Des Habsbourg aux Bourbons : les modèles de financement de la dette publique en Espagne
de la fin du XVIIe au XVIIIe siècle
Elena María García Guerra (CSIC)
L’émission de titres de dette publique dont les intérêts devaient être versés à l’aide des
recettes de certains impôts et taxes royaux est une vieille tradition en Castille. Ces titres sont
appelés des juros. Un juro est donc une rente délivrée par le roi d’Espagne, dont les annuités
sont assignées sur une recette donnée et sur une caisse de cette recette donnée. Ces rentes
peuvent être accordées gracieusement : c’est le cas le plus souvent des juros viagers, de une
ou deux vies (celle du bénéficiaire et celle de son héritier). Mais elles peuvent aussi être
vendues, l’acte de vente précisant alors si elles sont rachetables ou perpétuelles. Dans le cas
des rentes rachetables, il revient au roi de décider de la restitution du principal, qui le libérera
de l’obligation de verser des annuités. Les recettes fiscales grevées par les juros sont choisies
parmi celles intégrées au patrimoine royal. L’ensemble des juros formait un type de dette
particulier qui engageait le Trésor à très long terme (la dette consolidée), appelé situado
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Sous le règne de Charles Quint et de Philippe II, l’intérêt pour les juros s’accentua ; le Trésor
royal les émettait en grandes quantités et le marché les absorbait sans difficulté.
La valeur nominale des juros sur le marché avant 1575 était de 30 millions de ducats (1 ducat =
375 maravédis). À partir de cette date, la valeur des juros mis en vente et achetés chaque
année atteignait 2 millions de ducats. En Castille, un certain nombre de rentiers vivaient, ou
essayaient de vivre, des intérêts de ces juros. Les Castillans considéraient donc ces titres
comme des investissements relativement rentables, surtout à partir de la deuxième moitié du
XVIe siècle, lorsque l’investissement agricole devint moins attractif et, plus tard, lors de
l’effondrement des secteurs industriel, commercial et bancaire. Les banquiers étrangers et la
Couronne tirèrent profit de ces difficultés, qui leur permirent d’attirer, à des fins de
spéculation ou pour financer la guerre, une masse de capitaux provenant d’investisseurs
cherchant à faire fructifier leur épargne.
Il est généralement admis que les juros commencèrent à péricliter au milieu du XVIIe siècle, ce
déclin étant notamment attribué à l’incapacité du Trésor à augmenter ses recettes ordinaires à
compter du début des années 1640. Aussi bien en valeur nominale que réelle, les recettes
ordinaires du Trésor atteignirent leur niveau maximal à la fin des années 1630 et au début des
années 1640, puis eurent ensuite tendance à baisser. Étant donné qu’au cours de cette
période des quantités considérables de juros continuaient à être émises, le montant des
intérêts que la Couronne devait verser chaque année aux détenteurs de ces titres augmenta
plus vite que ses recettes ordinaires.
Pour alléger la charge que représentait le situado, la Couronne avait eu recours, depuis le
milieu des années 1630, à la media annata (une contribution d’une demi-annuité, prélevée
tous les ans sur les juros non privilégiés). Toutefois, cette situation nuisait à l’attractivité des
titres de la dette publique castillane. L’incapacité du Trésor castillan à augmenter ses recettes
fiscales à partir des années 1640 résulte du fait que celles-ci étaient constituées, en grande
partie, d’impôts indirects, pour beaucoup sur la consommation, dont le recouvrement fut
affecté par la crise économique et démographique que traversait alors la Castille. Les villes
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“Glossaire” en Dubet, A, (coord..), Les finances royales dans la monarchie espagnole (XVIe-XIXe siècles),
Presses Universitaires de Rennes, 2008, p. 310.
étant les principaux centres de consommation et de commercialisation du royaume, leur
déclin eut des répercussions sur la capacité du Trésor à augmenter ses recettes
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Le XVIIIe siècle
Des études plus récentes affirment que les politiques d’endettement suivies par les différents
gouvernements pendant la majeure partie du XVIIIe siècle étaient plutôt guidées par une
certaine réticence à accentuer la dette publique. De manière générale, on peut affirmer que
les gouvernements bourboniens, d’une part, mirent en œuvre des politiques arbitraires et
restrictives au moyen desquelles ils manipulèrent la dette publique dont ils avaient hérité et,
d’autre part, limitèrent la création et l’expansion d’un nouveau marché formel de la dette
publique.
Les Bourbons furent confrontés non seulement au niveau élevé de la dette publique dont ils
avaient hérité, qui rendait son amortissement très difficile, mais aussi au fait que, au cours de
l’évolution de l’endettement sous le règne des Habsbourg, la Couronne espagnole s’était
éloignée progressivement des marchés du crédit étrangers, dominés par les grands banquiers,
pour favoriser le marché intérieur.
L’une des caractéristiques les plus saillantes de la politique des Bourbons fut la gestion
arbitraire de la dette sous forme de juros héritée des Habsbourg. Les Bourbons ne montrèrent
aucune volonté d’amortir cette dette. Comme cela avait déjà été fait au cours du dernier tiers
du XVIIe siècle, durant les premières décennies du siècle suivant, de nouvelles réductions
furent appliquées aux taux d’intérêt auxquels avaient légitimement droit les détenteurs de
juros. Ainsi, en 1727, l’État abaissa le taux d’intérêt maximal de 5 % à 3 %. Par conséquent, les
Bourbons ne rejetèrent pas la dette publique héritée des Habsbourg mais ils la manipulèrent
tout au long du XVIIIe siècle jusqu’à annuler presque complètement le service de ses intérêts.
Nous nous trouvons donc devant un véritable choix politique qui traduit un véritable mépris
envers la dette. Cependant, pendant la deuxième moitié du XVIIIe siècle, confronté à la difficile
situation résultant de la guerre d’indépendance des États-Unis, le gouvernement de Charles III
jugea opportun d’intégrer la dette aux marchés officiels, en pratiquant une timide ouverture
vers ceux-ci.
Mais pour l’État des Bourbons, les liquidités, en particulier en cas d’urgence, étaient plus
importantes que l’emprunt public. Ils privilégièrent systématiquement l’idée de limiter la
charge de la dette publique et d’éviter ainsi le risque d’un déficit financier. Quand finalement
fut créée une véritable dette publique, pendant la guerre d’indépendance nord-américaine
(1775-1783), ce fut en dernier recours et contre la volonté du gouvernement et des principaux
agents économiques. Le résultat de cette politique fut que, dans l’Europe prérévolutionnaire,
l’Espagne était un pays peu endetté
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Andrés Ucendo, J.I., “Una hacienda permanentemente endeudada: impuestos y deuda pública en la
Castilla del siglo XVII” en Seminario La deuda pública en España (siglos XVI-XXI), Madrid, 13-14 junio
2014, Instituto de Estudios Fiscales (En prensa).
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Torres Sánchez, R., El miedo al déficit: la política de endeudamiento público de los Borbones en el
siglo XVIII” en Seminario La deuda pública en España (siglos XVI-XXI), Madrid, 13-14 junio 2014, Instituto
de Estudios Fiscales (En prensa).
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