LInformation psychiatrique 2010 ; 86 : 627-33
PATHOGRAPHIE
Akhénaton : pharaon rêveur et passionné
Nicolas Brémaud
RÉSUMÉ
Le pharaon Aménophis IV (XIV
e
siècle avant J.-C.) monte sur le trône à lâge de seize ans. Son règne est un bouleversement.
Il change de nom et devient Akhénaton, mettant ainsi le dieu Aton au tout premier rang, rejetant vigoureusement le nom de
son père, son dieu Amon et les multiples dieux égyptiens. Il fait effacer le nom du dieu Amon partout où il se trouve, et
consacre Aton comme dieu unique et universel. La religion dAkhénaton est souvent considérée comme étant le premier
monothéisme. On propose ici une relecture du texte de Karl Abraham (1912) consacré au pharaon, au sujet duquel lauteur
diagnostique une névrose. Avec lappui des découvertes les plus récentes, nous reprendrons un à un les arguments
dAbraham, qui au final nous conduiront sur la piste de lidéalisme passionné (M. Dide).
Mots clés
:
monothéisme
,
névrose
,
idéalisme
ABSTRACT
Akhenaten : pharaoh and passionate dreamer. The pharaoh Amenhotep IV (14
th
century BC) ascended to the throne
at the age of sixteen. His reign was a complete upheaval. He changed his name to Akhenaten, thereby putting the god
Aten into the forefront, and also strongly rejecting the name of his father, the god Amon and the many Egyptian gods.
He removed the name of the god Amun wherever it was found and consecrated the god Aten as the only universal
god. The religion of Akhenaten is often regarded as the first monotheist religion. Here we propose a re-reading of the
text of Karl Abraham (1912) dedicated to the Pharaoh, where the author had diagnosed a neurosis. With support from
the most recent discoveries, we will examine one by one Abrahams arguments, which ultimately will lead us down
the trail of passionate idealism (Mr. Dide).
Key words
:
monotheism, neurosis, idealism
RESUMEN
Akenaton : faraón ensoñador y apasionado. El faraón Amenofis IV (Siglo XIV a.C.) sube al trono con 16 años. Su
reinado supone un cambio radical. Cambia de nombre y se convierte en Akenaton, poniendo así al dios Aton en el
primerísimo lugar y rechazando con fuerza el nombre de su padre, su dios Amon y los múltiples dioses egipcios.
Manda borrar el nombre del dios Amon allá donde se encuentre y consagra Aton como dios único y universal.
La religión de Akenaton se considera a menudo como el primer monoteísmo. Se propone aquí una relectura del texto
de Karl Abraham (1912) dedicado al faraón, al respecto de quien el autor diagnostica una neurosis. Con el apoyo de
los hallazgos más recientes, discutiremos uno tras otro los argumentos de Abraham, lo cual al final nos llevará a la
pista del idealismo apasionado (M. Dide).
Palabras claves
:
monoteísmo
,
neurosis
,
idealismo
LINFORMATION PSYCHIATRIQUE VOL. 86, 7 - SEPTEMBRE 2010 627
doi: 10.1684/ipe.2010.0664
IME Le Marais, 8, rue Traversière, 85300 Challans ; IME Les Terres Noires, route de Mouilleron, 85000 La Roche-sur-Yon
Tirés à part : N. Brémaud
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Introduction
Pourquoi le pharaon Akhénaton (XIV
e
siècle avant
J.-C.) intéresse-t-il psychiatres et psychanalystes ? Pour-
quoi Akhénaton et non pas Toutankhamon ou lun des
Ramsès ? On verra que, parmi les psychanalystes, cest
surtout Karl Abraham qui, en 1912, a ouvert la voie en
publiant un article ayant pour titre : « Aménhotep IV
(Echnaton) : contribution psychanalytique à létude de
sa personnalité et du culte monothéiste dAton » [1]. On
se propose ici de reprendre ce texte avec lappui des
recherches et des découvertes historiques principales qui
ont été faites depuis lors, et qui nous permettent dappor-
ter, sinon quelques lumières, du moins peut-être de
