Anthropologie et Psychologie : la situation. Cours de philosophie Licence 1 Second trimestre Simon Calenge Introduction : Du problème de l'anthropologie au concept de situation. 1) Anthropologie empirique et anthropologie philosophique. Nous sommes dans un cours portant pour titre Anthropologie et psychologie. Le titre du cours devrait nous poser problème. Qu'est-ce que l'anthropologie ? La science de l'homme. Qu'estce que la psychologie ? La science de l'esprit ou de l'âme humaine. Lorsqu'on a affaire à un tel titre se pose la question de savoir s'il est question d'étudier l'homme en général ou son esprit en particulier. Et si nous étudions l'homme en général, qu'étudions nous en lui ? Heidegger se plaignait déjà en 1919 de la diversité des anthropologies : étudions-nous l'homme dans son histoire ? L'homme dans son corps ? L'homme dans le fonctionnement de son esprit ? Si le titre ''anthropologie'' est accompagné de cet autre titre, ''psychologie'', on peut supposer qu'il s'agit du fonctionnement de l'esprit humain qui se trouve ici en question. Mais cela ne résout pas la question. Notre cours signifierait anthropologie du point de vue de l'esprit humain. Mais à quelle visée anthropologique nous adressons-nous ? À la psychiatrie ? À la neurologie ? à la psychanalyse ? L'histoire n'est pas moins le déploiement de l'esprit de l'homme que la psychologie. Il faut se reporter au contexte du cours pour mieux comprendre notre tâche : Ce cours sur la psychologie et l'anthropologie est également un cours de philosophie : ce n'est pas seulement des sciences de l'homme qu'il est question, mais de ce que la philosophie en dit. Là encore se pose une multiplicité de problèmes : En quel sens ces deux thèmes constituentils le thème de la réflexion philosophique ? S'agit-il d'interroger A et P en tant que sciences constituées pour ensuite voir ce que la philosophie peut en dire ? Ce serait une possibilité : voir les résultats de ces disciplines et en tirer des conclusions dites philosophiques, tâcher de mettre en accord la philosophie avec le contenu positif de ces sciences. Mais alors quelle conclusion la philosophie doit-elle tirer de quels résultats ? L'anthropologie m'apprend que l'homme est le seul dans le règne animal à être pourvu de pouces opposables – avec une exception notable pour le panda dont Stephen Jay Gould nous apprend que son pouce n'en est finalement pas un (Cf. Gould Le pouce du Panda). Quelle conclusion tirer de ce résultat de l'anthropologie ? On pourrait se pencher sur cette propriété exclusive de l'être humain pour tenter d'en tirer une définition générale de l'homme et l'insérer généralement dans le règne de la nature. L'homme est le seul être pourvu de pouces opposables. L'anthropologie nous renseigne plus avant sur une telle propriété : les pouces opposables sont l'effet d'une évolution rendue possible par l'interaction des mutations génétiques de certains primates et de la sélection naturelle par les milieux de vie de ces primates. Cette interaction fait que le milieu fait mourir tous ceux dont les caractères ne sont pas appropriés à la survie. Une telle interaction, une telle sélection rendit possible pour l'homme une autre spécificité : la station verticale, qui libéra l'usage de ses membres antérieurs, avec pour résultat la formation de mains pourvues de pouces opposables. Qu'est-ce que la philosophie peut tirer de ce résultat ? La main serait le propre de l'homme. Mais encore ? Cette spécificité humaine serait telle que l'homme plus que tout autre animal serait capable de préhension, et par là, d'appréhension. Il serait possible de poursuivre philosophiquement cette analyse en faisant – à l'image de Bergson – de l'homme non pas un homo sapiens, mais un homo faber. Bergson se propose ainsi de rendre compte de l'humanité non pas en se fondant sur ses productions intellectuelles, mais sur la compréhension tout à la fois des productions humaines et de sa morphologie naturelle. Il ne regarde pas l'homme dans la société, mais dans son rapport au règne animal. Qu'aura alors fait la philosophie ici ? Elle aura interprété les résultats d'une science pour Anthropologie et Psychologie : la situation ; introduction. 1 ©calenge permettre que chaque lecteur de philosophie puisse leur donner sens, pour permettre au lecteur de se les approprier, de les intégrer dans un ensemble de notions déjà données. Si l'on généralise ce procédé, la philosophie n'aurait alors pour seule tâche de réunir entre eux les résultats des sciences positives, pour tenter de les intégrer dans un système qui permettrait de donner sens à ces résultats : il y aurait comme un partage de tâches : à la science le travail de production de la vérité, à la philosophie le travail d'interprétation de cette vérité. Si l'on en reste là, on ne peut qu'être profondément déçu. Pourquoi un cours sur Anthropologie et Psychologie, et pourquoi pas un cours sur la biostatistique en philosophie ? Pourquoi pas un cours sur la biochimie en philosophie ? L'apprenti philosophe que vous êtes aurait alors, plutôt qu'à fréquenter la fac de philo, à se présenter dans tous les cours de toutes les facultés. Arrivés péniblement à l'âge de la retraite, chacun pourrait alors commencer à philosopher. Malgré cette caricature, on doit reconnaître la nécessité pour le philosophe de prendre connaissance des résultats disciplines scientifiques afin de leur donner sens. Mais il n'y a pourtant bien, dans la faculté de philosophie de Dijon, qu'un cours sur anthropologie et psychologie, et aucun cours de biochimie. S'il y a un cours portant sur l'anthropologie et sur la psychologie ici en philosophie, c'est sans doute que la philosophie peut se voir pourvue d'un droit dans ces disciplines dont elle ne saurait cependant jouir dans les autres. Quel est ce droit de la philosophie sur l'anthropologie en particulier ? Il faut se rendre plus attentif au travail de la philosophie sur les résultats des autres sciences pour se rendre compte de la place de l'anthropologie. La philosophie donne sens. Cela peut s'entendre de plusieurs manières. La philosophie peut produire du sens sur les résultats des sciences en dépassant le domaine objectif de toutes ces sciences. Elle peut ainsi tenter de réunir toutes ces sciences entre elles, via leurs résultats positifs, pour leur donner une unité synthétique : la philosophie serait alors l'étude synthétique de tout, et donc du tout. Cela s'appelle la métaphysique : par delà l'expérience que nous pouvons faire, s'efforcer de réunir tout ce dont nous pouvons faire l'expérience. Par-delà la nature, réunir toute la structure de la nature – y compris celle de l'homme – pour permettre une unité de compréhension des résultats des sciences. Ta meta ta physica. Le problème d'une telle métaphysique se trouve dans le désaccord entre la hauteur de ses prétentions et les moyens dont elle dispose pour les satisfaire. Parce que par principe la métaphysique n'a pas les moyens de prouver ses dires, parce que, cherchant à donner une unité universelle aux résultats des sciences, elle ne peut se former ellemême comme une science à côté de toutes les autres, il ne saurait y avoir qu'une métaphysique. Il y aura toujours nécessairement autant de métaphysiques que de