Sommaire 1. Chronologie de la vie d’Henry Dunant 2. Extrait de Un Souvenir de Solférino d’Henry Dunant 3. Le pays d’Henry Dunant 4. Où va l’humanitaire ? 5. Pour en savoir plus… 6. Ecrire une pièce sur Henry Dunant 7. Dunant – les personnages de la pièce 8. Dunant – résumé de la pièce 9. Dunant – Scène 6 10. A quoi servent les images ? Chronologie de la vie d’Henry Dunant 8 mai 1828 – naissance au 12 de la rue Verdaine à Genève. Son père Jean-Jacques Dunant, négociant, est juge à la Chambre des Tutelles qui s’occupe du sort des orphelins ; sa mère, Antoinette Colladon, très pieuse, s’occupe de charité. Mauvais élève au collège, le jeune Henry ne remporte que les prix de piété. Il visite les pauvres, les malades et les prisonniers. Grand lecteur de la Bible, il forme en 1847 un groupe d’études bibliques avec des jeunes gens de son âge – la Réunion du jeudi – qui deviendra en 1852 les Unions chrétiennes de jeunes gens. 1849 – Henry Dunant commence son apprentissage à la banque Lullin & Sauter, qui l’envoie en mission en Algérie. Il rêve de fertiliser et d’industrialiser le pays. En 1855, le gouvernement français lui accorde sa première concession en Algérie ; il construit un moulin, mais ne reçoit pas de réponse quant au développement futur de son domaine. 8 janvier 1858 – Le Conseil d’Etat de Genève autorise la Société anonyme des Moulins de MonsDjemila fondée par Dunant. Avril 1859 – Arguant qu’il descend d’une famille exilée de France pour des raisons religieuses, Dunant demande la nationalité française pour faire avancer ses affaires qui stagnent en Algérie. 25 juin 1859 – Sans réponse de l’administration pour sa colonie algérienne, Dunant veut s’adresser à Napoléon III en personne et se rend en Italie où l’Empereur s’est rendu pour livrer bataille, aux côtés des Italiens, à l’Autriche, puissance occupante. Dunant arrive à Solférino le lendemain de la bataille et se dévoue aux blessés abandonnés par des services sanitaires insuffisants. 8 novembre 1862 – Dunant publie à compte d’auteur Un souvenir de Solférino et l’envoie aux souverains et gouvernants de l’Europe. Le livre provoque une immense émotion. 9 février 1863 – La « Société genevoise d’utilité publique » décide de mettre en pratique les idées du Souvenir de Solférino et forme une commission, le « Comité international de secours aux blessés », embryon du futur CICR. Sous la présidence du Général Dufour, la commission rassemble le Docteur Louis Appia, Théodore Maunoir, Gustave Moynier et Henry Dunant. 1863-1864 – Dunant sillonne l’Europe pour propager son idée de sociétés volontaires de secours aux blessés. Du 26 au 29 octobre 1863, une Conférence préparatoire réunit les représentants de14 nations à l’Athénée de Genève. Réunie entre le 8 et le 22 août 1864, une Conférence diplomatique débouche sur la Convention de Genève, dont les dix articles préfigurent la charte de la future Croix-Rouge. 1867 – Alors qu’il est invité à la Cour royale de Prusse et que son buste va être couronné de lauriers à l’Exposition universelle de Paris, Dunant, qui a négligé ses affaires et s’est lancé dans des spéculations hasardeuses, est acculé à la faillite. Les tribunaux genevois le condamnent pour avoir « sciemment trompé ses associés ». A la suite de cette faillite retentissante, Gustave Moynier fait pression sur Dunant pour qu’il démissionne du Comité ; Dunant s’exécute le 25 août ; il a déjà quitté Genève, où il ne reviendra plus. 1867 – Dunant lance une « Bibliothèque internationale universelle » destinée à populariser les chefs-d’œuvre de toutes les cultures, et tente, par l’intermédiaire d’un « Comité pour la Palestine » qu’il a fondé, de favoriser le retour des Juifs en Palestine en créant un double Etat, arabe et juif, placé sous la protection de Napoléon III. Il fonde également une « Société internationale universelle pour la rénovation de l’Orient ». 1870-1871 – Guerre franco-allemande. Dunant voit dans cette nouvelle guerre l’occasion de servir à nouveau la cause de l’humanité. Il crée à Paris une organisation parallèle à la CroixRouge, la « Société auxiliaire de Secours aux blessés », puis, sans doute sous l’impression des massacres qui ont accompagné la chute de la Commune de Paris, lance l’« Alliance universelle pour l’Ordre et la Civilisation ». Il vit d’expédients, écrit des articles, lance une affaire de pansements qui tourne court. Obsédé par le remboursement de ses dettes, il rêve d’entreprises mirifiques qui n’existent que dans son imagination. En 1872 et 1873, en Angleterre, Dunant s’efforce de sensibiliser l’opinion à la question des prisonniers de guerre, sur laquelle la Croix-Rouge, présidée par Gustave Moynier, commence seulement à se pencher, tente de répandre l’idée d’une cour d’arbitrage chargée de résoudre les conflits internationaux. Selon la légende, Dunant connaît ensuite des années d’errance et de misère à travers l’Europe. En fait, probablement depuis 1874, il reçoit de sa famille une petite pension qui lui permet juste de subsister. Il entretient une relation avec une riche veuve, Léonie Kastner, pour laquelle, officiellement, il fait le représentant de commerce pour un étrange instrument de musique, le « Pyrophone, ou flammes chantantes », invention du fils de Mme Kastner. Au cours de ces années obscures, ses pérégrinations sont difficiles à suivre. 1892 – Dunant se fixe définitivement à Heiden (Appenzell), où on le redécouvre en 1895. Il veut prouver son rôle dans la création de la Croix-Rouge, à présent mondialement reconnue, alors que son nom est oublié à Genève. Il entreprend d’écrire son autobiographie, mais, usé par sa vie errante et en proie au délire de persécution, il ne parvient pas à mettre de l’ordre dans ses idées ; ses « Mémoires » restent un chaos inachevé. 1895 – L’article paru dans un journal de Saint-Gall provoque des réactions un peu partout dans le monde. Les idées de Dunant ont changé, il ne veut plus seulement un code de la guerre, mais lutter contre la guerre elle-même, collabore à des revues pacifistes, écrit L’Avenir sanglant, condamne le colonialisme et la recherche scientifique vouée à la guerre. 10 décembre 1901 – Il reçoit le Prix Nobel de la Paix, qu’il partage avec le pacifiste français Frédéric Passy. 8 mai 1908 – Le monde entier célèbre son 80 ème anniversaire. 30 octobre 1910 – Il meurt à l’âge de 82 ans. Par testament, grâce à son Prix, il fonde un lit perpétuel pour un indigent à l’hôpital de Heiden où il a passé ses dernières années. Selon sa volonté, ses cendres sont dispersées à Zurich. Henry Dunant – Un Souvenir de Solférino, 1862 « Le soleil du 25 [juin 1859] éclaira l’un des spectacles les plus affreux qui se puissent présenter à l’imagination. Le champ de bataille est partout couvert de cadavres et de chevaux ; les routes, les fossés, les ravins, les buissons, les prés sont parsemés de corps morts, et les abords de Solférino en sont littéralement criblés. Les champs sont ravagés, les blés et les maïs sont couchés, les haies renversées, les vergers saccagés, de loin en loin on rencontre des mares de sang. Les villages sont déserts, et portent les traces des ravages de la mousqueterie, des fusées, des bombes, des grenades et des obus ; les murs sont ébranlés et percés de boulets qui ont ouvert de larges brèches ; les maisons sont trouées, lézardées, détériorées ; leurs habitants qui ont passé près de vingt heures cachés et réfugiés dans leurs caves, sans lumière et sans vivres, commencent à en sortir, leur air de stupeur témoigne du long effroi qu’ils ont éprouvé. Aux environs de Solférino, mais surtout dans le cimetière de ce village, le sol est jonché