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UNIVERSITÉ PARIS-SORBONNE
ÉCOLE DOCTORALE V
Concepts et Langages
Histoire de la philosophie
Thèse
pour obtenir le grade de
DOCTEUR DE L’UNIVERSITÉ PARIS-SORBONNE
en histoire de la philosophie moderne
Présentée et soutenue par :
Vincent ALAIN
le : 2 mars 2012 à 14 heure.
Analyse et Distinction
La logique des notions en Allemagne de 1684 à 1790.
Quelques remarques pour servir à l’étude des réceptions
par Christian Wolff et Emmanuel Kant
des Meditationes de Cognitione, Veritate et Ideis de Leibniz.
Sous la direction de :
Monsieur Michel Fichant Professeur Émérite, Université de Paris-Sorbonne.
JURY :
Monsieur Frédéric de Buzon Professeur, Université de Strasbourg
Monsieur Jean-François Courtine Professeur, Université de Paris-Sorbonne
Monsieur Michel Fichant Professeur Émérite, Université de Paris-Sorbonne
Monsieur Dominique Pradelle Professeur, Université de Clermont-Ferrand
Leibniz publie à Leipzig en novembre 1684 dans les Acta Eruditorum un court essai devenu
classique : les Meditationes de Cognitione, Veritate et Ideis. Cet opuscule de quelques pages
2
constitue un véritable discours de la méthode pour la philosophie allemande. Notre mémoire porte
sur quelques étapes de sa réception : son influence sur Christian Wolff, Johann August Eberhard et
Emmanuel Kant. Or, l’histoire de ce texte est inséparable de l’élaboration d’une Begriffsanalyse,
c’est-à-dire de la constitution d’une logique des notions. Une telle logique n’acquière sa pleine
signification que si elle est située par rapport à cette logique des idées décrite par Sylvain Auroux
1
.
Une telle perspective permet ainsi de réévaluer l’importance de la logique de Wolff et de renverser
le jugement sévère, mais daté, de Heinrich Scholz.
« Elle ( la logique de Wolff ) est sur la plupart des points critiques remarquablement
imprécise ; et, en outre, elle est responsable, quant à l’essentiel, de la table des jugements utilisée
par Kant pour composer sa table des catégories, et qui ne résiste absolument pas à un examen
rigoureux. »
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Cependant, Il ne s’agit pas de reconduire la logique générale de Kant à la Logique ou l’art de penser
des Messieurs de Port-Royal, mais de montrer qu’elle porte l’empreinte depuis Wolff de la pensée
leibnizienne. Bref, pour reprendre une formule de Michel Fichant, cette enquête tente de montrer
que « derrière l’allemand de Kant se tient le latin de Leibniz ». Elle suit, ainsi, une indication de
Kant lui-même qui déclare dans ses Vorlesungen über Logik que « parmi les philosophes modernes,
il y en a deux qui ont ranimé la logique générale : Leibniz et Wolff. (...) La logique générale de
Wolff est la meilleure que nous possédions. »
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Dès lors, un vaste champ d’études se constitue : la
logique des notions en Allemagne. Trois questions se posent. Premièrement, quelle est la singularité
stylistique de cette logique des notions par rapport aux logiques des idées issues de Port-Royal ?
Deuxièmement, si la logique de Wolff est l’une des sources de la logique générale de Kant, si Kant
hérite d’une grammaire et d’un lexique, cet héritage ne peut qu’être critique. Où, peut-on situer la
rupture kantienne ? Troisièmement, ne convient-il pas de tenter de rompre le syntagme « leibnizo-
wolffien » forgé par Kant lui-même, donc de dissocier le procès du dogmatisme wolffien de la
critique de Leibniz lui-même ? Ces trois questions peuvent ainsi se ramener à un seul problème :
qu’est-ce qu’analyser ?
Force est de constater que le terme d’analyse s’entend chez Kant en plusieurs sens.
Quelques exemples suffiront à le montrer. Le lexique de l’analyse renvoie d’une part à la distinction
classique, mais usée, des jugements analytiques ( Urteil analytisch ) et des jugements synthétiques (
Urteil synthetisch ). Nous le retrouvons également pour désigner une voie régressive et une voie
1
Sylvain Auroux, La logique des idées, Paris, Vrin, 1993.
2
Heinrich Scholz, Esquisse d’une histoire de la logique, trad. E. Courmet, Fr de Laur, J. Sebestik, Paris,
Aubier, 1968, p. 72
3
Kant, Ak, IX, p. 21 et trad. Guillermit, Paris, Vrin, 1982, p. 20.
3
progressive, « la méthode analytique, en tant qu’opposée à la synthétique (...).»