nouvelles hypothèses sur le pharaon certainement le plus
fascinant mais aussi le plus « révolutionnaire » et le plus
énigmatique de lÉgypte ancienne (pour être aussi
complet que possible, il convient de préciser que, depuis
la rédaction de notre article, un ouvrage important est
sorti en librairie, Akhénaton de Dimitri Laboury [Paris :
Pygmalion, 2010]). « Akhénaton, écrit légyptologue
M. Gabolde, est sans doute lune des figures les plus
fascinantes de lAntiquité. Peu de pharaons ont suscité
autant de commentaires que ce roi qui, après être monté
sur le trône sous le nom dAménhotep IV [] changea de
nom au cours de son règne et devint Akhénaton. Les
raisons de cette fascination sont objectives : Akhénaton
est linventeur de ce que lon peut appeler le premier
monothéisme historique [9]. » Cet aspect seul suffirait à
nous y intéresser de près. Il nous faut toutefois repartir du
textedeK.Abraham,afinden reprendre à grands traits
les thèses essentielles qui y sont défendues. Bientôt un
siècle sest écoulé et, bien évidemment, les recherches
en égyptologie ont permis dapporter depuis lors quelques
précisions quant à la figure dAkhénaton. Cela a de
limportance, car après tout, Abraham, dans ce texte,
échafaude évidemment des hypothèses sur le pharaon à
partir des sources historiques disponibles à lépoque,
sachant que les premiers égyptologues qui se sont sérieu-
sement intéressés à Akhénaton datent de seulement
quinze années environ avant létude dAbraham. Nous
verrons en outre quAbraham a émis également certaines
hypothèses dénuées de fondements historiques précis, de
sorte quà partir de certaines suppositions concernant
lhistoire dAkhénaton, et au regard de lexpérience quil
avait de la psychanalyse, il en est arrivé à affirmer certaines
idées quil nous semble aujourdhui bon de revoir. Il est
indéniable que le personnage laisse rarement indifférent.
De fait, ainsi que le confirme A. Zivie dans son excellente
présentation du non moins excellent et incontournable
Akhénaton roi dÉgypte, de Cyril Aldred : « Akhénaton
voit sintéresser à lui, passionnément souvent, le mystique
comme la midinette, le psychanalyste autant que lamateur
de feuilleton, lendocrinologue en même temps que le
bibliste, le pasteur aussi bien que le marxiste [19]. »
Si le lecteur est averti des quelques commentaires de
Lacan au sujet dAkhénaton, sil a en mémoire liconogra-
phie très particulière de la représentation physique du
pharaon
1
, alors il ne sera pas étonné dapprendre que toutes
les hypothèses possibles concernant une éventuelle mala-
die ou déventuelles malformations congénitales ont été
faites à son sujet. Dans le désordre, et sans être exhaustif
2
,
Akhénaton aurait été un eunuque, une femme, un trans-
sexuel, un homosexuel, il aurait été atteint du syndrome
de Frölich (dystrophia adiposo-genitalis, syndrome
adiposo-génital)
3
, de gynécomastie, dhypogonadisme, de
lipodystrophie progressive, de dystrophie myotonique, du
syndrome de Barraquer et Simons, du syndrome de
Marfan
4
, etc. Ces hypothèses, établies uniquement à partir
de liconographie égyptienne, sont véritablement à consi-
dérer avec prudence, voire à rejeter
5
. Il faut lire, par exem-
ple, larticle déjà cité de Valérie Angenot sur « Le rôle de la
parallaxe dans liconographie dAkhénaton » [4]. En voici,
en substance, les idées forces : tout dabord, point particu-
lièrement important, « ce qui fait parfois défaut aux théo-
ries médicales énoncées ci-dessus, cest une remise en
perspective au sens propre et au sens figuré de limage
du roi, cest-à-dire un renvoi au contexte originel auquel
elles ont été arrachées. Contexte historique dune part : à
quoi correspond ce portrait royal ? À quelle idéologie ?