de fusils, de sacs, de gibernes, de gamelles, de shakos, de casques, de képis, de bonnets de police, de ceinturons, enfin de toutes sortes d’objets d’équipement, et même de débris de vêtements souillés de sang, ainsi que de monceaux d’armes brisées. Les malheureux blessés qu’on relève pendant toute la journée sont pâles, livides, anéantis ; les uns, et plus particulièrement ceux qui ont été profondément mutilés, ont le regard hébété et paraissent ne pas comprendre ce qu’on leur dit, ils attachent sur vous des yeux hagards, mais cette prostration apparente ne les empêche pas de sentir leurs souffrances ; les autres sont inquiets et agités par un ébranlement nerveux et un tremblement convulsif ; ceux-là, avec des plaies béantes où l’inflammation a déjà commencé à se développer, sont comme fous de douleur, ils demandent qu’on les achève, et ils se tordent, le visage contracté, dans les dernières étreintes de l’agonie. (…) Sur les dalles des hôpitaux ou des églises de Castiglione ont été déposés, côte à côte, des hommes de toutes nations, Français et Arabes, Allemands et slaves ; provisoirement enfouis au fond des chapelles, ils n’ont plus la force de remuer, ou ne peuvent bouger de l’espace étroit qu’ils occupent. Des jurements, des blasphèmes et des cris qu’aucune expression ne peut rendre, retentissant sous les voûtes des sanctuaires. « Ah ! Monsieur, que je souffre ! me disaient quelques-uns de ces infortunés, on nous abandonne, on nous laisse mourir misérablement, et pourtant nous nous sommes bien battus ! » Malgré les fatigues qu’ils ont endurées, malgré les nuits qu’ils ont passées sans sommeil, le repos s’est éloigné d’eux ; dans leur détresse ils implorent le secours d’un médecin, ou se roulent de désespoir dans des convulsions qui se termineront par le tétanos et la mort. (…) La figure noire de mouches qui s’attachent à leurs plaies, ceux-ci portent de tous côtés des regards éperdus qui n’obtiennent aucune réponse ; la capote, la chemise, les chairs et le sang ont formé chez ceux-là un horrible et indéfinissable mélange où les vers se sont mis ; plusieurs frémissent à la pensée d’être rongés par ces vers qu’ils croient voir sortir de leur corps, et qui proviennent des myriades de mouches dont l’air est infesté. Ici est un soldat, entièrement défiguré, dont la langue sort démesurément de sa mâchoire déchirée et brisée ; il s’agite et veut se lever, j’arrose d’eau fraîche ses lèvres desséchées et sa langue durcie ; saisissant une poignée de charpie, je la trempe dans le seau que l’on porte derrière moi, et je presse l’eau de cette éponge dans l’ouverture informe qui remplace sa bouche. Là est un autre malheureux dont une partie de la face a été enlevée par un coup de sabre : le nez, les lèvres, le menton ont été séparés du reste de la figure ; dans l’impossibilité de parler et à moitié aveuglé il fait des signes avec la main, et par cette pantomime navrante, accompagnée de sons gutturaux, il attire sur lui l’attention ; je lui donne à boire et fais couler sur son visage saignant quelques gouttes d’eau pure. Un troisième, le crâne largement ouvert, expire en répandant ses cervelles sur les dalles de l’église ; ses compagnons d’infortune le repoussent du pied parce qu’il gêne le passage, je protège ses derniers moments et recouvre d’un mouchoir sa pauvre tête qu’il remue faiblement encore. (…) « Ne me laissez pas mourir ! » s’écriaient quelques-uns de ces malheureux qui, après m’avoir saisi la main avec une vivacité extraordinaire, expiraient dès que cette force factice les abandonnait. Un jeune caporal d’une vingtaine d’années, à la figure douce et expressive, nommé Claudius Mazuet, a reçu une balle dans le flanc gauche, son état ne laisse plus d’espoir, et il le comprend lui-même, aussi après que je l’ai aidé à boire il me remercie, et les larmes aux yeux il ajoute : « Ah ! Monsieur, si vous pouviez écrire à mon père, qu’il console ma mère ! » Je pris l’adresse de ses parents, et peu d’instants après il avait cessé de vivre. Un vieux sergent, décoré de plusieurs chevrons, me disait avec une tristesse profonde, d’un air de conviction et avec une froide amertume : « Si l’on m’avait soigné plus tôt, j’aurais pu vivre, tandis que ce soir je serai mort ! » Le soir, il était mort. » Le pays d’Henry Dunant La photographie d’Henry Dunant en bon vieillard, avec sa curieuse toque d’herboriste, sa barbe blanche, son regard doux, est connue de tous les Suisses. Il n’y a pas si longtemps, tous les élèves étudiaient à l’école une page d’Un Souvenir de Solférino. Si ce n’est plus tout à fait le cas, tout Suisse a l’impression d’avoir lu Un Souvenir de Solférino et de savoir qui est Henry Dunant. Cette connaissance diffuse partagée par tous est due à une sorte de porosité entre cette figure universelle et la conscience nationale des Suisses. Dans le monde, la figure d’Henry Dunant se confond avec l’image de la Suisse. L’emblème de la Croix-Rouge – le drapeau suisse avec ses couleurs inversées – contribue encore à faire de la Suisse le pays de la Croix-Rouge. Un petit questionnaire Parce que vous êtes Suisses, vous identifiez-vous peu ou prou à l’œuvre de la Croix-Rouge lorsque vous êtes à l’étranger ? Avez-vous ressenti une attente différente à votre égard dans d’autres pays ? Pensez-vous que, dans le regard des autres, votre citoyenneté suisse vous investit, même malgré vous, d’une sorte de « mission » ? Pour vous qui êtes nés dans le pays d’Henry Dunant, qu’est -ce qu’être Suisse ? [sur cette page, photo de HD à Heiden] Où va l’humanitaire ? 1. Naissance de la Croix-Rouge Pendant longtemps, la mort des blessés sur les champs de bataille a été considérée comme la conséquence inéluctable de la guerre. L’idée que ces morts ne sont pas une fatalité se répand peu à peu. La chirurgie militaire fait des progrès, mais chaque armée soigne les blessés de son camp (c’est le cas de Florence Nightingale pendant la guerre de Crimée). Lors de la bataille de Solférino, il y a plus de vétérinaires que de chirurgiens militaires, car les chevaux coûtent de l’argent, plus que les soldats. Ce qui est devenu de moins en moins acceptable avant Un Souvenir de Solférino apparaît ensuite intolérable : Henry Dunant cristallise à ce moment l’émotion de tous. En soignant tous les blessés abandonnés sur le champ de bataille de Solférino (1859), il ouvre une ère nouvelle : après lui, la victime n’appartient plus à un camp, et les médecins soignent indifféremment les blessés des deux camps. Le soldat, par la grâce de sa blessure, devient un homme ; son statut de victime fait de lui un neutre. Dunant rejoint Rousseau : « La guerre n’est point une relation d’homme à homme, mais d’Etat à Etat dans laquelle les particuliers ne sont ennemis qu’accidentellement. » (Jean-Jacques Rousseau) Trois idées guident l’action d’Henry Dunant : – création d’une organisation neutre et indépendante, respectée par chacun ; – nécessité de la permanence de cette organisation pour préparer l’imprévisible : les guerres ne cesseront pas, et l’impréparation conduit à l’impuissance ; – même dans le désordre de la guerre, il peut encore y avoir un espace pour le droit. En 1864, la Convention de Genève définit un espace juridique propre à l’aide humanitaire et attend des pays signataires qu’ils en respectent les clauses. Héritière de la philosophie des Lumières, la Croix -Rouge ne fonde son pouvoir que sur l’autorité morale que les hommes de bonne volonté veulent bien lui reconnaître. L’organisation est constituée en suscitant dans chaque pays la création d’une société nationale de la Croix-Rouge, tandis que le Comité International de la Croix-Rouge (CICR), installé à Genève, reste indépendant. Par son rôle exemplaire pendant la première guerre mondiale, la Croix-Rouge acquiert un immense rayonnement. 