L’année psychologique, 2007, 107, 339-359
Le rôle de la similarité des informations
en mémoire de travail dans le traitement
des phrases grammaticalement très complexes
Manuel Gimenes*, François Rigalleau et Daniel Gaonac’h
Université de Poitiers
RÉSUMÉ
La syntaxe des langues naturelles est caractérisée par la possibilité d’une
récursivité, permettant d’ajouter une proposition enchâssée à l’intérieur
d’une proposition de même type. Cependant, une phrase contenant deux
propositions relatives enchâssées centralement semble très difficile à
comprendre. Cette difficulté pourrait refléter la restriction d’une capacité
de calcul impliquée dans le traitement des phrases. Pour vérifier dans quelle
mesure cette restriction est liée à la limitation de la mémoire de travail, nous
avons réalisé deux expériences où les participants devaient maintenir des
mots tout en traitant des phrases à double enchâssement. Nous avons mani-
pulé un facteur affectant la mémoire de travail : la similarité entre
informations maintenues et informations traitées. Pour les phrases à double
enchâssement, le maintien de mots similaires était plus difficile que le main-
tien de mots différents. Cet effet n’était pas constaté pour des phrases plus
courtes et jugées moins complexes par les lecteurs. Ce résultat était repro-
duit dans une seconde expérience où la durée de rétention de la charge était
équivalente pour les phrases jugées simples et pour les phrases à double
enchâssement. Les résultats confirment le rôle des ressources de mémoire de
travail dans le traitement des phrases à double enchâssement.
Information similarity in working memory
and the processing of syntactically complex sentences
ABSTRACT
An important syntactic property of natural languages is recursion. It allows the addition of
an embedded clause into another clause. However, a sentence with double center-embedded
*Correspondance : Manuel Gimenes, Laboratoire Langage, Mémoire et Développement Cognitif, 99 avenue du
Recteur Pineau, 86000 Poitiers. E-mail : [email protected]
Note des auteurs : Pour sa contribution à ce travail, François Rigalleau a bénéficié du soutien d'un financement
ACI « Processus psycholinguistiques et construction de la signification » accordée par l'Université de Poitiers.
Les auteurs remercient Valérie Rotthan pour son aide lors de la construction des matériels verbaux et de la col-
lecte des résultats.
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relative clauses is very difficult to understand. This difficulty could reflect the restricted
computing capacity involved in sentence processing. To check whether this restriction is
related to the limitation of human working memory, we conducted two experiments where
participants had to maintain words while processing double-embedded relative clauses. We
manipulated a factor known as influencing working memory capacity: the similarity
between the maintained information and the processed words. For sentences with two
embedding clauses, the memory load composed of similar words was less recalled than a
memory load containing different words. This similarity effect was not significant when the
sentence structure was easier to process. This result was replicated in a second experiment
where the duration of the load retention was controlled. These results are consistent with the
crucial role of working memory in processing syntactically complex sentences.
La mémoire de travail (MdT) est un système spécialisé dans le maintien
des informations pendant une activité cognitive complexe. Même si diffé-
rentes conceptions existent concernant la structure de ce système, tous les
chercheurs s’accordent pour lui assigner une capacité limitée (e.g. Bad-
deley, 1986 ; Barrouillet, Bernardin, & Camos, 2004 ; Just & Carpenter,
1992). Dans ce travail, nous examinerons dans quelle mesure la limitation
de la MdT peut expliquer la difficulté de traitement notée pour certaines
phrases très complexes comme [1], où plusieurs propositions sont
enchâssées les unes dans les autres. Ce genre de phrase présente une
structure théoriquement intéressante puisque, selon certains travaux
récents (Fitch & Hauser, 2004 ; Hauser, Chomsky, & Fitch, 2002),
l’enchâssement récursif serait une propriété spécifique de la syntaxe des
langues naturelles.
[1] Le poisson que le marin que la municipalité a congratulé a pêché en
pleine mer mesurait un mètre.
Une phrase de ce type est généralement jugée difficile à comprendre
(Hamilton & Deese, 1971) même si son seul contenu sémantique est
plausible, comme le suggère la phrase [2] qui réorganise les propositions
pour éviter les enchâssements de propositions.
[2] La municipalité a congratulé le marin qui a pêché en pleine mer le
poisson qui mesurait un mètre.