métaphysiciens. Toute conception d'une unité universelle, en l'absence de toute expérience objective qui puisse tenir lieu de preuve, se condamne à n'être qu'une unité subjective. Le métaphysicien pourrait aussi bien être un escroc et il faut reconnaître que le philosophe n'est jamais vraiment loin d'une telle escroquerie. Soyons plus précis : Que fait la philosophie face à ce résultat de l'anthropologie : que l'homme a des pouces opposables ? Elle lui donne sens. Bergson veut faire pour ainsi dire parler une vérité muette. L'homme a des pouces opposables. La belle affaire!! À partir de quand ce résultat me dit-il quelque chose ? Lorsque Bergson cesse de regarder cette vérité telle qu'elle est, dans son énoncé brut et concis. Quelle différence y a-t-il pour moi entre « j'ai des pouces opposables » et « je suis un homo faber » ? J'ai, je suis. Une caractérisation de mon être ? On pourrait dire je suis pourvu de pouces opposables. Il y a plus. Dans la phrase : je suis un homo faber, il y a une caractérisation destinale de mon être : les pouces signifient pour moi une capacité de les utiliser de telle manière que je puisse faire ce que nul autre ne peut faire. Mes pouces, ma main, sont pour moi ma capacité de fabriquer quelque chose avec eux. Par l'intermédiaire de la description de l'homme comme homo faber, Bergson va au-delà de la simple vérité nue et neutre, il donne sens, cela signifie qu'il me fait voir dans cette vérité une possibilité de moi-même, une possibilité de faire de moimême quelque chose à partir de mes mains, de me définir par l'usage de mes mains, et peut-être de Anthropologie et Psychologie : la situation ; introduction. 2 ©calenge me définir beaucoup plus par l'usage de mes mains que par celui de mon cerveau. Ce que fait la philosophie avec Bergson, c'est qu'elle rend possible que le résultat positif et vrai de telle ou telle science parle à l'homme de ce qu'il peut faire de lui-même. Elle ne parle pas à la molécule, ni à la lune... elle parle à l'homme. Elle ne parle pas non plus à n'importe quel homme : lorsque Bergson affirme que l'homme est homo faber, il prétend détromper l'homme sur ce qu'il est. Définir l'homme comme homo sapiens cela est la conséquence d'un préjugé de l'homme sur luimême, à ce caractériser d'abord et avant tout par son intelligence. Vieux préjugé qui vient d'une interprétation médiévale du zoon logon d'Aristote : l'homme serait un animal raisonnable, ou animal rationnel (Cf éthique à Nicomaque I). Le sens que Bergson donne à des résultats scientifiques est un sens pour quelqu'un. Ce sens n'est pas le même selon le destinataire qui le comprend. Cela, Bergson en a conscience. C'est d'ailleurs ce qui motive son énoncé : détromper les hommes de son temps sur ce qu'ils sont : non de purs esprits, mais des mains, une capacité de fabriquer à laquelle tout esprit est subordonné. La philosophie est donc intéressée au premier chef à l'anthropologie parce que l'anthropologie est la science du destinataire de la philosophie. Si la philosophie s'intéresse à l'anthropologie, c'est seulement dans la mesure où elle cherche à savoir qui est son destinataire. L'ensemble des sciences sont bien indifférentes à celui à qui elles parlent. Il semble même que cette indifférence soit la condition même de leur scientificité. Mais la philosophie se doit de produire du sens. Or ce sens doit être compris. Il dépend non seulement de celui qui produit ce sens, mais ce sens doit également être pertinent pour celui qui comprend ce sens, elle suppose de la part de celui à qui elle s'adresse que celui-ci s'interroge sur ce qu'il est. L'anthropologie est la science de l'être qui, s'interrogeant sur lui-même est capable de philosophie. Une telle définition de l'anthropologie vaut-elle de toutes les anthropologies ? Il y a bien une multiplicité d'anthropologies : on peut la comprendre comme la science de la morphologie des humanidés : homo sapiens, mais aussi homo erectus, primates... elle peut également se comprendre comme anthropologie judiciaire. Par anthropologie, on peut aussi comprendre l'ethnologie, l'étude des cultures, ce qui nous conduit finalement à la totalités des sciences de l'homme, des sciences humaines : histoire, sociologie, et finalement aussi psychologie. Toutes ces sciences intéressentelles également l'être qui s'interroge sur lui-même ? Lorsque Bergson dit que l'homme est homo faber, il ne s'adresse pas à l'homme comme homo faber, mais à celui qui comprend qu'il peut être homo faber. L'homme dont il parle n'est pas l'homme à qui il parle. L'homme à qui il parle est un philosophe, un être qui comprend ce qu'on lui dit sur lui-même. L'anthropologie qui intéresse la philosophie au premier chef est celle qui parle de celui à qui elle parle. Ce qui intéresse au premier chef le philosophe, c'est la découverte des conditions qui rendent possible que l'homme s'interroge sur lui-même. Les conditions de possibilités qui rendent possible qu'un homme donne une caractérisation destinale de son être, et celles qui rendent possible qu'il l'entende. L'homme est à la fois le destinateur et le destinataire de la parole philosophique. Il ne peut la produire qu'en s'interrogeant sur lui-même, et ne peut l'entendre que dans le cadre d'une telle interrogation. Cette réflexivité doit se retrouver dans l'anthropologie même sur laquelle il doit pouvoir émettre des prétentions. Il s'agit pour le philosophe de voir l'homme non comme un objet naturel d'une science naturelle, mais de se voir lui-même comme sujet. L'homme s'interrogeant sur lui-même ne fait pas de lui-même un objet, il s'interroge sur lui-même en tant qu'il est capable de s'interroger sur lui-même, en tant qu'il est l'origine obscure de l'interrogation elle-même. Ce qui intéressera le philosophe dans l'anthropologie, ce n'est pas l'homme pour autant qu'il peut faire l'objet d'une expérience. Mais l'homme qui se pose des questions, c'est-à-dire celui qui est non pas l'objet mais le sujet de ces expériences, celui chez qui ces expériences trouvent leur origine, non leur fin. Il s'agit alors de distinguer deux types d'anthropologies : une anthropologie empirique – ou pragmatique selon le concept employé par Kant – et une anthropologie philosophique : la première Anthropologie et Psychologie : la situation ; introduction. 