-1- Créativité et Neurobiologie Notes de cours : à propos d’Elkhonon Goldberg ------------------------------------------------------------------------------------------- Introduction Après nous être attardés sur les aspects psychanalytiques et psychologiques de la créativité avec Winnicott, Zarifian et Cyrulnik, nous allons nous arrêter sur la question de la créativité d’un point de vue neurobiologique. Plus précisément, nous allons être à l’écoute de chercheurs tels que Godlber, Ramachandran et Greespan. Un modèle qui prévaut depuis la naissance de cette discipline est celui des NNN (c’est-à-dire non aux nouveaux neurones). Pendant longtemps le monde scientifique a opté pour un modèle statique. Il y eu longtemps cette idée que le monde de l’enfance s’associait à un grand potentiel. Mais au fur et à mesure que le sujet veillissait, le cerveau se désagrégeait, et la perte des neurones devrait malheureusement laisser place à une sorte de résignation face aux possibilités d’apprentissage. Cette conception est aujourd’hui caricaturale ! Nous verrons que la notion de créativité n’implique pas nécessairement un cerveau « en parfait état ». L’acte créateur semble ainsi échapper en partie à la détérioration neurologique et sous certaines conditions comme le démontre Goldberg (2007). Dès lors, la notion de créativité ne s’inscrit ni dans une antithèse (l’enfant serait très créatif, la personne âgée sclérosée) et ni dans une norme (la créativité correspondrait à un cerveau sain). Au contraire, il semble bien que des notions comme celle de l’originalité, d’invention, échappent à tout idéal ou perfection quant au fonctionnement cérébral. Une bonne santé du cerveau n’est pas nécessairement synonyme d’une vitalité créative. Dégénérescence de l’hémisphère gauche Dans nos sociétés occidentales, les neurologues ont constaté que l’hémisphère gauche tire un bénéfice toujours plus croissant au fur et à mesure que le sujet se développe. Il se complexifie et permet des actes mentaux de plus en plus variés, alors que l’hémisphère droit tend à décliner davantage (Goldberg, 281). La question est bien alors de savoir pourquoi l’hémisphère gauche résiste ainsi à l’érosion ? La conclusion est simple : dans nos sociétés occidentales les individus font le plus souvent recourt à l’hémisphère gauche pour répondre aux exigences sociales et -2professionnelles. Ainsi, comme nous le verrons, l’activité cérébrale (de l’esprit) protège ainsi le cerveau, en d’autres termes, elle créée une neuroprotection. Le cerveau gauche implique, principalement,1 des actes et des procédures acquises, il est le substrat à des processus cognitifs comme celui du langage et de la logique, alors que l’hémisphère droit est associé aux résolutions de problèmes, à l’intuition, ou encore à la créativité. Ainsi, toute personne placée, devant une difficulté, ou un obstacle, voire un apprentissage nouveau, fera recourt aux compétences siégeant essentiellement dans l’hémisphère droit. C’est pourquoi, avec l’âge, l’hémisphère droit est de plus en plus délaissé, puisque la personne adulte s’appuie en principe sur des acquis et tend à se confronter de moins en moins à la nouveauté. Dès lors, il faut admettre que la pratique de certaines activités et le rapport qu’entretient l’individu avec son milieu ont des conséquences directes sur le cerveau. L’influence de l’environnement Il est clair que chaque être humain crée un relation personnelle à son environnement. Je peux porter des jugements sur l’architecture de ma ville, sur la musique que j’écoute, les œuvres que je vois, les émissions de télévision. Mais d'un autre côté, mes appréciations sont influencées par ma culture. Dès lors, ma manière de percevoir le monde est une perception nourrie de valeurs communiquées par ma langue, ma famille et les institutions de mon pays. Il est donc indéniable que tout en chacun est déterminé par la culture à laquelle il appartient. Néanmoins, chacun est libre de faire des choix. Ainsi, l’enfant à une certaine marge de manœuvre, lors de son développement, pour prendre des décisions et élaborer des stratégies personnelles. Pendant longtemps les sciences de l’éducation ont nourri le débat concernant la part qui est dévolue à l’influence de la culture (en d’autres termes le milieu social de l’enfant) et celle qui ressort de la prédisposition génétique. La grande question était posée de manière très tranchée : culture ou nature ?! En d’autres termes, la problématique s’énonçait de cette façon : un enfant très intelligent l’est-il à cause de son milieu familial ou alors à cause d’une prédisposition génétique ? Aujourd’hui le débat n’a plus vraiment de sens. Les neurobiologistes