depositum, 11 oct. 1992. 6 GS, n° 1. 7 DV , n° 2. 8 GS, n° 3. 5 3/5 D’ailleurs, ce « dialogue » va trouver un écho particulier dans Sacrosanctum Concilium ; puisque les Pères vont y manifester leur volonté de développer l’aspect dialogual de la liturgie : « dans la liturgie, Dieu parle à son peuple ; le Christ annonce encore l’Évangile. Et le peuple répond à Dieu par les chants et la prière »9. Et, d’autre part, c’est encore c’est même idée de « dialogue » qui va guider la question de la mission. Dans Ad Gentes, il est ainsi dit : « le Christ lui-même a scruté le cœur des hommes et les a amenés par un dialogue vraiment humain à la lumière divine ; de même ses disciples, profondément pénétrés de l’Esprit du Christ, doivent connaître les hommes au milieu desquels ils vivent, engager conversation [conversentur] avec eux, afin qu’eux aussi apprennent dans un dialogue sincère et patient, quelles richesses Dieu, dans sa munificence, a dispensées aux nations »10. Nous voyons bien que, de diverses manières, un même principe oriente la réflexion : parce que la forme de la Révélation est celle d’un dialogue entre Dieu et l’humanité, la forme de notre apostolat doit être, à son tour, celle du dialogue. Mais la contrepartie de ce principe est claire : c’est dans le premier que le second trouve son impulsion, sa règle. D’où la question, qui est incontournable si l’on veut travailler avec sérieux à l’annonce de l’Évangile : quelle est la structure du « dialogue » engagé par Dieu avec l’humanité ? Si on reprend le texte de Dei Verbum cité plus tôt, on pourrait être attentif à la référence utilisée par les Pères pour appuyer ou illustrer ce « dialogue » instauré par Dieu en faveur des hommes. Le texte nous renvoie au livre de Baruch (3, 38). Que dit le prophète ? « C’est lui qui est notre Dieu : aucun autre ne lui est comparable. Il a creusé la voie entière de la connaissance et l’a montrée à Jacob, son serviteur, à Israël, son bien-aimé ; puis elle est apparue sur terre et elle a vécu parmi les hommes » (vv. 36-38). Dans ce passage, il n’est donc pas question de « dialogue » ; en revanche, c’est le fait de l’incarnation qui est mis en valeur. Ceci me suggère alors une idée : nous qui voulons « entrer en dialogue » avec le monde, c’est en comprenant pleinement le mystère de l’Incarnation que nous devons le faire. Or, vous le savez bien, l’exposé de ce mystère n’est pleinement chrétien que s’il assume l’entièreté de ce que fut la vie du Fils unique au milieu du monde : incarnation – mort – résurrection. Autrement dit, le souci du dialogue ne sera pleinement évangélique que dans la mesure où notre attention au monde (incarnation) ouvre à une véritable invitation à mourir à l’esprit du monde (mort) pour renaître au souffle de l’Esprit saint (résurrection). C’est là, me semble-t-il, la forme d’un véritable et complet dialogue à engager avec le monde. S’en ternir à la première étape, c’est courir le risque d’un étouffement de la graine sous les ronces des soucis du monde ; rester à la deuxième, c’est assécher la terre et empêcher la graine morte de jaillir à la vie nouvelle. Il faut donc, avec le Christ, aller jusqu’au bout ; il faut se laisser emporter par l’Esprit saint. Dans la bulle d’indiction du Concile, Jean XXIII le disait à sa manière : « ce qui lui [l’Église] est demandé maintenant, c’est d’infuser les énergies éternelles, vivifiantes et divines de l’Évangile dans les veines du monde moderne ; ce monde qui est fier de ses dernières conquêtes techniques et scientifiques, mais qui subit les conséquences d’un ordre temporel que certains ont voulu réorganiser en faisant abstraction de Dieu »11. Il faudrait avoir plus de temps pour voir comment ce principe est distillé dans l’enseignement du Concile. Je vous propose donc de conclure simplement avec quelques 9 SC, n° 33. A G, n° 11. 11 Humanæ salutis, p . 610. 10 4/5 mots du père de Lubac, dont nous savons l’influence sur le Concile. Ils peuvent nous aider à comprendre l’enjeu profond de cette double attention proposée ici. À savoir : la saisie dans sa totalité de l’enseignement évangélique, d’une part ; et l’assomption sans faille de tout le mystère du Christ qui fut, pour nous, l’instrument du dialogue avec le Père. Dans une conférence faite à Turin, peu après la clôture de la première session du Concile, il disait ceci : « s’il ne faut jamais orgueilleusement se durcir ou craintivement se replier, il faut savoir se recueillir, se concentrer, s’affermir. Que les adaptations nécessaires à notre temps ne se changent donc pas en concessions à l’esprit du siècle ! (…) Que la généreuse ouverture au monde et à toutes les valeurs humaines ne devienne donc jamais fascination ! Dans les collaborations et les dialogues, pas de complexe d’infériorité ! Pas non plus de vertige, en constatant que l’incroyant, autour de nous, n’estime pas, ne comprend pas la foi et les institutions dont nous vivons. Soyons humbles, oui, bien sûr ; cultivons l’humilité, non seulement individuelle mais collective : nous portons notre trésor dans des vases d’argile (…). Mais que cette reconnaissance du peu que nous sommes ne nous fasse pas blasphémer ! Qu’elle ne nous porte pas à estimer moins le trésor qui nous a été confié ! Nous sommes, nous, peu de chose. Mais, notre Foi ! Mais, notre Dieu ! Mais, le don de Dieu ! Mais, notre Tradition catholique ! C’est là la Perle précieuse, en comparaison de laquelle rien ne compte. C’est le bien inestimable, la Source de toute vie pour nous et pour le monde entier, le principe de tout renouvellement… »12. Je termine ainsi sur ce mot de « renouvellement », « aggorniamento ». À la fin du Concile, le même Lubac dira encore que « le véritable aggorniamento suppose que nous mettions le Christ au centre de tout, d’abord »13. Pour moi, c’est en cela que Vatican II est vraiment une « boussole » pour mon ministère sacerdotale. Il m’engage, tachant de marcher derrière le Christ, à recevoir l’enseignement de l’évangile comme une réalité profondément unifiée et unifiante ; et, dès lors, à vivre intérieurement tout le mystère du Christ (incarnation – mort – résurrection), pour ne pas mettre un frein au dialogue que je suis amené, à la suite de mes devanciers, à instaurer avec ceux qui cherchent Dieu. Père Emmanuel Decaux 12 H . d e Lu bac, « Les exigences actu elles d e notre foi », conférence d u 19 janvier 1963, BA ICHL n° XIV (2012), p p . 14-15. 13 Ibid., conférence d u 7 d écem bre 1965, p . 26. 5/5