3 ©calenge fait de l'homme l'objet de son expérience, l'intègre à un champ objectif d'expérimentation qui l'insère dans le règne général de la nature, la seconde interroge l'homme dans sa capacité de s'interroger. Laquelle des disciplines citées ci-dessus se rapporte à cette interrogation philosophique de l'homme sur lui-même ? La psychologie au premier chef, dans la mesure où elle interroge les conditions de possibilité psychiques d'une telle interrogation. L'histoire peut également avoir son rôle à jouer, dans la mesure où l'homme ne s'interroge pas sur lui-même de la même lanière selon les ages de l'histoire auxquels il peut appartenir : les premiers chrétiens s'interrogeront sur euxmêmes dans le souci de leur salut. Les hommes des lumières peut-être en tachant de s'intégrer au règne général de la nature. Les hommes du XIX s'interrogeront sur leur appartenance sociale à telle ou telle classe... L'anthropologie philosophique traverse de part en part l'anthropologie empirique. Elle est tout à la fois la condition de possibilité de cette dernière et un questionnement qui la traverse de part en part. À l'intérieur de la philosophie doit se laisser découvrir ainsi une question qui retourne de la connaissance des objets à la connaissance du connaissant. Ce retour peut se prendre en philosophie selon une multiplicité infinie de chemins : j'en choisis deux pour faire valoir l'importance de l'interrogation de l'anthropologie philosophique en philosophie. Cf. Kant : Les trois questions de la philosophie : Que puis-je savoir ? Que dois-je faire ? Que m'est-il permis d'espérer ? (Cf Kant, Critique de la raison pure, Canon de la raison pure ; Et surtout Logique introduction). La première question concerne les sciences, la seconde la morale, la troisième la religion. Comment réunir ces questions entre elles dans une commune unité ? In Logique, Kant nous dit qu'elle se réunissent toutes dans une question commune : Qu'est-ce que l'homme ?. Comment ces trois questions peuvent-elles avoir quelque chose de commun avec cette question anthropologique ? Cf Heidegger Kant et le problème de la métaphysique. Pour que l'homme s'interroge sur ce qu'il peut connaître, il faut qu'il fasse l'expérience de lui-même dans sa propre finitude. « Lorsqu'un pouvoir est mis en question et que l'on veut en délimiter les possibilités, il manifeste du même coup un non-pouvoir. Un être tout puissant n'a pas à se demander : que puis-je? C'est-à-dire que ne puis-je pas... celui qui s'interroge sur son pouvoir manifeste par là sa finitude ». De même le devoir signifie toujours que quelque chose est à faire, non fait. Il y a défaut d'accomplissement, et donc à nouveau finitude. Le fond de la philosophie, c'est l'homme s'interrogeant sur lui-même. L'acte de naissance de la philosophie. Cf. Apologie de Socrate : je sais que je ne vaux rien en ce qui concerne le savoir, et connais-toi toi-même. La première assertion du philosophe : la découverte de sa finitude elle-même. Il s'y agit d'une découverte – d'un étonnement concernant un manque. Savoir que je ne vaux rien en ce qui concerne le savoir, c'est tout à la fois déjà prendre un recul vis-à-vis de cette ignorance : dans la réflexion sur soi on commence à se séparer de son ignorance, sans pour autant accéder à une connaissance absolue. Nous sommes dans un état, je n'ose encore dire une situation, intermédiaire : ni sachant ni ignorant. Mais aimant le savoir, et détestant notre ignorance. Nous sommes philosophes. Entre le savoir et l'ignorance, entre la sagesse et la folie, nous sommes philosophes. Mais qui sommes-nous, nous qui philosophons, c'est-à-dire nous qui faisons réflexion sur nous-mêmes en nous élevant par là même au-dessus de nous-mêmes ? Quelle est cette situation dans laquelle nous nous trouvons qui nous caractérise nous philosophes ? Tentation platonicienne à dépasser cette intermédiarité, à nous faire accéder à un au-delà absolu, à nous faire cesser d'être philosophe. Le connais-toi toi-même est une invitation à la psychologie : chercher les conditions de possibilité de cette intermédiarité qui caractérise l'homme-philosophe. Se connaître soi-même est l'assignation fondatrice de la philosophie. Connaître l'homme dans ce milieu entre le néant et l'infini. Anthropologie et psychologie : étudier l'homme qui, appelé par sa propre finitude à s'étudier lui-même, doit toujours commencer par se connaître lui-même. Dans cette réflexivité de l'esprit sur Anthropologie et Psychologie : la situation ; introduction. 4 ©calenge lui-même, lire le sens psychologique de cette anthropologie philosophique. 2) Les commencements philosophiques des sciences humaines : Vico critique de Descartes. L'anthropologie philosophique n'est donc pas simplement une partie de la philosophie, ni une partie de l'anthropologie, elle est le point de départ de l'une comme de l'autre. Elle est le commencement et l'origine de chacune de ces disciplines. Il nous faut donc un point de départ qui parte de l'homme lui-même, pour ensuite reconquérir la totalité des sciences dont il est capable. Il faut chercher par delà tout savoir, un savoir de l'homme par lui-même, une réflexivité fondatrice correspondant à l'assignation fondatrice de la philosophie : connais-toi toi-même. Ce point de départ dans la finitude de l'homme et l'assignation à l'homme de s'étudier lui-même comme fondement de tous les savoirs limités qu'il pourrait produire, il faut à nouveau en reproduire le cheminement. Une réflexivité qui serve de fondement absolu à tous les savoirs, comme à la compréhension de la limite de tous ces savoirs, Descartes nous en fournit le modèle : je pense donc je suis. Je n'approfondirai pas particulièrement la pensée du cogito cartésien. Pierre Guenancia le fera avec plus de précision. Le cogito peut être considéré comme une nouvelle voie qui va de la limitation du savoir humain et de sa finitude à la compréhension de l'homme par lui-même. Le Cogito doit être compris dans le contexte de sa première exposition : celui d'une vérité préalable à la compréhension des sciences fondamentales, telles qu'elles apparaitraient dans un grand Traité du monde. Le Discours de la méthode n'est que l'introduction d'une œuvre plus vaste comprenant trois essais scientifiques : Géométrie, Dioptrique, météores. Il y a cercle : le discours de la méthode introduit aux essais qui remplacent le traité du monde, ces essais à leur tour ne se veulent que l'exemple de l'application possible de la méthode développée dans le discours. Au fond de tout savoir, Descartes se propose de découvrir un fondement. Le projet cartésien de fonder toutes les sciences – tant les sciences de la nature que les sciences qu'on appelle à l'époque les sciences morales – passe, on le sait, par une stratégie de doute. Ce qui rend possible un tel doute, c'est un critère fondamental de la vérité : la clarté et la distinction. Le savoir qu'il sera question de fonder, il faut d'emblée en interroger les limites par la caractérisation de ce qui en elles peut faire l'objet du doute : les sciences de la nature sont au premier chef douteuses, dans la mesure où elles font appel nécessairement à la perception sensible, qui est objet de soupçons à plusieurs titres : 1) les sens me trompent une fois, pourquoi ne me trompent-ils pas toujours ? 2) leur objet n'est pas même susceptible d'exister dans la mesure où ce que je vois de ces objets peut bien être une production onirique, ou pire, la production de quelque malin génie. Les sciences pures, mathématiques et logiques, sont sujettes au doute dans la mesure où leur conclusion apparemment évidente, peut bien être l'effet de quelque illusion produite par un Dieu tout puissant. Ce qui rend possible un tel doute est le critère de la vérité que se donne Descartes : Clarté et distinction. Il faut interroger plus avant cette démarche régressive : Ce qui pousse Descartes à douter méthodiquement de tout, c'est son expérience de l'erreur : c'est ce qu'on appellerait son parcours personnel dans les sciences : son éducation au collège jésuite de La Flèche, son expérience des errements scientifiques de son temps, et des retournements scientifiques propres au XVII siècle. Jamais dans l'histoire le doute ne s'est manifesté aux hommes avec autant de violence, Descartes est l'un de ceux qui subit avec le plus de force cette violence des révolutions scientifiques. Il reçoit une instruction classique : l'astronomie qu'il reçoit à l'école est géocentriste, l'ontologie qu'on lui enseigne est scolastique, c'est-à-dire qu'elle est l'effet d'un débat d'interprétation sur les textes aristotéliciens, de même la logique qu'il apprend est toujours une logique classique aristotélicienne. Son entreprise de doute généralisé vient de l'expérience des errements de cette science médiévale. Sa mise en doute trouve des motivations tout aussi personnelles que scientifiques. Mais cette entreprise de mise en doute va beaucoup plus loin : pour se découvrir soi-même Descartes ne va pas Anthropologie et Psychologie : la situation ; introduction. 