D,QN
L'ALSACE ET LES ALSACIENS
DEPUIS 1870
Far M. Jnles
Professeur d'Histoire à i'Université do Liile.
On répétait volontiers; il y a quelques années,
A
propos de la question
d'Alsace-Lorraine; la phrase fameuse « Il faut y penser toujours et
n'en paier jamais».
C'était là une parole dangereuse, car à force de ne jamais pailer
d'une question un peu grave et un peu délicate, on finit par ne plus y
penser beaucoup. Mais nous pouvons nous rassurer on n'a jamais
tant parlé de l'Alsace-Lorraine que clans ces dernières années.
Des
romanciers, (les écrivains en renom s
'
en sont occupés, et surtout
depuis trois eu quatre ans, depuis les récents incidents franco-
allemands amenés par le développement de notre action au Maioc,
on peut dire que la question d'Alsace-Lorraine est de nouveau A
l'ordre du jour.
Et s'il est vrai que Bismarck, le grand artisan de la conquête (le
l'Alsace-Lorraine, nous ait orientés, il
y
a trente ans, vers la Tunisie,
vers les entreprises, coloniales, dans l'arrière-pensée de détournei
notre attention des Yosges, quel singulier démenti lui ont donné les
événements I N'est-ce pas précisément le progrôs de notre politique
coloniale au'Maroc qui, paç un contre-coup imprévu, a ramené plus
que jamais l'attention (le l'opinion française sur nos frères d'au-delà
des Vosges?
En vous parlant aujourd'hui de l'Alsace et ries Alsaèiens depuis la
guerre de 1870, je ne chercherai point à esquiver laquestion redoutable,
I
Document
-
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—2—
la question délicate qui nous hante tons. Peit-on dire,
à
nons interrogei
sincèrement, qu'il y ait eiico,'e nue question cl'Alsace-Loi'i'aine, peut-on
lire qu'il
y
ait
Iô,
pour nous, autre chose qu'un pieux souvenir?
Quels sont, au juste, les sentiments actuels (les AlsaciensLorraius fi
l'éga ri! de la Fj'u nec ? Quelle est, en som inc. la
si tua Lion morale actuelle
du pays d'Enipire et la rticulièi'ement tIc l'Alsace ? Cm' je compte vous
,'ler tout particulièrement des Alsaciens, bien qu
'
une gi'ande pa ,'tie
de Lues observations puisse s'étendre également aux habitants de la
Lorraine i nuex én.
Tout à l'heure, cependant, pour mieux jusl.iûer ma présence ici, dans
e Société de Géographie, je vous montrerai quelques photographies
du pays alsacien. Mais mon but essentiel, c'est précisément desa ci
de vous faire comprendre l'état actuel do l'opinion cri Alsace-Lorraine
et les changements qui s'y sont produits depuis la guerre.
Il s'agit, pour
nous, de savoir comment celte question d'Alsace-
Lorraine se pose pour les habitants eux-mêmes, ceux qui y sont
m'çstés, pour ceux qui ydemeurent après pins de 40 ans.
Lu tâche est particulièrement délicate pdui' un Français, né en Alsace,
qui autour de lin', depuis sa lointaine enfance, a en telidu pai'Ier de
l'Alsac.e et qui lui 'este attaché par de très chers souvenirs. Mais
peur t-être n'est-il pas' inutile d'être un peu Alsacien soi-même pou r
mieux 'comprend 'e certaines parttcula n'ités du c;ii'actêre alsacien.
il faut, en tout cas,
être
ailé souvent dans le pays, y avoir fait des
séjours prolongés pour' nri'iver' f bien le connaître, pour' iuieu,x se
pénétrer de sa nature et pour se rendre compte, aussi exactement (lue
possible, (le l'état d'esprit des habitants.-
-
Sans avoir l'impossible prétention (le nous détacher de nous-mêmes,
nous devons essayer cl'appoi'ter à cette étude une probité d'autant plus
scrupuleuse, un souci d'autant plus profond de vérité impartiale et
objective que le sujet lui-même éveille en nous (les iinpn'essions puis
douloureuses et plus poigna ntes.