Quel message Akhénaton voulait-il faire passer au peuple
qui le visionnerait ? Quil était un roi malade, difforme,
asexué et taré ? Cest assez peu probable [] ; et contexte
spatial dautre part [] ». La thèse de lauteur étant ici que
« les traits du roi ont été intentionnellement déformés pour
plonger vers lobservateur », et quavec laide de son
sculpteur il fit reprendre une technique bien particulière
« qui consistait à modifier les traits du roi sur ses statues
colossales en vue de corriger le phénomène optique de
parallaxe ». Autrement dit, les Égyptiens, à lépoque, non
1
Avant daller plus loin, nous conseillons au lecteur qui naurait pas
connaissance de liconographie relative à Akhénaton daller à sa décou-
verte. Cela est maintenant très rapide grâce à Internet.
2
On reprend ici lénumération faite par V. Angenot dans son article
« Le rôle de la parallaxe dans liconographie dAkhénaton » [4].
3
Hypothèse désormais écartée puisque Akhénaton nétait ni « mentale-
ment attardé » ni impuissant, deux critères diagnostiques nécessaires
pour ce syndrome. Pour C. Aldred, la correspondance entre la représenta-
tion physique du pharaon et le syndrome de Frölich a toutefois gardé un
statut énigmatique : « Alors que des motivations de nature théologique
plutôt que pathologique semblent être sous-jacentes dans ces aspects
étranges adoptés par Akhénaton [], il nen reste pas moins que la ques-
tion se pose de la correspondance de ces représentations avec celles de
sujets souffrant du syndrome de Fröhlich ; et ce nest pas là la moindre
des énigmes léguées par ce règne [2]. »
4
Hypothèse de A. Burridge. Voir à cet égard les pages 188 à 192 de
louvrage de N. Reeves Akhénaton et son Dieu [16].
5
Cela fait écho pour nous ici au personnage dHamlet, qui connut toutes
sortes dinterprétations. Dans son séminaire du 11 mars 1959, Lacan rap-
porte à cet égard un article datant de la fin du XIX
e
siècle « dans lequel,
sous prétexte quà la fin de la pièce on nous dit quHamlet est gros et court
de souffle, il y a tout un développement sur son adipose » [11].
N. Brémaud
LINFORMATION PSYCHIATRIQUE VOL. 86, 7 - SEPTEMBRE 2010628
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seulement étaient au fait des questions de déformation
optique, mais en outre ils se sont appliqués à les corriger,
réalisant dès lors « une image paradoxalement déformée
pour en gommer les difformités résultant des règles de
loptique ». Nallons pas plus loin ici, mais lindication est
suffisamment importante pour relativiser les hypothèses
médicales citées plus haut. Ainsi que le souligne N. Reeves :
« La déformation physique saisissante dans les premiers
monuments du règne unique de ce roi ne se retrouve pas
dans le corps lui-même []. Beaucoup dœuvres artistiques
réalisées sous Aménophis IV-Akhénaton présentaient une
exagération voulue de la réalité, presque une caricature, des-
tinée à insister sur le caractère surnaturel du pharaon et sur le
vide béant qui le séparait des autres hommes [16]. » Par
ailleurs, pour ce qui concerne lapproche psychanalytique,
mentionnons létude faite par J. Strachey en 1939, dans The
International Journal of Psycho-Analysis, qui avance que le
pharaon aurait été un schizophrène paranoïaque [17]. Pour
fonder son hypothèse, Strachey sappuie notamment sur
liconographie du dieu dAkhénaton (Aton, le « disque
solaire »), élevé par lui au rang de dieu unique, et représenté
par un disque dardant ses rayons aux terminaisons en forme
de mains humaines
6
, ce qui permit à Strachey de faire un
parallèle forcé avec le délire du président Schreber
Retour sur le texte de K. Abraham
Voyons donc maintenant de plus près le texte de Karl
Abraham en reprenant les divers points sur lesquels il
sappuie pour diagnostiquer la névrose dAkhénaton. Si
nous sommes là relativement critiques vis-à-vis de ce
texte mais, un siècle plus tard, avec les documents qui
sont aujourdhui en notre possession, il est évidemment
facile de lêtre , il faut néanmoins accorder à son auteur
le grand mérite davoir attiré lattention des psychanalystes
et des psychiatres sur la figure, il est vrai ô combien
importante, dAkhénaton, et ce, pour diverses raisons que
nous allons voir.