5 ©calenge faire une introspection sur son passé et son histoire personnelle. Cette introspection est bien plutôt ce qui le motive à tout mettre en doute : y compris sa propre histoire personnelle. Celle-ci le motive à douter, mais disparaît avec le reste du monde dans la possibilité onirique. Comme le note Pierre Guenancia : « Cette reprise de soi par soi est donc tout différente d'une récupération de sa propre histoire ». La réflexivité du cogito n'est pas une compréhension de son identité personnelle via un retour sur son passé. C'est précisément parce que Descartes se rend compte de ce que ses connaissances reçues dans son enfance son des préjugés qu'il veut récuser cette enfance elle-même. Dans cette mise en doute, comme l'affirme encore Guenancia, il est question « du refus de consentir à ce qui n'est pas nous tout en étant nous ». Le cogito n'est pas la révélation à soi-même d'un être individuellement déterminé et différent de tous les autres. Dans le creux de la mise en doute de l'existence de ses propres caractères historiquement déterminés, le cogito se révèle comme la condition absolument nécessaire de toute personnalité. La découverte de Descartes : c'est celle d'une conscience de soi qui accompagne toute conscience de quelque chose. Cette conscience de soi n'est certes pas un objet de la pensée, il n'y a pas de représentation dans le cogito, mais seulement une intuition, une vision. Je ne saurais être pour moi-même mon propre objet. Il se trouve simplement là une conscience de soi qui conditionne toute pensée. Loin d'avoir découvert une connaissance qui me prendrait comme objet d'une représentation, Descartes se donne une conscience de soi sans représentation, condition de possibilité de toute représentation. La conscience de soi devient même la condition de la définition de toute pensée. Le cogito de Descartes ne présente pas une personne, Il présente une condition universelle à toute pensée, insérée dans la singularité de la pensée qui est la mienne. Sans nous attarder plus avant sur Descartes, il convient de remarquer qu'à Descartes, on fait traditionnellement – et philosophiquement – trois critiques : 1) Une fois le cogito découvert, c'est-àdire une fois découverte la conscience de mon existence, il reste encore à déterminer ce qu'est cette chose. Descartes répond je suis une chose qui pense. Non pas un milieu de la pensée, non pas un regard de la conscience par laquelle des choses peuvent être dites en moi, mais bien une chose, une substance, ce qui n'a besoin de rien d'autre que soi pour exister. Chose – substance. Cette détermination permettra à Descartes de distinguer la pensée des corps physique. Mais cette chose, substance demande encore à être clarifiée. Comment savoir ce qu'est cette chose ? 2) Comment passer de cette chose qui pense à ce qu'elle pense, à l'objet de sa pensée ? La question ne cessera de se poser du rapport au monde extérieur. 3) Comment cette chose qui pense se rapporte-t-elle à son corps qui ne pense pas ? Comment l'âme peut-elle recevoir quelque effet de la part du corps si le corps ne peut avoir de contact qu'avec le corps ? Comment l'âme peut-elle commander au corps, si celui-ci est d'un genre d'être si radicalement différent du sien ? Face à Descartes, une soixantaine d'années après les Méditations métaphysiques, le critique le plus virulent sera un italien : Giambattista Vico. Pourquoi choisir ce critique-ci ? C'est que dans l'ensemble des critiques de Descartes : Malebranche, Hume, Spinoza, Locke... il y a toujours un fond de cartésiannisme, le fait qu'il faille partir de l'intérieur de ce dont l'homme a conscience. Les critiques les plus virulentes à l'égard du cogito cartésien se meuvent toujours encore dans l'immanence de la conscience. « Quoique le sceptique ait conscience qu'il pense, il ignore cependant les causes de la pensée, ou de quelle manière la pensée se fait … de là ces ronces et ces épines où s'embarassent et dont se blessent mutuellement les plus subtiles métaphysiciens de notre temps, quand ils cherchent à découvrir comment l'esprit agit sur le corps et le corps sur l'esprit, attendu qu'il ne peut y avoir de contacts qu'entre corps. Ces difficultés les forcent à recourir, toujours ex-machina, à une loi occulte de Dieu … ils imaginent donc l'esprit humain dans la glande pinéale comme une araignée, immobile au centre de sa toile ; dès que le moindre fil s'ébranle, l'araignée le ressent … Cette loi occulte ils l'imaginent parce qu'ils ignorent la manière dont la pensée se fait : d'où le sceptique se confirmera dans la croyance qu'il n'y a pas de science de la pensée » (De l'antique sagesse d'Italie, Anthropologie et Psychologie : la situation ; introduction. 6 ©calenge chap. 1, p. 80, GF 1993). La critique que Vico fait de Descartes reprend à peu de choses près semble-t-il l'ensemble des critiques que les autres philosophes font de Descartes. Elle impose une critique du rapport de la conscience à son corps, et par cet intermédiaire, une critique du rapport de la conscience au monde que Descartes s'est efforcé de mettre en doute. Mais cette critique prend un fondement original par rapport à celles des autres philosophes : Descartes voit bien qu'il y a une pensée, mais il ignore la manière dont la pensée se fait. La conscience de soi, la conscience de la pensée par elle-même ne saurait donner lieu à aucune science, dans la mesure où cette conscience est encore dans l'ignorance de la manière dont la pensée se produit. Elle est conscience du fait brut de la pensée, dès que Descartes sort de ce fait isolé, il est soumis à la critique. Son projet de fondement des sciences en général est toujours remis en question. Si Descartes s'empêtre dans de telles contradiction sur les rapports de l'âme au corps, sur les rapports de l'âme au monde, c'est parce qu'il n'a pas choisi le bon critère de la vérité. Aussi sa première vérité n'en est-elle pas une. Descartes se propose comme critère de la vérité la clarté et la distinction, et trouve comme première vérité la réflexivité du cogito. Vico propose un autre critère de la vérité : « le seul moyen de renverser le scepticisme, c'est que nous prenions pour criterium du vrai le fait de l'avoir fait soi-même ». Lorsque Descartes dit cogito ergo sum, Vico lui répond : Verum factum convertuntur (le vrai et le fait sont convertibles l'un avec l'autre). Connaître une chose, c'est toujours en même temps savoir