*
**
Dès le début de la gnei'i'e de t870, l'Alleniague était résolue à
exiger comme prix (le
505
victoires la cession de l'Alsace et d'une
partie (le la Lorraine. Il est bon de se rappeler qu'un décret du
21 août '1870 déterminait par avance l'étend ue du nouveau gouver-
nement alsacien qui devait comprendre le département du Haut-Rhin,
-3—
celui du Bas-Rhin et le nouveau département de la Moseile (1). Un
professeur de Berlin disait, le 20 Juillet « Il n'y a pas de paix possible
tant que le vol séculaire de l'Alsace et de la Lorraine n'aura pas été
restitué ».
Trois ans auparavant, en 1867, lors de l'allai re du Lu xembou r'g, les
étudiants français de Strashourg envoyaient A leurs camarades alle-
mands ime adresse, où ils leur proposaient nue union pour défendre,
dans les deux pays, la cause (le la paix et de la liberté. Voici (luche
fut la réponse des membres (le la
Bur'.s'clècn-schaft
de Berlin,
(1111
s'intitulait elle-même le parti démocratique dé la jeunesse universitaire
allema ri de.
cc
Les rénégal.s et les transfuges sont détestés par tout le monde et
vous ne sauriez faite exception. A une époque où les p5tites nations,
les Grecs, les Roumains, Les Serbes, les Slaves se l'éveillent (le leur
torpeur et se souviennent de leur nationalité - ceci était écrit, 'je le
répéte, en 1867 - vous, Alsaciens et Lorrains, vous ne sauriez
persister dans votre apathie. Quoi, vous voudriez renoncer
â
votre
nationalité, marcher contre l'Allemagne, qui est notre mère et q ni est
votre mère aussi I! Quittez votre élat de btards, étudiant,s d'Alsace
et de Lorraine, redevenez dans vos coeurs les vrais enfants de la
patrie allemande
Tels étaient les sentiments q ii animaient la jeu nesse allemande trois
ans avant la guerre de i870.
Dut reste, leurs revend cations remoil taient en i'éalitéau comrneri-
cernent du XIX' si&le, lors du mouvement national de 1813 dont.
l'Al lemagire a célébré cette année même le centenaire. Arridt avait
publié la Laineuse brochure intitulée
«
Le Rhin fleuve de l'Alle-
magne et non pas frontière de l'Allemagne ». Dès le lendemain
d'Jéna, après les désastres de '3806 et 1807, la Vinsse avait
préparé silencieusement sa revanche et au lendemain de Waterloo
en 8i5, ce fut nniqriement l'opposition (le la R.ussie et de l'Angle-
I.erre qui empêcha le triomphe complet (les exigences prussiennes.
11 s'en fallut de peu, A cette date, que Strasbourg ne fût réunie â
l'Allemagne. Un reste la Pu'risse reçut, ci 1815, rIe très amples dédom-
magements, car' c'est seu]ernent depuis les traités rie Vienne qu'elle
réunit A son royaume les provinces rhénanes. Malgré tout, un groupe
(I) Cf Pour ceci
et pour
le citations suivantes le livre de O. DEIÀHÀCrIE
carte air liseré vert
(Cahiers
dc la
Qrcùrzatire,
déc. fl)0P).
dcl patriotes, ue rien ne pouvait rontenter estima. ia:.satisfactibn
insuffisante.
'.
-
-
De notre côté; du c6té d. la Fi:ance, certains pbLriotes opposaient
à
la théorie germanique qui revendiquait le Rhin comme 'fibuve
a.ilemand.'id théorie (les frontières naturelles et
..
répandaient tte idée
dans le public que Fi ive gauche
(itt
Rliin était naturellbtnent française;
parce qu'elld faisait )uH'tic dii territoire de l'ncienne Gauld. A la
veille di la ueri'e, il avait été vaguement question de' côrtdisprùjet
d& i'emauioments'territoriaiix.'dans lesquels la rive
:
ganche
du Riiin
était comprise.
.
. .
-
Ces bruits fuient très habilement exploités par Bismarckèt pâr la
presse allemande, ii.i leu r dônnèrent
1111e
importance et une précision
qu'ils n'avaient pas en réalité.
. -
DZlors, la Fiance apparut
à
l'Allemagne, - fut piésen tée
I'ÀlÏe-
magne-- qui cherchait à achever son unité - commç un danger
toujdurs menaçant, comme le seul danger qui pût menacer l'achè-
venent de l'unité. C'était elle, et 'elle seule, qui empêchait l'Xilemagne
dé' parfaite 1'uvi-e cominncée. Elle restait la iation vapiteuse,
turbulente,
,
toujours pi'ête à inquiéter SeS voisins,
a,
i'epi'eridre l'épopée
révotutionnai.r'e et impér ale interiompue par les traités'de 1815.