4
Enfin, l’analyse
devient une analytique. Et, comment ne pas citer, alors, cette déclaration si célèbre de Kant ?
« Le nom orgueilleux d’une ontologie (...) doit faire la place au nom modeste d’une simple
analytique ( bloß Analytik ) de l’entendement pur. »
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Le der Analytik, de l’analytique transcendantale, ne se confond, donc, pas avec le die Analysis, de
l’analyse des notions. Bref, le concept d’analyse recouvre chez Kant des réalités différentes. Or,
cette thèse soutient la position suivante : les Meditationes de cognitione, Veritate et Ideis de Leibniz
constituent une des sources vives du concept kantien d’analyse. Le procédé leibnizien d’analyse des
notions, développé ensuite par Wolff, permet de retracer l’émergence d’une bloß Analytik. Au-delà
des ruptures critiques, Kant maintient, ainsi, l’idéal d’une pensée non pas simplement claire (
Descartes ), mais également distincte ( Leibniz ). Car, « c’est le rôle de la synthèse de rendre l’objet
distinct, c’est celui de l’analyse de rendre le concept distinct. »
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Au sein du déplacement sémantique
que Kant fait subir à la notion d’analyse, du die analysis au der Analytik, il convient de remarquer
un invariant : un idéal de distinction hérité de Leibniz. En définitive, nous nous proposons, donc, de
soutenir la thèse suivante : le sens fondamental de la notion kantienne d’analyse est d’origine
leibnizien. Il est possible d’en identifier avec précision la source : les Meditationes de 1684.
Une telle position nous oblige à préciser le rapport de Kant à Leibniz. Le Discours de
Métaphysique, vraisemblablement inconnu de Wolff et de Kant, et sa doctrine du praedicatum inest
subjecto ne constituent pas, comme une tradition interprétative tenace issue de Couturat a l’habitude
de le présenter, l’une des origines de la distinction kantienne des jugements en analytiques et
synthétiques. En d’autres termes, la distinction kantienne de l’analytique et du synthétique n’est pas
le rejet d’une conception analytique de la vérité héritée de Leibniz. Pour deux raisons, d’une part
Leibniz n’a jamais soutenu un tel fondement logique de sa métaphysique, d’autre part, si Kant forge
une distinction entre les jugements analytiques et les jugements synthétiques, c’est afin de s’élever
contre l’impasse de la méthode dogmatique des wolffiens qui confondent mathématiques et
philosophique. La célèbre déclaration de la préface à la seconde édition qui loue la « méthode
rigoureuse du célèbre Wolff »
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ne saurait effacer la critique de celle-ci dans la Théorie
transcendantale de la méthode. Les tentatives récentes des études wolffiennes pour réduire la
fracture kantienne, paraissent, donc, conduire non seulement à ignorer l’inventio kantienne, mais
également à dénaturer le sens de la pensée wolffienne.
4
Kant, Ak, IV, 277, édition F. Alquié, Paris, Gallimard, 1985, T. II, p. 43.
5
Kant, Ak, III, 207, A 247 / B 303, édition F. Alquié, 1985, T. I, p. 977.
6
Kant, AK, IX, 64 , édition Guillermit, Paris, Vrin, 1982, p. 71
7
Kant, Ak, III, 22, B XXX VI, édition F. Alquié, T. I, p. 752.
4
Pourtant, comme le souligne avec force Yvon Belaval : « c’est dans la confusion qu’un
auteur se diffuse »
8
. La réception des Meditationes de 1684 n’échappe pas à cette règle. Si Kant
hérite de Leibniz, c’est au travers des traités allemands puis latins de Wolff. Il convient, donc, de
préciser l’interprétation que Wolff donne de ce court opuscule leibnizien. Une proposition, en
bonne logique, est composée de termes. Wolff interprète ce terme, hérité de la logique d’Aristote,
comme une notio. Une telle notio ou Begriff correspond à ce que Leibniz, lui-même, appelle une
cognitio. Wolff ne rompt pas avec l’analyse leibnizienne de la cognitio. Il tente simplement d’en
préciser le fondement ontologique et la portée gnoséologique. Il est, ainsi, conduit à écrire à la fois
une Ontologia et une Psychologia dont l’une des fonctions sera de servir de fondement à sa Logica.