2. Les limites de l’action de la Croix-Rouge et l’apparition des ONG Le XXe siècle invente la guerre totale, prenant la Croix-Rouge au dépourvu : elle demeure impuissante pendant la guerre d’Espagne ; pendant la seconde guerre mondiale, elle ne dénonce pas à la face du monde le génocide des Juifs. L’organisation découvre que ses principes sont inadaptés, et qu’elle ne peut rien contre les hommes de mauvaise volonté. Entre 1939 et 1945, les victimes de la guerre sont surtout les populations civiles. Cette guerre totale a créé des millions de réfugiés et de personnes déplacées, nouveau champ d’activité pour la Croix-Rouge. La Convention de 1951 stipule qu’aucun réfugié ne pourra être refoulé vers un pays où il risque sa vie. Après la guerre, l’opinion mondiale cherche à prévenir la guerre plutôt qu’à la réglementer : à la Société des Nations succède l’Organisation des Nations-Unies. Mais ces organisations politiques vont elles-mêmes se trouver paralysées dans de nouveaux types de conflits : Corée, Chypre, Congo, tandis que, parallèlement, l’action humanitaire se politise et devient une composante essentielle des pays occidentaux avec les pays pauvres de l’hémisphère Sud.. Pendant la guerre du Biafra, qui voit se commettre le premier génocide de la seconde moitié du XXe siècle, la Croix-Rouge est empêchée d’intervenir par le refus du gouvernement nigérian. Les principes de la Croix-Rouge exigent en effet l’accord des pays belligérants pour qu’elle puisse intervenir, et elle ne peut pas non plus intervenir dans un conflit intérieur d’un pays. Le droit humanitaire est surtout défini dans le cadre de conflits entre Etats. Devant l’impuissance de l’ONU et la paralysie de la Croix-Rouge, des médecins décident d’intervenir : « De quel parti sont les hommes qui meurent ? Il n’y a pas d’autre parti que celui de l’homme. » Contrairement à la Croix-Rouge qui fonde sa reconnaissance sur la loi acceptée par tous, les organisations non gouvernementales fondent la leur sur l’urgence de la transgression. Comme l’indique le nom de cette première ONG, “Médecins sans frontières”, pour ces organisations non gouvernementales, la nationalité importe peu, elles ne sont liés ni à des nations ni au CICR suisse. Avec cette opération des médecins au Biafra, s’ouvre entre 1970 et 1980 l’ère des ONG. Leur statut d’association leur assure l’indépendance, elles vont partout où les autres ne vont pas, avec les mouvements de guérilla. 3. Le piège humanitaire Depuis la seconde guerre mondiale et la fin de la guerre froide, les guerres entre Etats ont cédé la place à des conflits périphériques sanglants, dits de basse intensité, qui prospèrent et prolifèrent, et affectent surtout les populations civiles. L’intervention d’urgence des ONG dans ces conflits fait de plus en plus oublier que l’urgence s’applique aussi au développement à long terme. L’intervention d’urgence aboutit à la lente érosion de l’action à long terme en faveur du développement durable. C’est ainsi qu’il existe aujourd’hui plus d’un milliard de personnes vivant dans une pauvreté absolue, qui ne recevront jamais d’assistance humanitaire, à moins d’être victimes de conflits armés et de migrations forcées. D’autre part, les mouvements de guérilla cherchent souvent leur subsistance auprès des populations civiles. A la guerre civile, s’ajoute la famine. Les populations civiles sont prises en otages : elles sont un appât pour l’aide qui profite aux belligérants et entretient la guerre en renforçant le potentiel des combattants. Quel statut accorder à ces mouvements de guérilla explosant en groupes de bandits ? Nourrir les victimes, ou nourrir la guerre : le piège humanitaire se referme. Entre devoir d’intervention et devoir de dénonciation, les ONG sans-frontières n’ont jamais choisi. L’humanitaire peut être aussi pris en otage par la politique, ou utilisé à des fins politiques. Dans les années 1980, les Etats font irruption dans l’action humanitaire. La prétention des ONG d’échapper aux contraintes du politique se révèle vite être une illusion. Du côté du CICR, le problème se pose de construire et de faire respecter un espace humanitaire dans une guerre civile. La paralysie de la Croix-Rouge qui s’est bâtie sur l’ignorance volontaire du politique, le « sansfrontièrisme » des ONG se heurtent à la réalité : les tragédies humanitaires qui requièrent des secours d’urgence résultent de la guerre, de la tyrannie, de l’injustice ; elles traduisent la déficience ou l’effondrement des Etats. « Ce n’est pas avec des médecins et des biscuits que l’on s’oppose à un génocide, mais en intervenant contre les auteurs de l’extermination » (Dr JeanHervé Bradol, “Médecins sans frontières”, présent au Rwanda au moment du génocide) Dans certaines situations, il est nécessaire d’envoyer des troupes pour faciliter l’arrivée des secours jusqu’aux populations civiles. Si la communauté internationale doit trouver des motifs légitimes pour agir, il n’en va pas de même avec certains Etats puissants. Les pays du tiers-monde sont aujourd’hui inquiets devant l’institutionnalisation d’un droit des puissants à faire la loi partout, à aller au secours des faibles – ou à agir contre eux. Du point de vue des pays non alignés, s’installe un nouveau clivage NordSud, une domination légale sur les pauvres, les pays les plus riches se disant libres d’envoyer des secours, ou des bombes. Certaines opérations d’ingérence humanitaire – comme l’intervention américaine en Somalie – n’apparaissent pas dénuées d’arrière-pensées politiques. L’intervention humanitaire et militaire en faveur des Kurdes du Nord de l’Irak répondait surtout à la menace d’une déstabilisation de la Turquie, l’un des trois pays, avec l’Iran, à compter sur son sol une importante minorité kurde. Pendant le siège de Sarajevo, avant de desserrer par la force le siège des troupes serbes, les militaires surarmés et entraînés de la FORPRONU se contentent de nourrir la population. Au Kosovo, les opérations menées par ces « secouristes armés » se déroulent d’abord sans coordination avec le Haut-Commissariat aux Réfugiés (HCR), accroissant la confusion entre l’humanitaire et le militaire, et augmentant les risques de dérapage. 4. L’humanitaire malgré tout A côté des ONG, la Croix-Rouge demeure irremplaçable, même si elle garde ses distances avec la question des Droits de l’Homme, qui supposeraient son implication politique dans la vie des Etats. Nombre d’ONG sont, en dépit de leur appellation, liées à des gouvernements, ou à de puissants bailleurs de fonds (compagnies pétrolières, par ex.) qui les soumettent à des pressions plus ou moins avouées. La concurrence qu’elles se livrent dans la popularisation de leur action auprès de l’opinion publique dont elles sont tributaires pour leur financement les obligent à donner à leurs opérations un caractère spectaculaire. Sollicité, le public donne. Entre la souffrance et nous, le don est l’intermédiaire qui nous permet de maintenir la souffrance à distance. De nos jours, le don d’argent remplace l’action. De sorte que nous sommes aujourd’hui moins actifs que les dames qui faisaient la charité au XIXe siècle, et qui étaient, elles, au moins en contact direct avec les pauvres qu’elles secouraient. L’humanitaire peut-il retrouver un espace neutre, sans tomber dans le piège des compromissions avec les politiques des Etats, ni dans celui du spectaculaire ? « Un peuple qui ne se soucie plus des autres est en passe de perdre sa démocratie. » Pour en savoir plus… Guillaume d’Andlau, L’action humanitaire, éditions des PUF, “Que sais-je ?”, 1998 Pierre Boissier, Histoire du CICR : de Solférino à Tsoushima, éd. Institut Henry Dunant, 1978 Rony Brauman, Somalie : le crime humanitaire, éd. Arléa, 1993 Rony Brauman, Devant le mal ; Rwanda, un génocide en direct, éd. Arléa, 1994 Rony Brauman, L’action humanitaire, éd. Flammarion, “Dominos”, 1995 Sylvie Brunel, La faim, une tragédie banalisée, éd. Hachette - Pluriel, 1990 Charles Condamines, L’aide humanitaire entre la politique et les affaires, éd. L’Harmattan, 1989 Alain Destexhe, L’humanitaire impossible, ou deux siècles d’ambiguïté, éd. Armand Colin, 1993 R.