ont constaté que si des grands précablages neuronaux sont bien déterminés génétiquement, de grandes aires du néocortextes sont, elles, destinées, à se laisser former par le milieu. Quoi qu'il en soit, des expériences démontrent nettement que l’environnement a une influence déterminante sur le cerveau. Par exemple, des souris plongées dans un 1 L’exemple, en termes dichotomiques permet de mettre en évidences les fonctions respectives pour chaque hémisphère. En principe chez un sujet sain, les deux hémisphères sont en sollicitées lors de tâches spécifiques comme la création, le réflexion, etc. mais par contre, la plupart des neurologues admettent des aires de spécialisations pour chacune des hémisphères. -3milieu riche en jouets (roues, tunnels, etc.) manifestent un taux de 15% de nouveaux neurones dans l’hippocampe par rapport à des souris livrées à elles-mêmes (Goldberg, 2007, p. 270). Cette simple expérience permet d’envisager que chez l’homme le phénomène soit reproductible. L’influence d’exercice et de pratiques cognitives Si donc le cerveau des souris est sensible au milieu, certains chercheurs ont voulu, dans le même sens, démontrer que le contexte de vie pouvait modifier celui d’un individu. Ainsi, les premières découvertes de ce type ont démontré que des pratiques professionnelles ou cognitives pouvaient changer la grandeur de certaines structures cérébrales. En effet on a trouvé chez des chauffeurs de taxi londoniens que les « hippocampes » étaient particulièrement grands dans ce corps de métiers. Cette structure cérébrale est importante pour la mémoire. Les chauffeurs de taxi font recourt à leurs hippocampes pour se remémorer les rues, et élaborer leur carte cognitive (Goldberg, 2007, p. 273). À partir de là, il était possible de tout imaginer : des disciplines comme la musique, le théâtre, la pratique des langues, etc. ne pouvaient-elles pas influencer la configuration du cerveau ? En effet, des chercheurs ont pu retrouver le même phénomène chez les bilingues, qui ont le gyrus angulaire de l’hémisphère gauche hypertrophié (Goldberg, 275). Chez les musiciens, la différence qui se manifeste d’avec le reste de la population, se retrouve au niveau du gyrus de Heschl. Les personnes âgées et la création S’il est bien entendu que la dégradation neurologique est une réalité inévitable au fur et à mesure que la personne vieillit, il n’y pas de corrélation évidente entre cette « déprédation » et la qualité des actes mentaux comme ceux de la créativité. Ainsi l’âge avancé (donc un cerveau qui serait sensé être dans une phase ascendante), n’empêche nullement la personne de réaliser de grandes œuvres tant au niveau artistique que politique ou scientifique. Voyons tout d’abord quelques personnalités qui ont créé durant leur vieillesse. Goethe (1749-1832) va réaliser la première partie de Faust à l’âge de cinquante-neuf ans, mais la deuxième, à huitante-trois ans. Antonio Gaudi (1852-1926), est un «architecte catalan. Qualifié de modernisme, son travail a marqué de façon durable l'architecture de Barcelone. On lui doit notamment le Palais Güell inscrit au patrimoine mondial de l'UNESCO. »2 Il commence son œuvre relativement jeune (Cathédrale de la 2 Wikipedia.org -4Sagrada Familia à Barcelone). Mais le sommet de sa création il l’atteint à l’âge de septante-quatre ans. S’il n’avait pas été renversé par un tram, il aurait certainement poursuivi et parachevé son œuvre. Une artiste qui aujourd’hui marque le monde de l’art contemporain est Louise Bourgeois. Née en 1911, c’est seulement à l’âge de cinquante-neuf ans que l’on s’intéresse à son travail artistique. Ces dernières années, de nombreuses expositions lui ont rendu hommage. Aujoud’hui, à nonante-sept ans, elle continue à dessiner dans son lit. Du côté de la science, le chercheur Norbert Wiener (1894-1964) publie à cinquante-quatre ans son ouvrage « Cybernétique », mais l’un de ses livres le plus remarqué, « God and golem Inc », est publié alors qu’il a septante ans. Du côté des sciences humaines, nous pouvons penser également à des personnalités comme Piaget (1986-1980), qui reste actif jusqu’à la fin de sa vie. Il dirigera le Centre International d'Épistémologie Génétique jusqu’à sa mort, institution qu’il a fondée alors qu’il avait cinquante-neuf ans. Il continuera d'ailleurs d’enseigner la psychologie à l’Université de Genève alors qu’il a plus de septante ans. Nous pouvons également penser à Jung (1875-1961). Ce psychologue victime d’un infarctus à l’âge de soixante-neuf ans, fait l’expérience d’une NDE3, (Near Death Experience), ce qui l’amène à publier toute une série d’ouvrages fondamentaux. Du côté du monde politique Golda