L’incompréhensibilité de [1] a pu être mise sur le compte du coût excessif
de sa compréhension du point de vue des ressources limitées de la MdT
(Chomsky, 1975 ; Gibson, 1998). Selon Gibson (1998), en lisant la phrase
[1], un lecteur commence par traiter des noms sans connaître les verbes
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auxquels ces noms doivent être intégrés. La MdT devrait donc maintenir
ces noms ainsi que des « prédictions » syntaxiques concernant les verbes
que ces noms exigent. Par exemple, la suite « le poisson que » permet de
prédire que « le poisson » sera l’objet direct d’un verbe ultérieur (« a
pêché »). Selon Gibson, le maintien des noms et des prédictions devien-
drait particulièrement coûteux lors de la lecture du troisième nom
municipalité ») de la phrase [1]. Gibson a proposé une métrique pour
évaluer a priori le coût en mémoire du maintien de chaque prédiction. Le
coût dépend du nombre de référents discursifs traités depuis le moment
où la prédiction a été faite. Dans le cas de la phrase [1], lorsque le mot
« municipalité » est traité, Gibson distingue plusieurs prédictions non
satisfaites. D’une part, le traitement du premier pronom relatif « que »
(dans « le poisson que… ») prédit l’occurrence d’un verbe pour la pre-
mière proposition relative : ce verbe (« a pêché ») apparaît après le
traitement de deux référents discursifs nouveaux : « le marin » et « la
municipalité », le coût de maintien de cette prédiction est donc de
2 unités de ressources en mémoire lorsque « municipalité » est lu. D’autre
part, le deuxième pronom relatif (dans « le marin que… ») induirait la
prédiction d’un verbe (« a congratulé ») survenant après un référent dis-
cursif nouveau (« la municipalité ») : son coût en mémoire serait donc
seulement de 1 unité lorsque « municipalité » est lu. Le coût total de
maintien lors du traitement du nom le plus enchâssé (« municipalité »)
serait donc important. Dans ce genre de situation, Gibson suggère que le
système commencerait par oublier les prédictions dont le coût de main-
tien est le plus élevé. En l’occurrence la prédiction du deuxième verbe (« a
pêché »), qui a un coût de 2 unités, serait plus facilement oubliée que la
prédiction du premier verbe (« a congratulé »), dont le coût est de
1 unité. L’oubli de la prédiction la plus coûteuse aurait pour conséquence
une gêne pour intégrer le verbe « a pêché », le lecteur ne se rappelant plus
que ce verbe est requis.
Pour vérifier cette hypothèse, Gibson et Thomas (1999) ont demandé à
des sujets anglophones d’évaluer le degré de complexité de phrases
anglaises équivalentes à [1]. Les lecteurs devaient décider, sur une échelle
en 5 points, si la phrase était plus ou moins facile à comprendre. Gibson
et Thomas présentaient également trois autres versions de la même
phrase, où chacun des trois syntagmes verbaux (SV) pouvait être omis.
Les auteurs ont constaté que l’omission du deuxième SV (« a pêché en
pleine mer »), illustrée par [3], ne donnait pas lieu à un moins bon juge-
ment de complexité que la phrase [1].
[3] Le poisson que le marin que la municipalité a congratulé mesurait un
mètre.
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En revanche, l’omission du premier ou du troisième SV induisait des
jugements moins bons que pour la phrase entière. Ainsi, les lecteurs
étaient plus sensibles à l’omission du premier SV (« a congratulé ») qu’à
celle du deuxième SV (« a pêché en pleine mer »). Ceci était compatible
avec la théorie de Gibson qui assigne un coût plus faible au maintien de
la prédiction concernant le premier SV (« a congratulé »). Dans la dis-
cussion de leur travail, Gibson et Thomas (1999) considéraient une
autre explication possible de l’apparente négligence du deuxième SV
manquant. Le deuxième SV a pour sujet « le marin », qui est le
deuxième syntagme nominal (SN). À cause d’un effet classique de la
mémoire, ce deuxième SN serait plus facilement oublié avant le traite-
ment du deuxième SV. En effet, le premier SN serait mieux retenu
grâce un effet de primauté, le troisième SN bénéficierait quant à lui
d’un effet de récence, le deuxième SN ne bénéficierait pas de ces deux
effets. L’oubli de ce deuxième SN induirait une difficulté pour intégrer
le verbe dont il est le sujet (« a pêché »). À l’heure actuelle les recher-
ches ne permettent pas de distinguer l’explication en terme d’oubli de
prédictions et celle en terme d’oubli de nom, mais les deux conceptions
suggèrent que la difficulté des phrases à double enchâssement ne tient
pas à une limitation de compétence cognitive. Ceci est d’ailleurs
compatible avec les travaux de Fitch et Hauser (2004) qui indiquent
que l’être humain parvient à traiter des structures hiérarchiques à
double enchâssement pour des suites structurées de syllabes. En fait, la
difficulté de traitement de phrases comme [1] serait plutôt liée à une
restriction de la capacité de calcul. Les résultats rapportés par Gibson et
Thomas peuvent être considérés comme un argument indirect en
faveur du coût excessif de [1] en MdT. Dans l’étude ici rapportée, nous
proposons de tester cette hypothèse de manière plus « directe » en utili-
sant une technique souvent adoptée pour évaluer le coût en MdT : la
technique de charge.