-J. Dupuy, L’humanitaire dans l’imaginaire des nations, éd. Julliard, 1991 Xavier Emmanuelli, Les prédateurs de l’action humanitaire, éd. Albin Michel, 1991 Jean-Claude Favez, Une mission impossible ? Le CICR, les déportations et les camps de concentration nazis, éd. Payot, 1988 Jean-Claude Guillebaud, La trahison des Lumières : enquête sur le désarroi contemporain, éd. Seuil, 1995 Bernard Kouchner, Charité Business, éd. Le Pré aux Clercs, 1986 Jean-Christophe Rufin, Le piège humanitaire, éd. Hachette - Pluriel, 1993 Jean-Christophe Rufin, L’aventure humanitaire, éd. Gallimard – Découvertes, 1994 Pierre de Senarclens, L’humanitaire en catastrophe, éd. Presses de Sciences politiques, “La Bibliothèque du citoyen”, 1999 W. Shawcross, Le poids de la pitié, éd. Belfond, 1983 Isabelle Vichniac, Croix-Rouge. Les stratèges de la bonne conscience, éd. Alain Moreau, 1988 Ecrire une pièce de théâtre sur Henry Dunant 1. Une figure problématique La vie d’Henry Dunant, le fondateur de la Croix-Rouge, est toujours mal connue. Curieusement, il n’existe toujours pas aujourd’hui de biographie décisive, même si de nombreuses et importantes recherches historiques ont été menées, notamment par les soins de la « Société Henry Dunant » à Genève. On parle encore parfois d’Henry Dunant comme on pourrait parler d’un saint. Ce ne fut pas toujours le cas : pendant trente ans, jusqu’à la tardive redécouverte (1895) de Dunant à Heiden (Appenzell), on l’avait purement et simplement oublié. Persuadé d’agir pour le bien de l’institution qu’il présidait, Gustave Moynier, le principal artisan de l’édification de la Croix-Rouge, s’ingénia pendant un quart de siècle à effacer de l’Histoire le nom d’Henry Dunant. Dans ses mémoires, il parle de Dunant comme d’un « faussaire » et d’un « escroc ». Il faut dire que la vie de Dunant est faite de multiples facettes : le bon Samaritain de Solférino et l’affairiste douteux, le rêveur impénitent fondateur d’innombrables sociétés philanthropiques et le colonialiste, le représentant de commerce en instruments musicaux bizarres et le prophète sorti tout droit de l’Ancien Testament… De quel Dunant parle-t-on ? Il faudrait dire : les vies d’Henry Dunant. Il y a dans ces vies des failles secrètes : Dunant l’affairiste échoue-t-il à cause de Dunant le philanthrope ? « L’Œuvre de la Croix -Rouge » a-t-elle épuisé toutes ses forces et canalisé toutes ses énergies, y compris sexuelles, comme certains le prétendent toujours ? Pourquoi Dunant a-t-il abandonné, ou raté tout ce qu’il a entrepris ? L’un des grands dramaturges du XXe siècle, Bertolt Brecht, s’est confronté à deux reprise au destin d’Henry Dunant, avant de renoncer à en faire une pièce de théâtre qui aurait peut-être pris place à côté de La Vie de Galilée et de La Bonne âme du Se-Tchouan. Il reste de ce projet des notes (Journal de travail, 1942) et un court récit, L’étrange maladie de monsieur Henry Dunant. Jugeant que dans ce monde, il est impossible d’être à la fois un homme d’affaires et un homme bon, Brecht y montre le jeune Henry Dunant atteint d’une « étrange maladie » : la Charité, de laquelle sa famille tente en vain de le guérir. Ce conflit du bourgeois qui ne peut être en même temps un philanthrope, Brecht le résume comiquement en faisant de son Dunant une sorte de Saint Antoine s’efforçant en vain de se défendre des tentations de la voluptueuse Caritas… Brecht renonça à son projet, car il ne parvenait pas à comprendre ce qui avait bien pu transformer ce jeune bourgeois charitable en un imprécateur qui lui rappelait le Timon d’Athènes de William Shakespeare. La contradiction qui, selon lui, déchirait Dunant entre l’humanité et la société, entre l’action philanthropique et les affaires, est en fait beaucoup plus ambiguë : Brecht ignorait qu’Henry Dunant voulut un moment s’enrichir grâce à la guerre, en fabriquant et en commercialisant des pansements grâce à ses relations dans la Croix -Rouge. Pourquoi, au début du XXIe siècle, porter à la scène la vie d’un homme du XIXe siècle, aussi fascinante soit-elle ? Alors que Gustave Moynier, le patient bâtisseur de la Croix-Rouge, est aujourd’hui oublié du grand public, Henry Dunant a repris son titre de fondateur de l’organisation. Mieux, Dunant est, partout dans le monde, l’un des visages de la Suisse. On sait aussi que pour le monde, la Suisse présente un double visage : d’un côté, elle est « le pays d’Henry Dunant » ; de l’autre, son attitude pendant la seconde guerre mondiale fait toujours débat, ainsi que les compromis qu’elle a acceptés ensuite entre son économie, ses préférences idéologiques, en dépit d’une neutralité politique maintes fois réaffirmée. Henry Dunant représente encore le visage de la Suisse d’une autre et étrange façon. Comment se fait-il que ce visionnaire, après avoir échoué à inscrire son œuvre dans le réel, ait connu ensuite une vie d’expédients ? Pourquoi la Suisse produit-elle ce genre d’hommes, et semble-t-elle les broyer ensuite ? Car Henry Dunant n’est pas seul dans son cas. Au delà des inévitables stéréotypes, si vous parlez de la Suisse à un New-Yorkais cultivé, il évoquera aussitôt Adolf Wölfli ; si vous parlez de la Suisse à un Allemand, le nom de Robert Walser lui viendra aussitôt à la bouche. Un fou enfermé pendant trente ans dans un hôpital psychiatrique qui révéla son génie artistique, un écrivain qui n’a presque rien publié de son vivant et un philanthrope illuminé, affairiste failli, un peu escroc sur les bords : malgré qu’on en aie, ces trois hommes sont les héros, les meilleurs représentants de la Suisse à l’étranger. Henry Dunant quitte le comité des cinq sans avoir pu réaliser son œuvre dont l’achèvement est laissé à d’autres. Après 1871, il échoue à imposer une convention sur les prisonniers de guerre – c’est la Croix-Rouge qui le fera –, aucune de ses nombreuses sociétés philanthropiques ne créera quoi que ce soit de concret. Dunant est un « raté », et interroger sa figure ambiguë, c’est demander à la Suisse de s’interroger elle-même, à travers le « ratage » génial de Dunant, sur ce qu’elle a de meilleur. Henri-Frédéric Amiel croyait qu’il avait raté sa vie, il se plaignait qu’il n’avait pas fait d’œuvre, alors que proliféraient les dix-sept mille pages de son Journal intime. Le psychologue Théodore Flournoy découvre l’inconscient, mais n’exploite pas sa découverte, et renonce à écrire. La Suisse peut être mesquine et généreuse, elle peut être tragique et terrible pour ses enfants, et ouvrir pourtant les chemins de l’avenir. Dunant, la pièce, est un peu une tragédie de l’inachèvement, une « tragédie helvétique ». 