Il convient, ainsi, de bien distinguer chez Wolff lui-même l’idea de la notio, la connaissance
intuitive et la connaissance discursive ou symbolique. Wolff emprunte, ainsi, à Leibniz une doctrine
de la finition qui culmine dans l’idéal d’une connaissance adéquate ou définition réelle. Elle
constitue le legs positif de la logique leibnizienne. Or, un tel modèle d’analyse suppose une
conception de l’a priori. Ainsi, si l’analyse est a priori, ce n’est pas parce qu’elle serait absolument
indépendante de l’expérience, mais bien plutôt, parce qu’elle consiste à décomposer un contenu
cognitif. Bref, le modèle wolffien de l’analyse logique suppose pour être compris une stricte
distinction entre la genèse de l’idea à partir des données de l’expérience et le travail de distinction,
donc d’analyse d’une notio. Concevoir, c’est, donc, moins abstraire du sensible, que distinguer au
sein d’une matière les éléments ( nota ) présents afin d’aboutir à une définition précise. Il convient,
dès lors, de nuancer l’influence de l’empirisme lockéen sur la logique wolffienne. Le réalisme
conceptuel de Wolff, sans confondre l’idée et la chose, maintient, toutefois, qu’une notion est bien
la représentation réelle, bien que souvent confuse, des choses-mêmes. Toutefois, la confusion
originelle de nos représentations appelle une Begriffsanalyse : un effort de distinction, c’est-à-dire
de conceptualisation. Or, si le fond de notre pensée est l’obscurité, c’est parce que la représentation
sensible est confuse. Kant était, ainsi, pleinement fondé à écrire à propos de Wolff que « nous ne
connaissons pas par la --sensibilité la nature des choses en soi seulement confusément, mais nous ne
la connaissons pas du tout. »
9
Dès lors, l’interprétation wolffien, c’est-à-dire l’erreur interprétative,
de l’opuscule de Leibniz apparaît. Wolff réduit le composé, donc le sensible, au confus. Il fait de la
connaissance sensible une connaissance confuse. Bref, l’intellectualisme de Leibniz dénoncé par
Kant renvoie pour une part importante à la logique même de Wolff.
Cette enquête serait incomplète si elle ne s’achevait par une étude de la querelle du
dogmatisme et du criticisme qui opposa Eberhard à Kant et qui aboutit, comme on le sait, à la
publication en 1790 de l’opuscule Sur une découverte selon laquelle toute nouvelle critique de la
8
Yvon Belaval, Études leibniziennes, de Leibniz à Hegel, Paris, Gallimard, 1976, p. 221.
9
Kant, Ak, III, 66, A 44 / B 61 et édit. F. Alquié, tome I, p. 803.
5
raison pure serait rendue superflue par une plus ancienne. La dernière position défendue dans cette
étude consiste à montrer que la critique de la Critique par Eberhard reste incompréhensible, si elle
n’est pas reconduite à sa source wolffienne. L’influence du philosophe de Halle nous semble avoir
été sous-estimée par l’importante étude de Manfred Gawlina
10
. Notre thèse s’attache, donc, à
reconstruire les éléments de logique wolffienne présents dans les attaques d’Eberhard. Un tel travail
est l’occasion de reprendre une question classique de la philologie kantienne : l’originalité de la
distinction des jugements analytiques et des jugements synthétiques. Nous concluons en montrant
que celle-ci ne peut avoir été connue de Wolff comme le soutenait Eberhard. Toutefois, si elle fut
inconnue de Wolff, elle trouve son origine chez Leibniz. Nous nous démarquons, ainsi, de
l’interprétation de Joselyn Benoist qui soutient un modèle lockéen et empirique de la synthèse
11
. En
effet, Kant écrit :
« Leibniz ne voulait rien dire de plus que ceci : il faut adjoindre au principe de contradiction
( comme principe des jugements analytiques ) encore un autre principe, à savoir celui des jugements
synthétiques. Assurément, c’était montrer le chemin de manière nouvelle et remarquable, et inviter
à des recherches qui étaient encore à entreprendre dans la métaphysique. »
12
En conclusion, ce travail d’histoire de la philosophie moderne, en explorant la
Begriffsanalyse et la conception wolffien de jugement, n’a d’autre ambition que d’éclairer le
célèbre paragraphe trente-trois de Sein und Zeit de Heidegger. Ce dernier écrit, en effet, « Aussage
besagt soviel wie Prädikation »
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. Cette déclaration ne peut s’entendre sans une exacte
compréhension de l’analyse du jugement menée par Leibniz, par Wolff et enfin par Kant lui-même.
Nous avons tenté d’en restituer certains éléments.
10
Manfred Gawlina, Das Medusenhaupt der Kritik, Berlin, Walter de Gruyter, 1996.
11
Kant, Réponse à Eberhard, édition Joselyn Benoist, Paris, Vrin, 1999.
12
Kant, Ak, VIII, 248, édition Alquié, T. II, p. 1385.
13
Martin Heidegger, Sein und Zeit, Tübingen, Max Niemeyer Verlag, 1993, p. 154.
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