Pour vérifier expérimentalement la contribution de la MdT à une acti-
vité cognitive, une technique possible consiste à demander au
participant de maintenir des informations « extérieures » à cette acti-
vité. Le sujet doit rappeler ces informations après l’activité. Les
informations à maintenir constituent une charge qui empêche le lecteur
d’engager de manière optimale ses ressources dans l’activité étudiée
(Baddeley, 1986). Par hypothèse, plus l’activité cognitive requiert des
ressources de MdT, plus la charge devrait être handicapante. Différents
indices peuvent servir à objectiver ce handicap : ralentissement et/ou
moindre exactitude de l’activité, mais aussi moindre rappel de la charge
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par rapport à une condition où une activité moins coûteuse est à mettre
en œuvre avec la même charge.
De nombreuses études ont utilisé la technique de charge pour évaluer le
coût en MdT de la compréhension des phrases. Ainsi, cette technique a
été utilisée pour évaluer l’éventuelle différence de coût entre deux struc-
tures de phrases : la structure relative sujet, illustrée par [4] et la structure
relative objet, illustrée par [5].
[4] Le journaliste qui a attaqué le sénateur a reconnu l’erreur.
[5] Le journaliste que le sénateur a attaqué a reconnu l’erreur.
La structure relative objet [5] est plus difficile à rappeler qu’une phrase
comme [4] (Kail, 1975). Elle donne aussi lieu à des temps de lecture plus
longs et à des erreurs de compréhension plus fréquentes (cf. Schels-
traete & Degand, 1998).
Ces dernières années, plusieurs chercheurs ont proposé que l’effet de
charge sur la compréhension de phrases complexes serait surtout mis en
évidence lorsque les mots qui constituent la charge ont une similarité
importante avec ceux qui constituent la phrase à comprendre. En effet,
dans de telles conditions, la possibilité d’une interférence entre les mots
de la charge et ceux de la phrase est maximisée. Ainsi, Gordon, Hen-
drick, et Levine (2002) ont demandé à des participants de lire des
phrases tout en maintenant une charge de mots. La complexité syn-
taxique des phrases était manipulée (phrases à sujet ou à objet relativisé),
et le type des noms dans la phrase était aussi varié (noms communs ou
prénoms). Le facteur crucial était la similarité entre les mots de la charge
et le type des noms dans la phrase (la charge était composée de 3 noms
communs ou de 3 prénoms). Ainsi, la manipulation de la similarité
concernait la catégorie lexicale, en se basant sur la distinction entre nom
commun et nom propre. L’idée était que la similarité serait plus impor-
tante lorsque la charge et la phrase comportaient toutes les deux des
noms communs, ou bien toutes les deux des noms propres. Les résultats
montraient que la performance était détériorée en cas de similarité, et
que cet effet de similarité était plus important pour les phrases les plus
complexes. Ces effets étaient obtenus sur la mesure de compréhension
des phrases, et marginalement sur les temps de lecture (cf. pour des
résultats analogues : Fedorenko, Gibson, & Rohde, 2006 ; Gordon, Hen-
drick, Johnson, & Lee, 2006).
Dans notre étude, nous avons donc choisi d’examiner dans quelle mesure
une charge composée de mots similaires pouvait induire une difficulté
spécifique pour des phrases à double enchâssement comme [1]. En outre,
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