la manière dont elle est faite. Et il n'est pas possible de mieux connaître que ce qu'on a fait soi-même. Vico fait de la réflexivité non pas seulement la première vérité, mais le critère de la vérité. Je ne peux regarder comme vrai que ce dont je connais la genèse, dans le vocabulaire de Vico : je ne connais les chose que par le genre. En dehors de cette connaissance il n'y a pour moi que demi-connaissance. Je ne peux en ce sens avoir une connaissance de la nature que je n'ai faite, je n'ai pas plus connaissance de ma pensée, puisque précisément j'en ignore le genre, c'est-à-dire la manière dont elle est faite. Il faut, nous dit Vico, se cantonner à ce que peux une humaine science, une science d'un être fini tel que l'homme, qui n'a pas fait tout ce dont il est entouré, le monde dans lequel il se trouve. Il faut mesurer les ambitions de la science finie que produit l'homme à un certains types d'objets : ce que produit l'homme. L'humaine science est – comme toute science – soumise au critère fondamentale de toute science : verum factum concertuntur. L'homme n'a-t-il alors rien à dire sur la nature qui l'environne. « Savoir c'est connaître selon le genre ou la forme ; or la conscience a pour objet ce dont nous ne pouvons démontrer le genre ou la forme, si bien que dans la pratique de la vie, quand il s'agit de choses dont nous ne pouvons donner aucune signe, aucune preuve, nous donnons le témoignage de notre conscience » (Antique sagesse, p. 79/80). L'homme n'est pas sans accès aux choses de la nature qu'il n'a pas faite, il produit au contraire à leur propos ce que Vico appelle des témoignages de la conscience. Lorsque Descartes cherche un fondement sûr pour une science, le cogito qu'il découvre n'est pas une science, mais une conscience : le savoir qu'il produit à propos de sa propre pensée ne découvre pas la manière dont les pensée sont faites ou s'engendrent les unes les autres, la manière dont la pensée est faite, générée, produite. Le cogito ainsi dépourvu des données du genre, ne peut produire qu'une conscience. Plus de dix ans après la sagesse d'Italie, Vico changera légèrement sa terminologie : il y a les vérités scientifiques, et les certitudes de la conscience. « lorsque les hommes ne peuvent connaître ce qui est vrai, ils s'attachent à connaître ce qui est certain ; car ne pouvant faire reposer leur intelligence par la science, ils tachent de faire reposer leur volonté sur la conscience » (La science nouvelle). La connaissance et l'intelligence rassemblent les éléments de ce qui est connu et intelligé dans une unité synthétique. Cette synthèse des éléments ne peut en tout correspondre au vrai que dans la stricte mesure où on sait la manière dont les éléments sont en fait rassemblés, c'est-à-dire si on les assemblé soi-même. L'homme face aux objets de la nature peut bien analyser décomposer, savoir de quoi une chose est faite, mais elle ne peut connaître son fait, à moins de l'avoir fait elle-même. Il ne Anthropologie et Psychologie : la situation ; introduction. 7 ©calenge reste alors pour elle que la certitude, la conscience, c'est-à-dire l'approximation vraisemblable de la manière dont la chose s'est faite. Si dans son rapport à la nature, l'homme ne peut se rapporter qu'à sa conscience, à sa certitude, peut-il encore produire une science ? Et si une science portée par l'homme est possible, à quoi doit s'appliquer l'humaine science ? Non pas à l'homme lui-même, qui comme le reste de la nature n'est pas fait de main d'homme, mais à ce que produit l'homme. La science portée par l'homme aura pour thème et pour objet les productions de l'homme. « Il y a une vérité que l'on ne peut révoquer en doute : Ce monde civil a certainement été fait par des hommes. Il est donc possible car cela est utile et nécessaire, d'en retrouver les principes et les modifications mêmes dans notre esprit. En réfléchissant à ce sujet, nous nous étonnons en vérité de l'entreprise des philosophes, qui s'efforcèrent d'acquérir la science de ce monde naturel. Dieu seul qui l'a fait en connait et en possède la loi. Ces mêmes philosophes négligèrent de méditer sur le monde des nations, ou monde civil ; cependant celui-ci, fait par les hommes, pouvait être connu et expliqué par l'humaine science »(Science nouvelle 1725, p. 108). L'humaine science est science de ce que fait l'homme, elle est science humaine. Analyser ce texte plus en profondeur. Vico ne fait ici qu'appliquer ici son critère de la vérité : verum factum convertuntur. S'il n'y a de vérité que dans ce qui est fait, l'homme ne peut connaître que ce qu'il fait. En soi donc, l'objet de l'humaine science ne peut être que l'ensemble des productions de l'homme dans la manière dont elles ont été produites. Cela porte un nom : l'histoire. La vérité absolue de l'homme doit donc se trouver dans les productions humaines. Mais, au regard de la distinction entre science et conscience, entre vérité et certitude, il y a malgré tout quelque chose de choquant dans ce texte : ce monde nous dit Vico a certainement été fait par des hommes. S'il est possible d'en découvrir les principes, c'est aussi parce que cela est utile et nécessaire. Rappelez-vous de la définition de la conscience par Vico : « dans la pratique de la vie, quand il s'agit de choses dont nous ne pouvons donner aucune signe, aucune preuve, nous donnons le témoignage de notre conscience » (Antique sagesse, p. 79/80). Que signifie ''dans la vie pratique'' : lorsque le besoin s'en fait sentir. Je témoigne de ma conscience lorsqu'à défaut de preuves, j'ai malgré tout besoin de quelque appui théorique à mon action. Ce dont il est question dans la science du monde civil, c'est d'une conscience plus, semble-t-il, que d'une vérité. N'y a-t-il pas contradiction ? Vico se tourne vers l'histoire parce qu'elle lui semble plus vraie que la science de la nature. Mais en retour, il donne à l'histoire tous les caractères non pas d'une science vraie, mais d'une conscience certaine. Il faut préciser : de quoi y a-t-i science ? Si la science est la connaissance du genre, c'est-àdire de la manière dont une chose se fait, la science du monde civil est science de la production d'un tel monde par l'homme. Mais justement – si moi-même je suis un homme, je ne suis pas l'homme qui a fait ce monde civil. S'il m'appartient effectivement de comprendre seulement ce que j'ai fait, alors ce monde civil ne fait pas partie de ce que je comprends. Mais, il a certainement été fait par des hommes. Je peux du moins reconnaître avec certitude dans ma conscience qu'il a été fait par une humanité qui se trouve également en moi. Quel sera mon travail historique ? Retrouver « les principes dans les modifications mêmes de notre esprit ». Cf. Propositions XIV et XV des éléments de La science nouvelle de 1725. « La nature des choses n'est que leur commencement en de certains temps et sous certaines conditions. Tel temps et telle condition forment la nature de telle chose ». « Les qualités propres et inséparables des sujets doivent avoir été produites par la modification apportée à la matière au moment de la formation des choses, ou par la manière dont les choses sont nées ; c'est pour cela que nous pouvons connaître la naissance ou la nature des choses au moyens des modifications que nous voyons en elles, c'est-à-dire au moyen de leur qualité propres et inséparables ». Lorsque Vico annonce la nécessaire étude du monde civil, il suppose qu'il est possible de découvrir les principes de ce monde civil, sa première origine, et donc également la manière dont ce monde s'est fait à travers l'histoire. Mais comment puis-je connaître le monde civil mieux que la nature, alors que tous Anthropologie et Psychologie : la situation ; introduction. 