2. Ecrire pour aujourd’hui La Croix-rouge est solidement installée sur ses bases genevoises grâce au rival de Dunant, Gustave Moynier. La grande organisation, obéissant au principe de sa neutralisation inspiré par Dunant à ses débuts, est restée parfois paralysée dans ses efforts par ce même principe ; les ONG le lui ont reproché, et ont revendiqué l’ingérence humanitaire comme un droit. Reçu par les souverains et pourtant solitaire et famélique, Henry Dunant, exclu de la Croix-Rouge, a continué son chemin, seul. Le jeune affairiste ambitieux, le samaritain de Solférino s’est mué en un prophète issu de l’Ancien Testament lançant des éclairs d’Apocalypse. Alors qu’il avance sur la crête de la folie, qu’il se croit suivi pas à pas et persécuté par ses créanciers genevois et leurs « alguazils » à travers l’Europe, Henry Dunant sème des idées que le monde d’aujourd’hui se pose ou cherche encore à réaliser. Dunant nous parle de notre présent. Alors que la Croix-Rouge cherche à limiter les effets terribles des guerres, Dunant entreprend de les supprimer en militant pour le désarmement, la paix et la compréhension entre les peuples ; pour éviter les guerres, il préconise une cour d’arbitrage internationale ; devenu anticolonialiste, il condamne le déséquilibre économique entre pays riches et pays pauvres, découvre l’interaction des événements d’un bout à l’autre du globe, annonce les révoltes des pays pauvres et le surgissement des fanatismes ; à notre société économique, il annonce la mobilité incessante des choses ; bouleversé par le spectacle de la Commune de Paris, il tente d’apporter ses propres réponses à la question sociale, et se préoccupe du statut des civils armés pendant les guerres civiles ; il demande la séparation de l’Eglise et de l’Etat pour éviter l’intolérance religieuse, l’égalité des droits du père et de la mère de famille, l’institution d’un code universel des droits de l’homme, d’une cour d’arbitrage internationale… Dunant ne pouvait pas être une pièce historique, mais elle devait questionner notre présent. 3. Quelle forme dramatique et littéraire ? Henry Dunant est un personnage historique. Ecrire une pièce de théâtre sur un personnage « réel » n’a pas nécessairement pour résultat une pièce « historique ». L’auteur a certes une responsabilité supplémentaire vis à vis de son personnage, puisqu’il lui fait tenir des propos qu’il n’a sans doute jamais tenus, mais qu’il aurait pu « vraisemblablement » tenir. La pièce joue sur une marge de liberté, plus ou moins large, entre l’histoire réelle du personnage et sa représentation sur la scène du théâtre. Tout se tient dans cette « vraisemblance » du personnage. La pièce existe par cette tension permanente entre le référent historique et la crédibilité du personnage théâtral. Le choix de la forme dramatique et littéraire est donc déterminant. Différentes solutions se présentaient, par exemple : – des tableaux qui se succèdent, une foule de personnages (le drame historique est un genre théâtral qui a une tradition, surtout ici, en Suisse, au XIXe siècle) ; – sélection d’un moment particulier de la vie d’Henry Dunant, peut-être quelques heures, pendant lequel le personnage central subirait une métamorphose profonde (à Solférino) ; – reprise de l’histoire d’Henry Dunant à partir d’un point de vue particulier : par ex. lorsqu’il se retire à l’hospice de Heiden, tout à la fin de sa vie (il revit sa vie) ; – d’autres pièces seraient possibles : par ex. un spectacle théâtral dans lequel le personnage principal n’apparaîtrait jamais, sorte de récit collectif, vie du fondateur de la Croix-Rouge racontée par des Africains, par exemple, à partir d’une bande dessinée distribuée par le CICR et trouvée par hasard… La pièce, Dunant, a finalement résulté d’un autre choix : elle sélectionne bien une série d’événements de la vie d’Henry Dunant, qu’elle dramatise et concentre ; elle respecte en gros la chronologie de sa vie ; sa forme littéraire combine la scène (on est au théâtre) et le récit (on raconte la vie d’un homme) ; les 7 comédiens et 4 figurants se répartissent les 92 personnages de la pièce selon des ressemblances entre leurs différents rôles. Un bref historique de la genèse de Dunant fera mieux comprendre les choix dramaturgiques : un longue documentation a d’abord été nécessaire pour préparer l’écriture, nourrie par Roger Durand, président de la « Société Henry Dunant ». Un premier chantier, en 1977, n’aboutit à aucun résultat satisfaisant. En 1999, le projet renaît, avec la Compagnie de l’Organon. Un échange s’installe alors entre l’auteur et la metteure en scène, Simone Audemars. Des couches d’écriture successives vont se superposer en plusieurs étapes : 1) la sélection et la dramatisation d’épisodes de la vie d’Henry Dunant (Solférino, la faillite etc.) produisent un énorme matériau proliférant qu’aucune forme littéraire n’unifie ; cependant des trajectoires commencent à se dessiner, notamment le corps-à-corps de Dunant avec son rival Gustave Moynier qui se poursuit à travers la pièce. 2) Un point de vue est choisi, produisant une nouvelle couche d’écriture : la pièce s’écrit à partir de la routine de l’hospice de Heiden où Dunant finit ses jours ; cette vie rythmée par les heures des soins, des repas, du ménage, est devenue le quotidien qui exaspère ce vieillard à la folie latente ; dans l’espace mental de sa chambre tantôt minuscule tantôt à la dimension de l’univers, apparaissent et disparaissent les personnages de son passé mêlés à ceux de son délire, les malades de l’hôpital devenant les figures surgies de son passé ; le vieillard vaniteux et blessé, attelé à la tâche dérisoire de faire reconnaître au monde qu’il fut bien celui-là qui fonda la Croix-Rouge, est incapable de mettre en ordre ses souvenirs éclatés qui lui reviennent de façon anarchique ou déformée ; la chronologie des scènes se bouscule ou fait des sauts, tandis que la routine de l’hôpital revient briser ses élans, mais toujours le spectacle de l’injustice le révolte et lui donne à nouveau la force d’aller au combat. 3) L’écriture achoppe sur la scène de la bataille de Solférino, impossible à représenter au théâtre ; la difficulté est contournée en plaçant la scène de la bataille de Solférino au début de la pièce, tandis qu’apparaissent les trois Vertus théologales, la Foi, l’Espérance et la Charité : avec ces trois figures théologiques, le temps de la pièce se dilate, l’action de la pièce se situe à la fin du Temps où tous les temps se superposent, passé, présent, futur ; les Vertus rendent compte de la « conversion » de Henry Dunant à Solférino, et permettent de faire l’économie de la représentation de la bataille. 4) A part la scène de Solférino placée au début, la pièce suit de nouveau la chronologie de la vie d’Henry Dunant ; de la couche 2 (Heiden) reste l’idée que Dunant n’est plus la vie d’Henry Dunant, mais le rêve, ou plutôt le cauchemar d’Henry Dunant sur sa vie racontée « de l’intérieur » ; les scènes sont toutes en décalage par rapport au « réel » ; les rôles suivent la logique du cauchemar : dans le Métropolitain, à Paris, un Monsieur bien mis est joué par le comédien qui interprète Gustave Moynier, c’est le même comédien qui joue le rôle du Photogr aphe qui fixe pour l’éternité l’image d’Henry Dunant en patriarche (Moynier fut quelque temps photographe, et la photographie joue un rôle dans la pièce) ; autre exemple : deux actionnaires d’Henry Dunant, Humbert et Senn, devenus ses créanciers, se retrouvent sous la forme de deux huissiers, puis de deux clochards, comme s’ils avaient suivi Henry Dunant dans sa chute. 