Tout dabord, Abraham écrit : « Le refoulement pro-
noncé de sa vie pulsionnelle, les formations réactionnelles
marquées de son caractère nous rappellent [] la façon
dêtre des névrosés. Souvenons-nous [] que les êtres
doués dimagination les poètes et les artistes présentent
constamment un ingrédient de traits névrotiques, et cest
parmi eux que nous classerions Aménhotep IV [1]. » On
ne peut se prononcer précisément sur la « vie pulsion-
nelle » du pharaon, mais une chose est certaine, cest
quil eut six filles de Néfertiti, et peut-être un fils (Toutank-
hamon) de Kiya. Quoi quil en soit, on peut simplement
dire avec N. Reeves que « la paternité dAkhénaton, bien
quelle ait été niée par certains savants, semble suffisam-
ment claire []. Une telle puissance procréatrice de la part
du roi ne dénote pas précisément un manque de virilité
[] ; il ne peut avoir souffert dune anomalie suffisam-
ment chronique pour compromettre sérieusement sa
vigueur sexuelle [16]. » On ne peut déduire de cela des
conclusions allant dans un sens ou dans un autre concer-
nant sa vie pulsionnelle ; on ne peut donc affirmer comme
le fait Abraham un « refoulement prononcé » de celle-ci.
En outre, K. Abraham considère que, pour appuyer sa
thèse, il est opportun de rappeler que poètes et artistes
« êtres doués dimagination » présentent des « ingré-
dients » de traits névrotiques. Sans doute, mais Abraham
nignorait pourtant pas que cela nétait pas applicable à
tous ; il suffit daller voir du côté de Hölderlin, de Nerval,
de Schumann ou de Van Gogh, pour ne citer queux. Le
premier élément quAbraham mentionne au début de son
étude pour avancer lidée de la névrose dAkhénaton ne
peut ainsi être retenu.
Ensuite, K. Abraham en vient à évoquer les parents
dAkhénaton (le roi Aménhotep/Aménophis III et la reine
Tiyi) et léducation quil reçut de leur part. Sil semble très
probable, comme les spécialistes le rapportent fréquem-
ment, quen effet cest sa mère (Tiyi) qui, dans le couple
parental, « avait le plus de poids » [1], si elle sempara il est
vrai « de plus en plus des rênes du gouvernement » et
quelle « dominait le roi par sa volonté, son initiative, son
sens pratique, alors quil (le roi) portait de moins en moins
dintérêt aux affaires de lÉtat pendant les dernières années
de sa vie », il est peut-être quelque peu aventureux de
déduire, comme le fait Abraham, à partir du fait que la
reine eut certainement une influence sur toute la vie de
son fils que ce dernier « dut être très proche delle dès
lenfance », et que « sa libido sétait fixée à sa mère avec
une grande intensité, alors que sa relation avec son père
porte la marque dune disposition négative nette []. Un
lien libidinal dune telle force et dune telle durée avec la
personne de la mère donne lieu ultérieurement à certains
effets bien précis sur lérotisme du fils adolescent ou
adulte » [1]. Pour ce qui concerne le père, nous y revien-
drons plus loin. Pour ce qui concerne sa mère, on croit
effectivement savoir quAkhénaton entretenait de bons
rapports avec elle (il fera, par exemple, construire pour
elle un édifice religieux), mais, au regard du peu délé-
ments à notre disposition, on est en droit de demeurer scep-
tiques quant à laffirmation dune fixation libidinale du
futur pharaon à sa mère. Les recherches archéologiques
nous poussent fatalement à faire ce constat : « On ne pos-
sède aucune représentation du futur pharaon avant son
accession au trône []. Rien, à vrai dire, de la jeunesse
du futur Aménhotep IV nest connu. Ses nourrices
comme ses précepteurs nont pas laissé de traces. Les lieux
de sa jeunesse sont également ignorés []. En somme,
il est impossible dévaluer linfluence de léducation quil
a reçue sur sa pensée ; il nest même pas assuré quil ait
6
A. Weigall en faisait cette description : « La foi dAkhénaton avait pour
symbole le disque du soleil doù les rayons sortaient et se tendaient
comme des bras, terminés chacun par une main caressante [18]. »
Akhénaton : pharaon rêveur et passionné
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reçu une formation théologique très approfondie [9]. »
Le deuxième argument avancé par K. Abraham ne tient
donc pas davantage que le premier.