8 ©calenge deux me sont étrangers, alors que je n'ai fait aucun de ces deux mondes ? Vico répond : par la connaissance des modifications qui ont produit ce monde, par le biais des modifications qui ont permis la nature de ce monde. Mais la question continue de se poser : ces modifications je n'en suis pas l'origine, comment puis-je les connaître ? Parce qu'en ce qui concerne le monde de l'esprit : ces modifications de l'histoire, je les ai vécues dans mon esprit, et mon esprit a participé à les produire. Comment cela est-il possible ? C'est que je suis moi-même un produit de l'histoire. Je suis moimême une partie de ce monde civil dont je suis l'un des porteurs actifs. Il y a ici un principe de Vico que l'on peut exprimer selon une formule de la biologie : l'ontogenèse résume parfaitement la phylogenèse. Pour la biologie, cela signifie que le développement de l'embryon contient en lui toutes les étapes du développement de l'espèce dont cet embryon est destiné à devenir l'un des représentants. Ici il en va presque de même : l'homme nait dans l'enfance comme un être purement naturel, et, au cours de son instruction et de son éducation, subit toutes les modifications que l'humanité s'est faite subir à elle-même, dans l'ordre où elle se les est faite subir. L'homme mur et adulte contient en lui sous une forme mineur les productions de l'homme dans le monde civil sous une forme majeur. Aussi produisons-nous en nous-mêmes les mêmes modifications de notre esprit que celles qui ont permis et rendu possible l'édification du monde civil. C'est ce parallélisme qui rend possible de dire que ''ce monde civil a certainement été fait par les hommes''. Mais cette assertion n'est qu'une certitude et non pas encore une science tant eu nous ne l'avons pas étayé par l'étude des modifications de notre esprit, qui nous fait faire que des même modifications nous arrivons aux mêmes effets. Qu'est-ce qui me permet de reconnaître qu'il y a une modification identique en moi et dans toutes les productions du monde civil et finalement dans tous les hommes ? XII SN « Le sens commun est un jugement sans réflexion, qui est généralement porté et senti par toute une classe, par tout un peuple, par toute une nation, ou par le genre humain tout entier ». L'humaine science n'est alors possible que comme science humaine. Quel est alors l'objet d'étude de cette nouvelle anthropologie ? C'est précisément la certitude humaine. L'histoire est une vérité qui prend pour objet le vraisemblable. Et c'est logique en un sens : si l'homme ne peut réellement connaître que ce qu'il fait, quelle est la production de l'homme qui est confronté à la nature qu'il rencontre et qu'il ne peut pas connaître parce qu'il ne l'a pas faite ? L'homme ne produit d'abord que des certitudes de conscience et jamais de vérités, sinon à propos de certitudes de sa conscience. Résumons-nous : la philosophie ne peut avoir de prérogative que sur l'anthropologie philosophique, c'est-à-dire sur une étude de l'homme qui, du fond de sa finitude, se questionne luimême. L'anthropologie dont il est question doit alors se laisser comprendre comme un cheminement qui va de la finitude humaine à sa réflexivité, du ''je sais que je ne sais rien'' au ''connais-toi toimême''. Dans un tel cheminement, il est nécessaire que la finitude de l'homme soit appropriée à sa propre réflexivité : c'est-à-dire que l'homme dans la conscience qu'il a de lui-même, puisse donner sens au peu qu'il sait en référence à tout ce qu'il ne sait pas. Descartes produit un tel cheminement qui va de la mise en doute des sciences à l'assurance d'une réflexivité fondatrice dans le cogito, mais il n'est pas capable de produire le rapport d'une telle réflexivité à la possibilité d'une science : l'homme du cogito est seul et ne peut sortir de sa solitude. Pour Descartes, la finitude des sciences, découverte à partir d'un critère de vérité donné dans l'évidence, conduit à la vérité absolue de la réflexivité. Vico va plus loin, il fait de la réflexivité le critère de la vérité. Ce critère n'est pas la conséquence de la finitude humaine, il en est la définition même : l'homme ne connait pas ce qu'il ne produit pas. Et par ce critère, Vico donne à l'humaine science son objet : à savoir la finitude humaine elle-même : les certitudes de l'homme. Parmi les leçons de Vico il en est une qu'il nous faut retenir plus que toutes les autres, et qui Anthropologie et Psychologie : la situation ; introduction. 9 ©calenge va faire l'objet de tout ce cours : l'homme ne peut se connaître lui-même tel qu'il est dans sa nature créée. Mais il peut se connaître tel qu'il est. Cette connaissance de soi ne peut se produire par un regard introspectif porté sur l'intérieur de sa conscience, mais par un regard sur le dehors, par un regard sur ce que les semblables de cet hommes ont fait. Tout entier produit par l'histoire, ce n'est pas par une mise entre parenthèse de cette histoire que l'homme pourra se saisir de lui-même. Contre Descartes et sa tentative d'exclure l'historicité personnelle, Vico propose que nous nous découvrions dans cette historicité même. C'est ce regard tourné vers soi-même comme produit de l'histoire accordé au regard tourné vers l'extérieur, qui produit la possibilité de ce qui s'entendra plus tard comme une situation. 3) Préfiguration de la notion de situation. En quoi Vico et l'ensemble de nos réflexions antérieures sont-elles nécessaires à la découvertes de la notion de situation ? La totalité de ces réflexions se rejoignent les unes les autres dans certains traits communs. Nous avons dit que l'anthropologie intéressait la philosophie dans la mesure où cette science de l'homme traitait de l'homme-philosophe : il était hors de question de faire de cet homme un objet d'expérience, mais il fallait bien plutôt le considérer comme l'origine vivante d'un questionnement sur lui-même et sa propre finitude. L'anthropologie se devait d'être philosophique et non empirique : l'homme qu'elle regardait était interrogation réflexive sur sa finitude, mais dont la recherche n'aboutit pas à faire de l'homme un objet de science, un objet d'expérience, maintenir cet homme en position d'origine. De même Vico a été le premier a critiquer Descartes pour comprendre que la connaissance de soi-même ne pouvait jamais être une intuition immédiate de soi, mais passait toujours par la compréhension de sa propre histoire et de ses propres productions. L'homme fini est un homme qui est à lui-même inaccessible, et à qui tout se présente comme un fait dont le faire reste encore à interroger. Dans ces deux caractères – l'invisibilité de soi à soi-même et le rapport à un fait dont le faire est toujours en question – sont proprement ce qui devra fonder le concept de situation. La situation est la