5) Commence enfin une phase de concentration des scènes, souvent brèves, et le travail stylistique : décalage entre le langage des autres personnages et celui d’Henry Dunant nourri depuis son enfance des images poétiques de la Bible, puis créateur de son propre langage lorsqu’il devient le prophète éructant les annonces des catastrophes à venir ; le dialogue théâtral « conventionnel » alterne avec des formes plus éclatées, et les grands monologues lyriques de l’imprécateur de Heiden ; à l’intérieur de la phrase, un rythme, des retours systématiques à la ligne imposent à la pièce un caractère d’urgence. L’auteur : Michel Beretti, auteur de pièces de théâtre et de livrets pour l’opéra contemporain, dramaturge de l’Opéra de Paris de 1986 à 1995, a écrit une quarantaine de pièces ou adaptations jouées sur les scènes suisses, allemandes et françaises. Créations pour la saison 2002-2003 : Philippe Suchard – titre provisoire (représenté dans les anciennes usines Suchard de Serrières-Neuchâtel, Jenny-tout-court (sur la militante Jenny Humbert-Droz, TPR ; Sur Mars, soleil, temps froid (Radio romande) ; Le principe d’incertitude (Théâtre du Grûtli). Bibliographie : Les bruits de la passion, Dames et demoiselles auteur du professeur Amiel (éd. L’Age d’Homme), De la nature des choses (éd. Comp’Act). « Dunant » – les personnages de la pièce La Foi L’Espérance La Charité Henry Dunant Le soldat français Le soldat autrichien Monsieur Dunant, père d’Henry Dunant Madame Dunant, sa mère Emilie Pictet-Pictet, une demoiselle de Genève Gustave Moynier Madame de Gasparin Madame Adrien-Naville, deux dames de Genève Ph. Humbert Ch. Senn, rentiers genevois, actionnaires de la Société des Moulins de Mons-Djemila Abdessalam, un jeune Algérien Nick, régisseur de la Société des Moulins de Mons-Djemila Abbas, un meunier algérien L’homme, un prolétaire La femme, sa femme, prolétaire Le propriétaire Madeleine Brohan, célèbre actrice du Théâtre Français Madame de Galliffet Madame d’Haussenville, deux dames de la haute société parisienne Le comte de Flavigny Deux huissiers L’officier La communarde Léonie Kastner, une riche veuve Rastelli, un mort Le soldat mort Marius Klein, un Juif mort à Auschwitz Emilie, une jeune morte Le monsieur dans le Métropolitain 1er sans abri 2ème sans abri Sœur Elise Bolliger, diaconesse à l’hôpital de Heiden La princesse Wiszniewska, une aristocrate polonaise, militante pacifiste Le photographe La voix d’un orateur à la Conférence de Genève en 1864 Voix de soldats blessés sur le champ de bataille Des musiciens, survivants d’une fanfare militaire déglinguée, costumes disparates Des pauvres – un soldat français – un soldat autrichien – le trompette de Solferino (musicien) – deux délégués à la Conférence de Genève – un secrétaire de la Conférence de Genève – un actionnaire – commissionnaires – passants – la femme endormie – deux soldats blessés – brancardiers – un soldat versaillais – l’employé de la morgue – le public de la démonstration du Pyrophone – voyageurs du Métropolitain – patients de l’hôpital de Heiden (rôles muets) « Dunant » – la pièce scène par scène Scène 1 Eclair du magnésium. Photographie d’Henry Dunant, patriarche de Heiden. Puis monte le cri de la souffrance du monde. Dans l’église de Castiglione, après la bataille de Solférino, peut-être à la fin du Temps, la Foi, l’Espérance et la Charité voient autour d’elles les blessés abandonnés mourir sans espoir. Elles flétrissent la méchanceté des hommes et s’étonnent de voir Henry Dunant entrer dans l’église et panser les blessés. Henry Dunant, rendu incohérent par le spectacle de la souffrance, hésite entre ses affaires et son dévouement aux blessés. Les trois Vertus l’abandonnent, la Charité s’inquiète de le voir submergé par la douleur du monde. Scène 2 En famille. Le père d’Henry Dunant reproche à son fils de n’avoir toujours ni épouse, ni métier. Son épouse temporise : elle veut encore garder pour elle son enfant. Emilie, une jeune demoiselle de Genève, assiste à la scène, gênée. Scène 3 A Genève, les dames de charité de la Haute Ville se rendent au faubourg pour faire la charité. Madame de Gasparin s’interroge sur l’étrange sentiment de la pitié. Le jeune avocat Gustave Moynier calcule la formule générale de la pauvreté, mais le jeune Henry Dunant se lance dans une éblouissante improvisation sur l’investissement de capitaux dans les colonies qui assurera la prospérité universelle et l’avenir de la charité. Scène 4 En Algérie, Henry Dunant fait poser, moyennant finances, un jeune Arabe qui ressemble selon lui à un personnage de la Bible. Survient son régisseur Nick et un meunier algérien venu réclamer une indemnité. Après des atermoiements, Henry Dunant finit par payer, sur l’insistance de Nick, sous le regard ironique du jeune homme. Scène 5 A Castiglione, non loin de Solférino, la Foi, l’Espérance et la Charité attendent l’entrée d’Henry Dunant dans l’église. En un langage cru, elles évoquent l’étrange passion d’Henry Dunant pour la Charité. Scène 6 A Genève, un repas dans la Haute Ville. A table, Henry Dunant ne cesse de parler de l’horreur de la bataille de Solférino, qui s’est déroulée depuis deux ans déjà. Visibles pour lui seul, des soldats morts lui apparaissent. Les paroles de Dunant choquent les convives dégoûtés, du coup la conversation bascule : deux actionnaires de Dunant l’agressent car ils ne touchent pas leurs dividendes, la jeune Emilie tient des propos inconvenants sur Genève et sur le sexe, le repas s’achève dans la confusion. Scène 7 Gustave Moynier, qui vient de lire Un Souvenir de Solférino, invite chez lui Henry Dunant dont le livre remporte un éclatant succès en Europe. Gustave Moynier montre des photographies dont il est l’auteur à Henry Dunant qui les projette dédaigneusement. Gustave Moynier comprend qu’Henry Dunant ne sait pas comment réaliser son idée. Il a l’intuition que sa propre vocation n’est pas dans la photographie, mais réside dans le livre de cet homme qu’il hait. Scène 8 Les coulisses de la Convention de Genève. Pour lui reprocher ses propositions imprudentes, son manque de sens pratique et de diplomatie, Gustave Moynier a entraîné Henry Dunant dans une antichambre où de nombreux seaux hygiéniques attendent les délégués des Etats pris d’un besoin pressant. Par la porte entrouverte, on entend les orateurs qui se succèdent à la tribune. A la stupéfaction de Gustave Moynier, la Convention vote les propositions d’Henry Dunant, mais ce dernier veut toujours plus. Scène 9 Henry Dunant a fait faillite, ruinant sa famille. Des huissiers vident la maison familiale. Un des associés d’Henry Dunant, ruiné, l’accuse. Son père le chasse, sa mère le supplie de ne plus revenir. Henry Dunant, effaré, ne sait où aller. Scène 10 Paris. Henry Dunant loge dans un galetas misérable. Gustave Moynier a réussi à le retrouver pour lui rendre son buste en plâtre qu’il a fait retirer de l’Expo. universelle. Moynier accuse son double d’être un faussaire et un escroc ; il brise le buste : il n’y a jamais eu d’Henry Dunant. Scène 11 Henry Dunant rentrant dans son galetas dont il n’a pu payer le loyer le trouve occupé par un couple de prolétaires en pleine dispute. L’homme bouscule Dunant, inadapté à la misère. Dunant découvre la violence de la société : tous contre tous. Il essaie d’amadouer le propriétaire en évoquant de mirifiques bénéfices à venir, finit par payer. Le propriétaire chasse les prolétaires dans la ville enneigée. Scène 12 La ville, une nuit d’hiver. Henry Dunant soliloque sur son sort misérable, à côté d’une femme endormie. La femme s’effondre, morte. Henry Dunant interpelle les passants qui ne s’arrêtent pas. Scène 13 C’est la guerre de 1870 entre la Prusse et la France. A la Comédie-Française, Henry Dunant a de nouveau le beau rôle, partout invité et fêté dans la bonne société parisienne. Il se dépense et dépense sans compter pour les blessés et les réfugiés. Sur la scène du théâtre, il vante les mérites d’un nouveau