« Aménhotep IV, écrit Abraham, est le premier des
pharaons à vivre de façon strictement monogame [].
Il se fixa à sa femme avec la même intensité quàsa
mère. » Dune part, on la vu, cest inexact, car si le pha-
raon semblait certes très proche, très amoureux de la belle
Néfertiti, il eut tout de même une autre épouse une
épouse secondaire en la personne de Kiya, désignée
dans les textes comme « épouse très aimée du roi de
Haute et Basse Égypte ». Dans un groupe statuaire, dail-
leurs, lon peut voir Akhénaton embrasser Kiya amoureu-
sement [9]. Il ne fut donc pas « strictement monogame ».
Selon certains spécialistes même, « il est bien établi quAk-
hénaton fut un roi doté dun fort appétit sexuel » [16]. Et
puis, dautre part, resterait à savoir en quoi la stricte mono-
gamie serait lindice assuré dune névrose. Là encore, cest
vrai pour certains, pas pour tous.
Le quatrième argument apporté par K. Abraham
concerne les rapports dAkhénaton à son père. Ce point
est certainement décisif dans la « révolution » religieuse
opérée par Akhénaton, qui aboutit au fondement dun
monothéisme absolu. Rappelons en effet simplement ici
que la fonction du Père, pour Lacan, à la suite de Freud,
est « au cœur de lexpérience qui se définit comme reli-
gieuse » [12]. Centrons-nous pour le moment sur ce que
dit K. Abraham des rapports du fils à son père pour
appuyer, toujours, sa thèse de la névrose du pharaon :
«Lensemble du comportement du jeune roi dans les
années qui vont suivre [laccession au trône, à lâge de
16 ans] sinscrit sous le signe de la révolte contre son
père, mort depuis longtemps déjà []. Sa position pendant
la puberté et les années ultérieures recoupe parfaitement
celle que nous observons aujourdhui chez de nombreux
sujets : ils saccrochent inconsciemment au père pendant
lenfance ; adultes, ils cherchent à se délivrer de cette
dépendance intérieure. Vus de lextérieur, ils donnent
limpression dun combat contre le père. En vérité, ils
sélèvent contre une fixation inconsciente au père, ils
veulent secouer le pouvoir de limage du père [1]. »
Akhénaton « sublima en aspirations idéales son opposition
à la puissance et à lautorité du père ». Abraham comprend
alors lattitude et le destin dAkhénaton comme « un pro-
cessus que les névrosés nous ont permis de connaître.
Ils refusent lautorité paternelle en matière religieuse, poli-
tique ou autre, mais la remplacent et montrent précisément
par là que leur besoin dune autorité paternelle est inas-
souvi » [1]. Dans le cas précis du pharaon, il y aurait
ainsi « mépris de lascendance paternelle réelle », laquelle
serait remplacée « par quelque chose de supérieur. Mais
comme il est réellement fils de roi, le fantasme de lorigine
royale usuel chez dautres ne pouvait lélever au-dessus de
son père. Il était bien obligé de monter plus haut : aux
dieux » [1].
Largumentation est logique, cohérente, et habile. Mais
on ne peut se défaire de lidée, à la lecture de larticle
dAbraham, que son auteur a cherché à vouloir démontrer
à tout prix cette névrose. Son argumentation apparaît
logique et cohérente, certes, mais à partir de lhypothèse
initiale déjà formulée et entendue dune névrose. Cest
peut-être juste, mais rien ne latteste. Par exemple, il y a
des représentations qui montrent le fils présentant des
offrandes à son père déifié. Comme le disait lanthropo-
logue Leslie White, cité par N. Reeves : « Moins on en
sait, plus on écrit []. Labsence de faits laisse libre
cours à limagination [16]. » Toutefois, si ce diagnostic
de névrose nous semble critiquable, du moins à partir des
éléments apportés par Abraham, il faut admettre avec lui
que le jeune pharaon, dans son entreprise religieuse, répon-
dait en quelque sorte, avec des actes forts, à son père et à la
religion prônée par lui. Cest en effet une fois quil est
monté sur le trône que les actes dAménophis IV/Akhéna-
ton permettent de se pencher sur la « question paternelle ».