réponse toujours singulière à la réponse qui suis-je ? Cette réponse fondée sur l'impossibilité de se voir soi-même suppose que je sois toujours pour moi dans ce que je vois devant moi. La situation suppose que la question ''qui suis-je?'' soit toujours également la réponse à la question où en suis-je ? Qu'est-ce alors qu'une situation ? Parmi tous les auteurs qui sont présentés dans le plan et la bibliographie de ce cours, et quoique la majorité d'entre eux aborde frontalement la notion de situation, je n'ai pu trouver aucune définition stricte et rigoureuse de ce que c'est qu'une situation. Il y a à cela une raison précise : la situation n'est pas susceptible de définition. Pour le moins il est possible d'en donner – comme le dit Heidegger – une indication formelle. Une situation est une unité singulière et structurée de significations portées d'une part par un ensemble de données objectives déterminées dans le temps et l'espace, et d'autre part par un homme dont les possibilités sont déterminées par ces significations. Comme le dit Lipps (R.L.H.) la situation est toujours la situation de quelqu'un. En effet, dans la mesure où toute signification n'est possible que dans son rapport à une activité de compréhension, cela signifie que cette unité structurée de n'est possible que par une activité de compréhension de ces significations. En ce sens, la situation est sous une première dépendance vis-à-vis des données objectives d'une part, c'est-àdire vis-à-vis de ce à quoi l'homme en situation ne peut rien, vis-à-vis de ce qui est déjà fait. Mais elle est également sous la dépendance de cette homme lui-même sans lequel elle ne saurait exister, car c'est lui qui donne sens à ces données objectives, et c'est par lui, par le sens qu'il donne que ces données sont susceptibles de recevoir une unité. Dans ce qui est toujours déjà fait face à moi, il y a toujours encore un faire qui vient de moi. Anthropologie et Psychologie : la situation ; introduction. 10 ©calenge L'analyse de cette indication formelle rend possible la compréhension précise du rôle de la situation, et de son implication dans les sciences humaines. a) Pourquoi ne peut-il y avoir de définition de la situation ? Elle est singulière. Une définition décrirait les traits généraux de son objet, de sorte que chaque fois que je découvre ces traits quelques part, je découvre cet objet. Ce n'est pas le cas ici, nous n'avons fait que donner une forme : ici et maintenant ; et tenté d'en déployer la structure formelle. Mais tout ce qui se trouve ici et maintenant n'est pas une situation. Une définition suppose toujours un concept général qui permet de voir une forme reproductible en une multiplicité d'objets distincts. Mais les situations ne peuvent se collectionner comme autant d'objets. Certains penseront cependant que de la situation, il est toujours possible d'erriger une typique. D'où vient cette singularité ? 1) La situation est déterminée dans l'espace et dans le temps : elle est hic et nunc, ici et maintenant. Le temps passe, la situation change. Je me déplace, et la situation change encore. En ce sens, la situation est bel et bien sous la dépendance de données objectives, je n'y peux rien. Mais elle n'est ni simplement spatial ni simplement temporelle. Son implication dans l'espace se fait par le terme ''ici''. Ce terme déictique, renvoie toujours à l'espace en tant que c'est mon espace, en tant que c'est moi qui le détermine. L'espace de la situation est déterminé et structuré par le fait que je me trouve en son centre. Il y a un espace de la situation parce que je me trouve ici. L'espace de la situation n'est pas déterminé par des coordonnées GPS, mais par moi. De même le temps de cette situation n'est pas la simple databilité d'un moment donné : le maintenant est toujours maintenant pour moi, renvoyant à un plus tard pour moi. Ce temps est mon instant. Mais il ne faut pas s'y tromper, il n'appartiens certes qu'à moi de dire ici et maintenant, mais ce qui se trouve ici et maintenant n'est pas entièrement sous ma dépendance, loin de là. Dans ces deux termes hic et nunc, se joue la double dépendance de la situation : dépendance vis-à-vis de la contingence des événements qui ont rendu possible que quelque chose se trouve ici et maintenant, mais également dépendance vis-à-vis de moi, pour qui seulement est possible un hic et nunc. 2) Hans Lipps Recherches pour une logique herméneutique, p. 22 : « La situation est toujours la situation de quelqu'un, ce n'est pas une constellation objective, on ne peut la développer en termes généraux … on rencontre une situation comme une expérience tangible en ce sens que chaque pas de l'existence se produit comme une prise en charge de soi-même » La deuxième raison de cette profonde singularité de la situation vient de ce qu'elle est justement toujours sous la dépendance d'une subjectivité qui la détermine comme sienne. Irreproductible, elle l'est non simplement parce qu'elle passe, mais également et surtout parce que ce n'est jamais le même homme qui se trouve en situation. Elle doit ainsi sa singularité aux enjeux existentiels et existentiaux qui la structurent. Cela nous conduit à la seconde raison qui la rend indéfinissable. Elle est tout autant objective que subjective. Jaspers Philosophie II Existenzerhellung, p. 202 « Situation veut dire une réalité (Wirklichkeit) qui n'est pas seulement soumise à une légalité naturelle, mais est toujours également rapportée à un sens, qui n'est ni physique ni psychique, mais le deux à la fois en tant que la réalité concrète qui signifie pour mon être avantage ou dommage, chances ou bornes ». Par réalité, il faut entendre Wirklichkeit : substantif de wirken, agir, effectuer. La situation est d'abord et avant tout un effet. De quoi est-ce l'effet ? Tout à la fois des circonstances, les événements s'enchassant les uns dans les autres par voie de causalité font que cette situation est portée par tels et tels objets physique du monde. D'autres objets feraient une autre situation. Mais cette situation est également l'effet d'une activité de donation de sens : dans cette situation-ci, dans la salle de classe, les objets on une sens qu'ils me doivent en partie et en partie seulement. C'est moi qui, voulant approfondir ma connaissance en philosophie vient assister à des cours, et tout ici dans cette salle prend sens par rapport à ma volonté de suivre des cours de philo : autant d'obstacles ou d'aides... mais cette structure de sens est également formée par d'autre que moi. Ce n'est pas moi par exemple qui ait fait que l'apprentissage de la philosophie signifie toujours Anthropologie et Psychologie : la situation ; introduction. 