pansement. Aux huissiers venus réclamer une dette impayée, il assure que son affaire de pansement révolutionnaire lui rapportera une rente rondelette. Scène 14 Paris est à feu et à sang, Versailles réprime la Commune dans le sang. Deux dames sollicitent le parrainage d’Henry Dunant pour une ambulance chic. Une Communarde blessée est amenée. Abandonnant son rôle de dandy, Dunant prend sa défense : elle est blessée, donc intouchable. L’officier fait tuer la Communarde. Scène 15 Une morgue. Les morts regardent passer Henry Dunant et l’écoutent. Dunant refuse l’inéluctable évolution des choses vers l’égoïsme universel. Fascinée, Léonie Kastner, une riche veuve, l’écoute. Scène 16 Henry Dunant fait la promotion publique du Pyrophone, un instrument de musique bizarre fonctionnant au gaz de ville, invention du fils de sa bienfaitrice, Léonie Kastner. Sa démonstration est un fiasco. Léonie Kastner lui demande de partir avec elle en Italie : il ne comprend pas qu’elle l’aime. Scène 17 Naples. Sur la terrasse d’un hôtel de luxe, Henry Dunant et Léonie Kastner attendent le lever du soleil sur la baie de Naples. Dunant gâche tout et ressasse ses malheurs. Mme Kastner débat avec lui de la charité et de la justice. Lassée de le sauver de lui-même, elle l’abandonne. Scène 18 Dans le métro à Paris. Henry Dunant, misérable, apostrophe un monsieur qui ressemble, prétendil, à Gustave Moynier. Deux clochards se battent, Dunant veut les séparer, les deux clochards se retournent contre lui. Au milieu des voyageurs indifférents, Dunant prophétise : il a la vision de l’avenir sanglant qui attend l’humanité. Scène 19 L’hôpital de Heiden. Henry Dunant, en proie à son délire de persécution, refuse les honneurs dont le monde entier le couvre. Il est une légende. On veut le fixer pour l’éternité dans la photographie du patriarche de Heiden à la toque et à la barbe blanche. La photographie sera floue : il regimbe, il est toujours en mouvement. Retour à la scène 1 : à cette seconde d’aveuglement où l’éclair du magnésium éclate. « Dunant » – Scène 6 Madame Adrien-Naville reçoit : à table, Gustave Moynier, madame de Gasparin, messieurs Ph. Humbert et Ch. Senn, Emilie PictetPictet, Henry Dunant. Emilie Pictet-Pictet – Oh, de la soupe à la tomate ! Madame Adrien-Naville – En ce temps-là, c’était un enthousiasme universel pour la Botanique. Gustave Moynier, jovial – J’adore la soupe à la tomate. Pas vous, Dunant ? Henry Dunant ne dit rien. Madame Adrien-Naville – Nous allions herboriser, à une quarantaine de dames et de demoiselles. Emilie Pictet-Pictet – Moi, je ne peux plus, le souffle me manque. Madame Adrien-Naville – Les plantes sont des amies que l’on retrouve avec plaisir (elle jette un regard de côté vers Henry Dunant) bienveillantes, et toujours égales. Emilie Pictet-Pictet – Pourquoi les plantes ne pourraient-elles pas souffrir comme nous ? Elles réagissent à la lumière du soleil, comme nous elles pourrissent ! J’ai rêvé que j’étais au sommet d’une montagne, je voulais cueillir la Fétuque pubescente et le Delosperma vulgaire, mais je marchais sur des ossements humains, qui tombaient en poussière à mesure que je les foulais. Très léger temps. Henry Dunant relève la tête, et regarde fixement un point dans le vide. Madame Adrien-Naville – Mais laissons là la Botanique. Emilie Pictet-Pictet, à Henry Dunant – Vous avez une tache rouge au côté. Henry Dunant, machinalement – Ce n’est rien. Je ne suis pas blessé. Emilie Pictet-Pictet – On dirait que vous saignez. Madame Adrien-Naville – Emilie, reprenez de la soupe. Henry Dunant – Ce n’est pas mon sang. Comme s’il continuait une conversation : Ces nouvelles balles coniques font éclater les os. Là où la balle est entrée, il y a juste un petit trou rond, mais de l’autre côté, ce sont des entonnoirs de chair, des esquilles d’os, la capote, la chemise, les chairs et le sang, la terre, la boue, un indéfinissable mélange où les vers se sont mis… Ah ! on peut dire que l’homme déborde d’imagination lorsqu’il s’agit de faire du mal à son prochain ! Temps. Gustave Moynier – Depuis deux ans, Dunant saigne du sang des autres. Madame Adrien-Naville – C’est ridicule ! Monsieur Dunant s’est taché avec de la soupe à la tomate ! Allez donc vous nettoyer ! Gustave Moynier – Surtout pas ! Dunant tient à ses taches. Le trompette de Solferino porte son clairon à ses lèvres. Henry Dunant fait le geste de chasser une mouche. On le regarde. Le trompette de Solferino disparaît. Madame Adrien-Naville – Ce matin, j’ai croisé le professeur Amiel… Emilie Pictet-Pictet – Un mutilé. Léger temps. Henry Dunant lève la tête et la regarde. Chaque fois qu’on parle du professeur Amiel, je pense à un mutilé. Henry Dunant – Vous ne savez pas ce que vous dites, mademoiselle ! Savez-vous ce qu’est une mutilation, avez-vous jamais vu un mutilé ? Emilie Pictet-Pictet – J’en vois tous les jours. Gustave Moynier – De la langue ! Je ne sais si je préfère la langue de veau avec des câpres, ou en sauce, et vous, Dunant ? Emilie Pictet-Pictet fait “pouah”, ce qui lui vaut un regard sévère des deux dames. Henry Dunant – La langue. Sa langue sortait démesurément de sa mâchoire fracassée, je trempai une poignée de charpie dans un seau, je pressai l’eau sur cette langue durcie, dans cette ouverture informe qui remplaçait sa bouche... Temps. Le trompette de Solferino porte son clairon à ses lèvres. Madame Adrien-Naville – Ah, taisez-vous donc, monsieur Dunant, nous ne pourrons plus rien avaler ! Gustave Moynier – Et puis vous nous l’avez déjà raconté. Ch. Senn – Vous allez vous promener en Italie, en touriste… Ph. Humbert – … aux frais de vos actionnaires. Pourtant, votre idée de vendre votre blé algérien aux armées françaises… Ch. Senn – … fameuse ! C’ était une affaire juteuse… Ph. Humbert – Et vous ne parlez pas de vos moulins ! Ch. Senn – C’est que nous avons de l’argent dans vos moulins. Henry Dunant – Mes moulins ! Que voulez-vous qu’ils fassent, mes moulins ? Ils moudent ! Madame Adrien-Naville – Eh bien nous allons parler d’autre chose, (regardant Dunant) de quelque chose de gai. De la peinture de fleurs... Emilie Pictet-Pictet – Et de l’Astronomie, de l’Archéologie, de l’Agronomie, de la Numismatique, de la Chimie, mais ce qui importe surtout, c’est la Physique, c’est la Physique ! Elle éclate d’un rire suraigu et se met à tousser. Le trompette de Solferino porte son clairon à ses lèvres. Sur la table, le soldat français mort transperce le ventre du soldat autrichien mort qui le saisit dans ses bras. La tête du soldat autrichien mort se pose doucement sur l’épaule du soldat français mort, sous le regard du seul Dunant. Madame Adrien-Naville – Voyez à quel point vos propos inconvenants troublent la sensibilité de cette jeune fille ! Emilie Pictet-Pictet, hoquetant, entre le rire et la toux – La Physique, la Physique ! Henry Dunant – Cette petite hystérique interprète tout de travers ! Gustave Moynier, jovial, à Dunant - Reprenez donc de la viande, elle est excellente, juste à point, bien saignante. Henry Dunant – Je ne mange plus de viande. Madame Adrien-Naville – Monsieur Dunant, je pense que vous pourriez vous abstenir de ce genre de commentaire ! Henry Dunant – Ai-je dit quelque chose de scabreux, madame, en convenant que je ne mange plus de viande ? Il jette sa serviette sur la table. Ah ça, on ne peut plus rien dire chez vous. Emilie Pictet-Pictet, un mouchoir sur la bouche, à Henry Dunant – Nous faisons de la peinture de fleurs, toutes ensemble, nous bavardons, nous nous amusons, nous jouons aux charades, à la marelle, nous faisons du théâtre de société, et puis nous buvons de la