Les conclusions dAbraham peuvent être justes, mais de
toutes autres hypothèses, à partir des mêmes données, com-
plétées de plus récentes, peuvent être avancées
7
.Cequelon
sait, ce que les spécialistes savent du jeune roi, amène à le
considérer de façon (très) sensiblement différente du portrait
romantique et idyllique quen avait fait A. Weigall, qui était
lune des sources principales de K. Abraham.
Que sait-on aujourdhui ? Les recherches récentes nous
apprennent quàladolescence Aménophis IV était dune
« intelligence indéniable », quil se fit connaître pour « son
arrogance juvénile », quil avait un « caractère difficile »,
quil était « impulsif, émotif et trop confiant dans ses capa-
cités », quil était, « malgré son jeune âge, assu de ses
croyances et déterminé à les faire partager » [16]. Lattitude
du pharaon nest-elle que révolte contre le père, comme le dit
Abraham ? Ce quil entreprit ne dépasse-t-il pas le simple
refus de lautorité paternelle ? Cela ne va-t-il pas au-delà
dune volonté de « secouer le pouvoir de limage du père » ?
Arrêtons-nous donc ici en ce qui concerne les arguments
de K. Abraham en faveur, selon lui, dune névrose. Et nous
passerons bien vite sur le rapprochement quil établit entre
le culte solaire du pharaon et le « tableau clinique des états
névrotiques [qui] comporte des sensations anormales de
chaleur ou de froid » [1]Bien plus importantes sont ses
remarques qui nont pas en elles-mêmes un caractère ori-
ginal, puisque connues à lépoque, et reprises ensuite par
tous les spécialistes de lÉgypte antique sur la religion
dAkhénaton : le pharaon « voulait combler de paix son
royaume ; au sens dalors : le monde entier » ; il « essaya
denchaîner le monde par lamour » ; il « naspirait à rien
moins quàlintroduction dune religion mondiale à dieu
unique » [1].
7
Le psychanalyste S. André, au sujet de ce diagnostic de « névrose »
porté par K. Abraham, écrivait quant à lui : « Laissons à ce terme son
caractère dimprécision [3]. »
N. Brémaud
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Du nom et du monothéisme
La question du nom du pharaon et celle du monothéisme
sont absolument indissociables. Le jeune Aménophis IV
monte sur le trône à lâge de seize ans environ, vers -
1360 avant J.-C. Son nom, comme celui de son père, célé-
brait le dieu thébain Amon, qui était vénéré depuis long-
temps déjà (depuis la XII
e
dynastie). À lépoque dAméno-
phis IV (XVIII
e
dynastie), Aton était en passe de devenir le
dieu principal dÉgypte, les références à cette divinité
solaire devenant nettement plus nombreuses sous le règne
du père dAkhénaton. Mais lorsque Aménophis IV monte
sur le trône, le dieu quil mettait en avant « était une nou-
velle version de la divinité solaire » [2]. Aton est désormais
le dieu universel et unique, celui « qui a assimilé tous les
autres dieux dans son être » [2]. Vers la quatrième année de
son règne, on note une rupture radicale, une bascule.
Des événements sans doute importants, mais inconnus,
firent quau début de la quatrième année de règne Améno-
phis IV se décida brusquement à quitter Thèbes, à
« détruire une part de sa titulature, à détruire, en les marte-
lant, les noms et les images du dieu de Karnak et ceux
dautres divinités, manifestant ainsi une intolérance icono-
claste que la terre dÉgypte navait jamais connue » [14].
Il faut sans doute souligner ici, selon C. Lalouette, quil
« reçut linspiration de rechercher à travers lÉgypte le
lieu où Aton sétait manifesté pour la première fois lorsque
le monde était venu à lexistence » [14]. Le pharaon décide
alors de faire construire au lieu « révélé par Aton lui-
même » une nouvelle cité consacrée à Aton, et quil bapti-
sera « Akhet-Aton
8
»(«lhorizon/la demeure dAton »).