11 ©calenge également un cours... La situation est en ce sens ce qui est fait, ce en quoi concourt le faire des événements de la nature selon des lois naturelles de causalité, le faire des autres hommes qui ont toujours déjà donné sens à ces événements, et mon propre faire qui donne à son tour sens à ces données objectives dans mon ici et mon maintenant. En ce sens, la situation est tout autant subjective qu'objective. La situation n'est pas un contexte. Le contexte n'est que la somme des objets qui m'entoure : je les additionnent les uns aux autres, j'en forme une somme, mais dans cette somme ne se trouve aucune unité, mais seulement la multiplicité éparse et objective des objets qui pourraient causer des événements. Ce contexte ne devient une situation que dans la mesure où, outre la causalité, en plus d'elle – mais pas séparément – se joue une autre manière pour la situation de m'influencer, la signification même de ces objets, par laquelle je leur donne une unité. Mais la situation n'est pas non plus un état, un état d'âme ou un état mental séparé de tout rapport significatif à une réalité extérieure. Il n'y a pas de tristesse en soi, mais toujours une tristesse référée à une situation donnée. La tristesse s'approprie la situation et lui donne sens, elle s'en empare pour lui donner sa coloration toute singulière. Dans la situation, en ce sens, s'annonce le principe de Vico Verum Factum convertuntur : la situation est un fait, au sens de ce qui est fait, et qui suppose de ma part un faire qu'il m'appartient de connaître. Je ne peux me connaître qu'en regardant la manière dont je m'approprie telle ou telle situation donnée, en regardant la manière dont je fais que la situation ait sens pour moi. Dans ce faire, il faut cependant reconnaître la part qui ne dépend pas de moi : d'abord la contexture objective de la situation est le produit de chaines causales auxquelles je ne peux rien. Ensuite, cette contexture est déjà porteuse de significations possibles que je ne vois peut-être pas, dont je ne suis pas l'origine dans la mesure où je ne les comprend encore pas, mais qui demeurent toujours possibles. Dans la situation, je me regarde moi-même dans mon faire, limité par le faire de la contexture, de la situation des autres, et de mon propre faire passé. * La situation est inépuisable. Karl Jaspers La situation spirituelle de notre temps : « ». Hans Lipps : Une dernière raison qui empêche une définition stricte de la situation : la situation n'est pas épuisable. Je ne peux jamais avoir une connaissance objective complète de la situation dans laquelle je me trouve. La situation n'est pas simplement là devant moi. Je suis toujours en elle en la comprenant, impliqué en elle. Il ne m'est pas possible d'erriger un point de vue qui la contiendrait tout entière dans son regard. Je suis dans la situation, si je lui donne sens, c'est seulement pour autant que je me trouve en elle. Je ne peux la parcourir entièrement. Je suis pour ainsi dire jeté dans la situation, dans ce que j'ai déjà fait, dans des possibilités que j'ai déjà exploitées, ou dans d'autres que j'ai délaissé et qui se sont définitivement fermée à moi. Je ne serai plus jamais pilote d'avion, je ne serai plus jamais astronaute... L'ensemble des possibilités ouvertes ou fermées qui appartiennent à cette situation et que je me signifie ne sont jamais tout ensemble présentes à ma compréhension. Je ne peux en faire le tour tant elles sont infinies. Philosophie II p. 203 : « Parce que mon être est toujours un être en situation, je ne peux jamais sortir d'une situation donnée sans entrer immédiatement dans une autre ». b) Quelle est l'importance de la situation pour l'édification des sciences humaines ? L'anthropologie philosophique s'intéresse à l'homme pour autant qu'il est capable de s'interroger sur lui-même à partir de sa finitude. C'est sa propre finitude qui le pousse à s'interroger sur lui-même, et s'interrogeant sur lui-même c'est cette finitude qu'il interroge. Jamais l'homme ne doit être abordé comme un objet passif d'un questionnement le concernant, mais toujours comme l'origine même de ce questionnement. Ce qui intéressera l'anthropologie philosophique, ce sera toujours précisément la naissance de ce questionnement : la finitude de l'homme. En prise avec les événements, comment l'homme prend-il conscience dans cette emprise, de sa propre finitude ? Anthropologie et Psychologie : la situation ; introduction. 12 ©calenge La situation est le lieu d'interrogation fondamentale de l'anthropologie philosophique : elle figure tout à la fois la réflexivité de l'interrogation proprement humaine et la finitude d'où surgit cette interrogation. Il est possible de caractériser cette situation en reprenant le vocabulaire et la structure proposée par Vico : Dans son rapport à sa situation, l'homme se trouve dans une incapacité de connaissance, les événements lui adviennent tout fait, dans un fait dont le faire est inconnu et le plus souvent inconnaissable. Face à ce faire, l'homme produit des certitudes, c'est-à-dire autant de vraisemblances susceptibles, de témoignages de sa conscience, qui permettent de faciliter son agir pratique, à défaut d'augmenter sa connaissance théorique. Il donne sens à ce qui n'en a pas, il produit du sens pour le contexte qui lui est livré et dans lequel il est jeté, et fait par là même de ce contexte une situation. En outre, il hérite également d'un sens que d'autres ont donné à des éléments de sa situation qui s'étaient déjà trouvé dans des situations analogues. Si je veux me connaître ou connaître tout autre homme, il importe alors de prendre connaissance de sa situation, de la production de sens par laquelle il s'approprie tel ou tel contexte donné. Alors à propos de cette vraisemblance même qui constitue la condition de l'homme, je produirai une vérité. Connaître un homme serait alors possible par l'examen de sa ou de ses situations, c'est-à-dire par la manière dont il s'empare de ce qui lui est donné pour lui donner sens, par la manière dont il subit l'avènement des événements. Mais il se manifeste immédiatement une résistance à la volonté de connaissance théorique de l'humain. Cette connaissance théorique se veut connaissance objective : elle supposerait donc l'objectivation de ce qui en l'homme n'est jamais objectivable, à savoir sa capacité de produire une situation à partir d'un contexte. La situation étant à la fois objective et subjective, tenter de réduire la connaissance de la situation à sa face objective, c'est se condamner à se cacher ce qui couvre l'essentiel de la situation : le sens subjectif qui rend justement possible que nous parlions d'une situation. En outre, toute situation est considérée comme inépuisable, ma propre situation est à moimême opaque, je ne saurais jamais connaître entièrement ma propre situation, comment pourrais-je alors connaître celle d'un autre ? Enfin, si la situation est la manifestation de la subjectivité d'un homme, l'émergence de son identité, elle est éminemment personnelle et singulière. Elle ne peut être comprise que depuis la perspective qui a permis de former cette situation, donc uniquement depuis une perspective subjective absolument singulière, et dans laquelle il ne m'est pas permis de rentrer sans porter en même temps ma propre perspective. Je ne peux pas savoir ce que comprend tel étudiant en face de moi, car je ne pourrais jamais comprendre son propre point de vue sur le cours qu'en prenant appui sur ma propre perspective sur le cours. Si la situation est le seul outil par lequel les sciences humaines deviennent possibles pour la philosophie, alors cela n'est pas sans poser problème, car la situation n'est précisément pas un objet de science, puisqu'elle n'est jamais un objet. Anthropologie et Psychologie : la situation ; introduction. 13 ©calenge