tisane, des litres et des litres de tisane, nous trempons un biscuit dans notre tisane… Elle éclate de rire, tousse. Le soldat français mort laisse doucement glisser le soldat autrichien mort qui se couche sur la table, juste devant Henry Dunant. Un jour, l’une d’entre nous disparaît de notre groupe, parce que ses parents et ceux de son fiancé ont comparé leurs livres de caisse –– le reste, c’est une question de politesse, n’est-ce pas ? –– et puis vient l’heure de la soupe à la tomate ! Madame Adrien-Naville – Voulez-vous vous taire, Emilie ! Ph. Humbert – Le Docteur Appia a casé le brancard qu’il a inventé, et Philippe Suchard, qui était à Solferino lui aussi, comme vous, Suchard a vendu son chocolat à l’armée ! Vous voyez l’Empereur, et vous ne parlez ni des chutes d’eau, ni des terres, ni des moulins en Algérie ! Ch. Senn – Vous lui parlez de vos blessés ! Est-ce qu’ils vont enfin nous rapporter du 10%, vos blessés ? Henry Dunant – Est-ce ma faute si ce soldat, à genoux devant l’autel, a élevé ses mains vers moi ? Pourquoi ce soldat a-t-il élevé ses mains vers moi ? Parce que j’étais vêtu de blanc ? Au moment où j’allais le prendre dans mes bras, il tomba, et de son crâne ouvert, la cervelle s’écoula sur les marches de l’autel. C’est ainsi. Qu’y puis-je ? Est-ce pour cela que j’avais fait tout ce chemin ? Pour ce spectacle de morts en sursis ? Etais-je fait pour ce rôle ? Madame Adrien-Naville – Allez-vous parler d’autre chose que de cette fichue bataille ! Ça fait deux ans qu’elle eu lieu ! Henry Dunant – Deux ans, madame, trois ans ? Non ! La bataille se déroule toujours, en ce moment, en ce moment ! Quand la scie mordit dans l’os, et que la jambe pourrie, noire de gangrène, tomba, tandis que le soldat, solidement maintenu par trois de ses camarades, riait, fou de douleur, et s’évanouissait enfin, ce n’était pas il y a deux ans... Déjà, déjà les plaies grouillaient d’asticots, les mouches prenaient place au festin, des myriades de mouches qui –– Emilie Pictet-Pictet – Les sept plaies d’Egypte… Madame Adrien-Naville, se levant – Monsieur Dunant, vous n’êtes plus le bienvenu ici. Gustave Moynier – Mais vous y étiez, vous, Dunant, vous l’avez vue, cette amputation ? Les soldats morts sont immobiles sur la table. Madame Adrien-Naville et ses invités sortent, à l’exception de Gustave Moynier qui est resté assis, d’Henry Dunant qui n’a pas fait un geste, et d’Emilie Pictet-Pictet qui finit de reprendre sa respiration. Emilie Pictet-Pictet, à Henry Dunant – Il y a des fois où cette ville maudite, cette ville peuplée de mutilés d’une bataille qui n’a jamais eu lieu, cette ville donne envie de hurler n’importe quoi, bite con couille ! Henry Dunant – Taisez-vous, mademoiselle, taisez-vous ! Vous auriez dû vous taire, au lieu de parler à tort et à travers de choses, de choses inconvenantes, dont vous n’avez même pas encore idée ! Emilie Pictet-Pictet – Avez-vous regardé en cachette de vos parents le dictionnaire médical ? (elle le regarde) Oui.. Je ne connaîtrai jamais que les pages du dictionnaire médical. Sauriez-vous m’écrire un poème d’amour ? Un poème qui n’aurait pas la forme d’un bilan ? Henry Dunant, distrait – Je ne m’y connais pas en poèmes d’amour. Emilie Pictet-Pictet – A quoi bon, d’ailleurs ? Si vous osiez me parler d’amour, je vous répondrais Philosophie. Si je me hasardais à vous parler d’amour, vous me répondriez Charité. « – La Charité, monsieur Dunant, la Charité, laissez donc les gens raisonnables s’en occuper ! » Ces crétins chuchotent dans votre dos : « – Ce pauvre Dunant couche avec la Charité. » Oh, moi je vous comprends ! Comme je vous comprends ! Entre cette ville et moi, c’est une guerre à mort. Je hais cette ville. Je hais cette ville d’une haine mortelle. Elle tousse, regarde son mouchoir rouge de sang. Et c’est la ville qui a gagné. Elle s’éloigne. Henry Dunant – Si on avait su plus tôt, si on était intervenu avant, on aurait pu la sauver. Emilie Pictet-Pictet, se retourne – C’est gentil. Mais c’est trop tard. Elle sort. Alors, n’est-ce pas, il faut bien qu’il y ait la Botanique. Et la peinture de fleurs. Gustave Moynier – Vous n’étiez pas là, Dunant. Vous n’êtes arrivé à Castiglione qu’après la bataille, le lendemain 25 juin. Vous êtes un faussaire. A Solferino, vous n’avez rien vu, rien du tout. Cette amputation de la jambe que vous nous racontiez à table, vous ne l’avez pas vue. C’est le docteur Appia qui y assistait, et qui vous l’a relatée. Henry Dunant – ... Sa jambe... On aurait pu lui sauver sa jambe. A quoi servent les images ? Soient 3 images. (On pourra les présenter, d’abord sans les légendes, et les décrire.) 1. La photographie d’une femme, une mère, avec deux enfants, pendant une des guerres des Balkans (photo d’Alexandra Boulat). Le visage de la mère est angoissé, l’un des deux enfants semble terrorisé, l’autre paraît hébété. 2. La photographie d’un dessin d’enfant bosniaque. L’enfant a dessiné ce qu’il a vu : des hommes et des femmes, atteints par les balles des miliciens serbes, baignent dans leur sang. 3. Une photographie d’amateur. Septembre 2001. Par sa fenêtre, une femme regarde les tours du World Trade Center en feu, elle téléphone. L’écrivain Primo Levi, survivant d’Auschwitz, écrivait que la différence avec le monde d’hier – le monde des camps de concentration, le sien – réside en ce que, aujourd’hui, « n’importe qui peut savoir tout sur tout ». Une journaliste française est en Tchétchénie, que le gouvernement russe ferme aux étrangers. Elle a caché un appareil photographique, elle photographie ce qu’elle voit : les blessés que les Russes ont achevés dans les hôpitaux, les corps torturés… Les photos ne sont pas bien cadrées, on sent sa hâte, sa peur. Cette femme était là . Ses photos témoignent où personne ne peut témoigner. L’enfant de Sarajevo a dessiné le massacre auquel il a assisté. Imaginez que la photographie représente de vrais cadavres, et non les dessins d’un enfant. Par exemple une bataille. Comment est-ce qu’on raconte une bataille (exemple d’Henry Dunant, dans Un Souvenir de Solférino) ? ? Comment est-ce qu’on représente une bataille ? Au cinéma, dans la bande dessinée, au théâtre ? Qu’est-ce qu’une image montre, et qu’est-ce qu’elle ne montre pas ? Qu’est-ce qu’une image peut montrer ? Qu’est-ce qui a fait agir Dunant à Solférino ? Aujourd’hui, sauf dans de rares cas, le spectacle de la souffrance nous parvient à distance, par le canal de la télévision ou des journaux. Au début du XXe siècle, la militante pacifiste Séverine disait la même chose que Primo Levi : avec le progrès technique, l’appel d’Henry Dunant après la bataille de Solférino aurait été relayé par le monde entier. Trois ans se sont passés entre la bataille et la parution du livre d’Henry Dunant. Croyezvous que le progrès technique permet de réagir à une tragédie humanitaire ? On voit souvent des images de violence. Y a-t-il une violence de l’image ? Vous sentez-vous agressés par certaines images ? Comment réagissez-vous lorsque vous voyez des images très dures à la télévision ? Quelles impressions avez-vous ressenties en revoyant sans cesse les mêmes images des deux tours de New York en feu ? Pensez-vous qu’une image chasse l’autre ? Qu’une accumulation d’images affaiblit le pouvoir qu’elles ont de nous indigner ? A quelles conditions le spectacle de la souffrance à distance, par médias interposés (la télévision, les journaux), est-il moralement acceptable ? Que signifie pour vous, devant ces 3 images, le mot « neutralité » ? Est-ce que l’une de ces images vous ferait agir ? Est-ce qu’une image vous ferait agir ? Qu’est-ce qui vous ferait agir ?