Dans la foulée de ce déménagement de Thèbes vers la
cité où lon adore Aton, Aménophis IV change de nom ;
il sera désormais « Akhénaton » (« agréable, bénéfique,
utile à Aton, qui lui donne satisfaction »). Freud, dans
LHomme Moïse et la religion monothéiste, insiste
demblée sur ces aspects essentiels concernant Akhénaton :
« Il se nomma dabord Aménhotep (IV), comme son père,
mais par la suite il changea son nom, et pas seulement son
nom. Ce souverain entreprit dimposer à son peuple égyp-
tien une nouvelle religion qui heurtait ses traditions millé-
naires et toutes les habitudes qui lui étaient familières.
Il sagissait dun monothéisme strict la première tentative
en ce sens, autant que nous pouvons savoir , et avec la
croyance en un dieu unique naquit dune manière quasi
inévitable lintolérance religieuse qui était demeurée étran-
gère à lAntiquité []. Ce ne fut pas seulement de son nom
quil effaça celui du dieu détesté ; il le supprima aussi de
toutes les inscriptions, et même là où il se trouvait dans le
nom de son père [8]. » Changement de nom, donc, chan-
gement de religion, et intolérance
9
.
En prenant ce nouveau nom, Akhénaton, ainsi que le
souligne K. Abraham, « semploya à effacer les traces du
dieu dont son père et lui tenaient leur nom. Ce nom haï ne
devait plus être prononcé. Cest ainsi quil décida de sup-
primer les noms dAmon et dAménhotep de toutes les
inscriptions et monuments », véritable « entreprise de
purification » [1]. Ce fut, selon les termes de léminent
spécialiste E. Hornung une « persécution sans pareille
dont les dieux traditionnels furent victimes » [10]. Le culte
dAton devint peu à peu dogmatique. Et effectivement,
sil y a bien un changement radical entre la religion
prônée par Akhénaton de celle de ses prédécesseurs,
il se vérifie surtout dans lintolérance
10
du pharaon à
légard des noms divins, et très spécifiquement celui
dAmon. Il faut dire, avec C. Lalouette, qu« ainsi que
les textes le révèlent Akhénaton se considéra comme
une hypostase du dieu sur la terre [], essentiellement
préoccupé, semble-t-il, de problèmes spirituels, et
épris de paix [] vivant dans un monde clos de rêves
mystiques » [14].
Tous les spécialistes saccordent à reconnaître la ferveur
passionnée dAkhénaton. Beaucoup en font un mystique,
très loin des réalités politiques de son pays, totalement
absorbé par ses préoccupations religieuses. Il est bien
connu et admis que sa religion rejetait toute haine, toute
violence, toute guerre. Son désir le plus profond était de
régner par lamour, de combler de paix le monde entier
(« denchaîner le monde par lamour », écrit K. Abraham),
dinonder le monde damour grâce au dieu unique et
universel Aton.
La passion selon Akhénaton
Un certain nombre dégyptologues, prenant en considé-
ration lensemble des points que nous venons daborder
(changement de nom, de religion, intolérance, effacement
du nom « paternel » Amon, dimension mystique, intérêt
exclusif pour le culte solaire, etc.) nhésitent pas à dire
quAkhénaton « était investi dune mission », quil avait
un « total manque dintérêt, presque pathologique, pour le
monde extérieur », se questionnant ainsi sur sa fin : « Était-
il dans un état de grave déclin physique ? Avait-il fini par
devenir fou ? [16]. » Dautres pensent quil « était mys-
tique, mais peut-être aussi mégalomane » [14]. À la fin
de son article, Karl Abraham, quant à lui, apporte un cer-
tain nombre déléments qui napparaissent a priori pas
nécessairement en faveur dune névrose bien quil les
introduise à cet effet , et ces quelques traits peuvent
retenir notre attention. Après avoir abordé la religion
dAkhénaton, après avoir notamment précisé que le pha-
8
Située à 400 kilomètres environ au nord de Thèbes, sur la rive est du Nil.
Aujourdhui Tell-el-Amarna.
9
Freud va même jusquà parler de « despote éclairé ».
10
« La nouveauté du règne dAménophis IV, écrit C. Lalouette, réside
dans lintolérance, qui entraîna destructions et persécutions [14]. »
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