Meir (1898-1978) qui a participé à la création de l’État d’Israël, sera le quatrième premier ministre d’Israël (1969-1974) à l’âge de septante et un ans. Nous pourrions élargir la liste indéfiniment avec Matisse (1869-1954) Picasso (1881-1973), Chagall (1887-1985). Dès lors, la question se pose : la constitution neurologique de ces personnalités serait-elle exceptionnelle ? Ou auraient-elles hérité d’un patrimoine génétique particulier ? Il semble plutôt que parmi les facteurs responsables de cette créativité, celui de l’attitude de ces artistes face à leur vie, à la culture de leur temps et à leurs ressources soit le plus important. La démence et la créativité Mais les recherches sur le cerveau ont abouti à des conclusions encore plus étonnantes. Un certain nombre d’artistes et d’hommes politiques ont sombré dans des maladies du type Alzheimer tout en continuant à produire des œuvres importantes. Dès lors, la destruction lente et progressive de cellules nerveuses dans le cas de maladies neurodégénératives, ne signifie pas pour autant, comme nous le verrons un désastre cognitif et créatif. Les notions de compétences créatrices et intellectuelles sont de vastes notions (on rejoint les intelligences de Gardner). De telles facultés semblent réparties dans des zones profondes du cerveau et à différents niveaux et emplacements. 3 Expériences de Mort Imminentes -5Si donc des artistes ont continué à créer même en étant atteint d’Alzheimer, Goldberg (2007, p. 67) peut affirmer que notre culture a progressé, non seulement grâce à des bien-portants, mais aussi grâce à des personnes « malades ». La démence n’est donc pas la perte de l’esprit. Arrêtons-nous sur quelques exemples. Un artiste comme4 Eduardo Chillida (1924-2002), mort à septante-huit ans était atteint déjà d’Alzheimer certainement à l’âge de soixante-six ans. Ceci ne l’a pas empêché, durant les dix dernières années de sa vie, de produire des sculptures ayant des qualités esthétiques indéniables. Le même cas se retrouve avec le peintre de Kooning (1904-1997) qui est mort à l’âge de nonante-trois ans. A soixante-six ans il présente de sérieuses pertes de mémoire. Dix ans plus tard son expression artistique change. L’artiste, conscient de ce changement, produisit durant les vingt dernières années de sa vie une œuvre d’envergure. Sur le plan politique, Ronald Regan et Boris Eltsine ont été atteints par des démences alors qu’ils gouvernaient. On peut critiquer leurs positions politiques respectives, mais, quelles que soient leurs stratégies mises en place ils arrivèrent à assumer leur charge jusqu’au bout. Leurs compétences leur donnèrent suffisamment de légitimité pour conserver leur statut politique. Ces facultés exceptionnelles qui permettent à la personne de mener une œuvre jusqu’à son terme alors qu’elle présente des signes de démence, nous renvoient à deux aspects essentiels sur le plan éducatif : l’environnement et l’entraînement de la personne à des tâches cognitives. La créativité et la lutte contre le déclin neurologique Une question5: qu’est-ce qui a permis à ces personnalités de lutter contre le déclin neurologique ? Pour Goldberg, ses personnes se sont constitué un riche « système de reconnaissances des formes » en d’autres termes, elles ont su et pu élaborer des modèles cognitifs. Pour l’auteur la reconnaissance des formes6, est une capacité importante. L’individu peut analyser la réalité, un problème (événements, émotions, etc.) en fonction d’un répertoire de formes afin de classer les éléments du monde. Si l’on me demande de décomposer une pomme à l’aide d’une forme simple, et avec une couleur, je vais proposer un rond rouge. Car je classe ma perception (celle de la pomme), dans les formes géométriques (rond) et dans une gamme de couleurs (vermillon). D’une manière plus complexe, un levé tardif éveille en moi de multiples signaux d’alarme. Si je 4 cf. Goldberg, 2007, p.68. 5 Goldberg p. 85. 6 Je présume que l’auteur a dû s’inspirer de la psychologie de la forme et de la Gestalt-therapie. -6suis en retard, l’image de mon employeur amène toute une série d’idées qui sont elles, classées, déjà dans les aspects négatifs de mon existence. Ensuite, il peut advenir toute une série de réponses (être malade, formuler de plates excuses, inventer un accident), réponses que je vais classer comme efficientes ou abracadabrantes. Quoi qu'il en soit, le cerveau est, chez les mammifères de toutes les espèces qui savent apprendre, prédisposé à classer et à reconnaître les formes. Anciennes formes nouvelles formes La routine La routine signifie l’habitude. On a l’expression suivante qui nous donne une indication sur le sens qu’il faut attribuer