Au lendemain de nos défaites, même après Ï870,. ce rêve des
frontières iiéturelles (Le la rive ga ache du . Rhin hantait encore
l'imagination d'un granit poète français:
\Tictàr
Hugo , député.
à
l'Assemblée Nationale de 18'7i , montrait, dans 111e vision.chimériqne,
la Franco se redresser « formidable, d'un bond ressaisir la Lorraines
réssaisir l'Alshce......saisir Trèves,.Mayenc.e, Cologne, Coblen , toute
la rive gache du Uhin . Les Alsaciens qui avaient le sens de la
réalié protestèrent alois et l'ijn d'eux déclara en parlant de Mayence
et c
,
.Çoblcntz : « Ces deux noms nous ont perdus, c'est. pour eux
que jions subissons le triste sort qui nous attend »,
.
'
Ceci se passait dans cette séance du
,
F'r.rnars 1871: où
,
la,rnajoité de
l'Assernldéenationa1e fut, appelée
à
ratifier les ptéliminair,es de. paix
sigpÔs1e26 février.
.
'
La Frauce rèdai.t
à
J'Allemagne les dc départements du',Bas-Rhin
et !Iu,I uutF lin., à l'e.cep1Àon duldcrritoire,' deBeIfort. les .3/4: dé k
Moselie '1/3 de la Meurthe deux cantons du département des
Vosges, les cantons de Saales et de . Schirmeck, en tout,, près de
1700 communes, reprdsentapt 1111e population' de .1.600.000 habitants.,
• Quelques jours abparavant, à la séance du 17 février 4871, Relier,
député du ilaut-Rhin. était venu lire à la trib;ine de l'Assemblée
Nationale la protestation solennelledes députés d'Alsace etde Lorraine,
protestation dont les termes avaient été rédigés par GainbetLi et qu'il
est utile de relire encore aujourd'hui.
« Nous soussignés, citoyens fiançais choisis et députés par les
départements du l3as-Rhin, du Haut-Rhin, de la Moselle et de la
Neurthe, pour apporter à l'Assemblée Nationale (te Fiance, l'expression
Je la volonté unanime des populations de l'Alsace et (te la Lorraine,
aprés nous être réunis et en avoir délibéré, avons résolu d'exposer
dans une déclaration solennelle leurs dioit.s sacrés et inaliénables.
e L'Alsace et la Lorraine ne veulent pas être aliénées. Associées depuis
plus de deux siècles à la France, clans la bonne comme dans la
mauvaise fortune, ces deux provinces, sans cesse exposées aux coups
de l'ennemi, se sont constamment sacrifiées pour la grandeur nationale;
elles ont scellé de leur sang l'indissoluble pacte (lui lés rattsehe à
l'unité française. Mises aujourd'hui en question par les prétentions
él
.
rangéres, elles affirment, ii travers tous les obstacles et. tous les
dahgers, sous le joug même de l'envahisseur, leur inébranlable fidélité.
» Tous unanimes, les concitoyens demeurés dans leurs foyers comme
le soldats accourus sous les drapeaux, les uns en votant, les autres en
combattant, signifient à l'Allemagne et au monde l'immuable volonté
de l'Alsace et de la Lorraine de rester françaises.
La France ne peut consentir ni signer la cession de l'Alsace et de la
Lorraine. Elle ne peut pas, sans mettre en péril la continuité de son
existence nationale, porter elle-même un coup mortel à sa propre unité
en abandonnant ceux qui ont conquis, par deux cents ans de dévouement
patriotique, le droit d'être défendûs par le pays tout entier contre les
entreprises de la force victorieuse.
s La France peut subir les coups de la force, elle ne peut sanctionner
ses arrêts.
» L'Europe ne peut permettre ni ratifier l'abandon (le l'Alsace et de
la Lorraine. Gardiennes des règles de la justice et (lu droit des gens,
les nations civilisées ne sauraient rester plus longtemps insensibles au
sort de leur voisine, sous peine d'être à leur tour victimes des attentats
qu'elles auraient tolérés. L'Europe moderne ne peut laisser saisir un
peuple comme un vil troupeau. Elle ne peut rester sourde aux protes-
tations répétées des populations menacées. Elle doit à sa propre
conservation d'interdire de pa refis abus (le la force elle sait d'ailleurs
-c
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