Henry Dunant – Un Souvenir de Solférino, 1862
« Le soleil du 25 [juin 1859] éclaira l’un des spectacles les plus affreux qui se puissent présenter
à l’imagination. Le champ de bataille est partout couvert de cadavres et de chevaux ; les routes,
les fossés, les ravins, les buissons, les prés sont parsemés de corps morts, et les abords de
Solférino en sont littéralement criblés. Les champs sont ravagés, les blés et les maïs sont couchés,
les haies renversées, les vergers saccagés, de loin en loin on rencontre des mares de sang. Les
villages sont déserts, et portent les traces des ravages de la mousqueterie, des fusées, des bombes,
des grenades et des obus ; les murs sont ébranlés et percés de boulets qui ont ouvert de larges
brèches ; les maisons sont trouées, lézardées, détériorées ; leurs habitants qui ont passé près de
vingt heures cachés et réfugiés dans leurs caves, sans lumière et sans vivres, commencent à en
sortir, leur air de stupeur témoigne du long effroi qu’ils ont éprouvé.
Aux environs de Solférino, mais surtout dans le cimetière de ce village, le sol est jonché de fusils,
de sacs, de gibernes, de gamelles, de shakos, de casques, de képis, de bonnets de police, de
ceinturons, enfin de toutes sortes d’objets d’équipement, et même de débris de vêtements souillés
de sang, ainsi que de monceaux d’armes brisées.
Les malheureux blessés qu’on relève pendant toute la journée sont pâles, livides, anéantis ; les
uns, et plus particulièrement ceux qui ont été profondément mutilés, ont le regard hébété et
paraissent ne pas comprendre ce qu’on leur dit, ils attachent sur vous des yeux hagards, mais
cette prostration apparente ne les empêche pas de sentir leurs souffrances ; les autres sont inquiets
et agités par un ébranlement nerveux et un tremblement convulsif ; ceux-là, avec des plaies
béantes où l’inflammation a déjà commencé à se développer, sont comme fous de douleur, ils
demandent qu’on les achève, et ils se tordent, le visage contracté, dans les dernières étreintes de
l’agonie. (…)
Sur les dalles des hôpitaux ou des églises de Castiglione ont été déposés, côte à côte, des hommes
de toutes nations, Français et Arabes, Allemands et slaves ; provisoirement enfouis au fond des
chapelles, ils n’ont plus la force de remuer, ou ne peuvent bouger de l’espace étroit qu’ils
occupent. Des jurements, des blasphèmes et des cris qu’aucune expression ne peut rendre,
retentissant sous les voûtes des sanctuaires. « Ah ! Monsieur, que je souffre ! me disaient
quelques-uns de ces infortunés, on nous abandonne, on nous laisse mourir misérablement, et
pourtant nous nous sommes bien battus ! » Malgré les fatigues qu’ils ont endurées, malgré les
nuits qu’ils ont passées sans sommeil, le repos s’est éloigné d’eux ; dans leur détresse ils
implorent le secours d’un médecin, ou se roulent de désespoir dans des convulsions qui se
termineront par le tétanos et la mort. (…) La figure noire de mouches qui s’attachent à leurs
plaies, ceux-ci portent de tous côtés des regards éperdus qui n’obtiennent aucune réponse ; la
capote, la chemise, les chairs et le sang ont formé chez ceux-là un horrible et indéfinissable
mélange où les vers se sont mis ; plusieurs frémissent à la pensée d’être rongés par ces vers qu’ils
croient voir sortir de leur corps, et qui proviennent des myriades de mouches dont l’air est infesté.
Ici est un soldat, entièrement défiguré, dont la langue sort démesurément de sa mâchoire déchirée
et brisée ; il s’agite et veut se lever, j’arrose d’eau fraîche ses lèvres desséchées et sa langue
durcie ; saisissant une poignée de charpie, je la trempe dans le seau que l’on porte derrière moi, et
je presse l’eau de cette éponge dans l’ouverture informe qui remplace sa bouche. Là est un autre
malheureux dont une partie de la face a été enlevée par un coup de sabre : le nez, les lèvres, le
menton ont été séparés du reste de la figure ; dans l’impossibilité de parler et à moitié aveuglé il
fait des signes avec la main, et par cette pantomime navrante, accompagnée de sons gutturaux, il