à l’idée de formes : « on s’attache aux formes plutôt qu’au fond ». Il faut aller donc au fond des choses pour redécouvrir d’autres formes. Là se trouvent des solutions. Car c’est bien sous le signe de la nouveauté que se place la créativité. En 1920, le psychologue Karl Duncker réalisa une expérience qui démontra toute l’importance des « schèmes » dans la recherche de solutions. Elle consistait à placer sur une table différents objets et une boîte d’allumettes à l’intérieur de laquelle étaient entreposées des punaises. La consigne était la suivante : utiliser les éléments mis à disposition pour placer une bougie verticalement sur un mur. Quand les punaises étaient à l’intérieur de la boîte d’allumettes, les sujets avaient plus de difficulté à trouver la solution que lorsqu’elles se trouvaient à l’extérieur de la boîte. Car la solution était bien de punaiser la boîte contre le mur (donc d’utiliser la boîte comme support et non pas comme contenu) et d’y poser la bougie dessus. Il y a donc, dans cette expérience, une configuration (une forme) qui souligne l’habitude. La boîte d’allumettes avec les punaises fait référence à des schèmes connus pouvant faire obstacle à la flexibilité de la pensée. On voit la boîte uniquement avec sa fonction, celle de contenir des objets. Ainsi, les anciens savoirs font souvent obstacle à la nouveauté. Non pas il faille refuser les connaissances transmises qui s’assimilent à partir d’exercices répétés, mais le processus de créativité exige la mise entre parenthèses de ses acquis (savoirs, préjugés) le temps de l’innovation ! Regardez sous un angle différent En quoi l’art pourrait être vu comme neuroprotecteur ? En quoi cette discipline peut favoriser l’apparition de symboles et générer un nouveau regard sur le monde? Le problème dans toute pratique créatrice est celui d’être prisonnier de fonctionnements appris et d’habitudes, en d’autres termes, d’anciennes formes. La pratique artistique -7requiert donc cette capacité à lâcher prise au bon moment, pour être réceptif à l’émergence de nouvelles images et de configurations inédites. En outre, pour Goldberg (2007, pp. 289-290), l’art est vu comme une sorte de dilapidation. Comme une manière, totalement gratuite, d’éprouver son esprit. L’art fait appel à de nombreuses ressources et multiples niveaux sensoriels, cognitifs et affectifs (son, vision, formes, structures, sentiments, émotions). Une pratique artistique mobilise non seulement une structure cérébrale précise, mais l’ensemble du cerveau. Par exemple, l’auteur fait un parallèle (Goldberg, 2007, p. 291) avec la pratique du sport. La mobilisation de tout le corps stimule des organes comme le cœur, les poumons, les muscles, etc. De même, l’art fait travailler l’ensemble de l’esprit. C’est pourquoi Goldberg peut dire : « Je suggère que la fonction sociale de l’art est d’offrir de l’exercice à l’esprit et aux sens, et par là de stimuler l’intelligence de façon inconditionnelle, sans lien avec la moindre tâche particulière ». (p. 291) Conclusion Plusieurs conclusions s’imposent : premièrement, la créativité n’est de loin pas corrélée avec l’idée de santé ou de perfection. On pourrait même s’engager sur une hypothèse inverse que l’on formulera sous forme de question : la dégénérescence cellulaire n’aurait-elle pas au contraire renforcé et stimulé la créativité des artistes mentionnés ci-dessus ? Pressentant de manière plus ou moins intuitive leur trouble, ceuxci n’ont-ils pas redoublé de stratégies intérieures pour parachever leurs œuvres ? Dans l’affirmatif on retrouve la notion de résilience. Deuxièmement, l’intérêt de considérer la pratique artistique comme un moyen de faire recourt à l’ensemble des facultés cérébrales, milite dans notre cas, en faveur d’une pédagogique holistique. L’éducation artistique prend en compte la globalité de la personne humaine, et favorise ainsi chez l’enfant une appréhension générale du monde. Si nous admettons que l’existence réserve toujours des surprises et de l’inattendu, il serait insensé de développer des compétences spécifiques et morcelées. La vie offre suffisamment d’épreuves et de problèmes de tout ordre, pour que la personne doive mobiliser des ressources variées et profondes. Les difficultés existentielles, affectives ou interpersonnelles ne se résolvent pas avec des formules toutes faites, et ni avec des lois grammaticales ou mathématiques. Préparer un enfant à faire face à l’existence, c’est lui donner des outils et une appréhension hétérogène de ses propres ressources pour que plus tard, le moment venu, il puisse mobiliser ses forces et sa créativité afin d’affronter les difficultés et d’inventer son bonheur.