Bilan de la présence militaire européenne en
Afrique subsaharienne, 2000-2010
Par Martine Cuttier
Examiner la présence militaire européenne en Afrique subsaharienne dans la
première décennie du présent siècle invite au préalable à évoquer brièvement les
épisodes qui ont précédé, et le processus d’intégration interne, initié dans les années 1950,
qui voit émerger, à côté des politiques nationales, un embryon de politique étrangère et
militaire commune dont l’Afrique est l’un des terrains d’application. On s’attachera par la
suite à préciser les premières et les secondes, leurs rapports, formes et diverses modalités.
Le legs des décennies précédentes
La décolonisation de l’Afrique, étalée entre 1951 (Libye) et 1975 (Mozambique,
Angola), n’y a pas mis fin à une présence militaire européenne remontant par endroits au
16e siècle.
1
Dans le contexte d’affrontement bipolaire de la Guerre froide, l’Afrique fut,
inégalement selon le moment, un enjeu stratégique entre les deux Grands, souvent traduit
par une présence militaire très visible des deux camps, parfois par supplétifs interposés
(Est-Allemands en Tanzanie, Cubains en Angola pour le compte des Soviétiques).
Le cas de l’Afrique francophone montre une présence française très aboutie, à la
fois militaire et humanitaire, sur le fondement des accords de coopération militaire signés
dès les indépendances.
2
Par l’implantation d’unités interarmes comme les régiments
interarmes d’outre-mer (RIAOM) et des bataillons d’infanterie de marine (BIMa), la
France a prépositionné des forces dans les capitales des pays alliés.
3
Au titre de
l’Assistance militaire technique (AMT), elle a formé et tenu à bout de bras, plusieurs
décennies durant, les armées de ces pays qui limitaient ainsi leur budget militaire, mais
aussi leur souveraineté. On parle d’ailleurs de coopération de substitution. À compter de
1977, dans un contexte de refroidissement des relations entre les blocs, elle intervient
directement de manière répétée par des opérations à base de projection de forces venues de
1
Rappelons que la colonisation de l’Afrique a d’abord consisté en implantations côtières, au moment où les
États-nations européens s’extravertissent, affirment des ambitions de puissance globale, et créent des outils
militaires adaptés à l’expansion ultramarine (dans le cas de la France, l’infanterie de marine, créée en 1622,
et l’artillerie de marine, qui la suit en 1692). Au 19e siècle, lors de la relance de l’aventure coloniale, la
présence militaire prit la forme de colonnes expéditionnaires (pour la France, à base de ‘marsoins’ et d’unités
de Légion) ou de milices privées (dans le cas britannique, la National African Company devenue, en 1886, la
Royal Niger Company laissant la place pour finir, en 1900, à la West African Frontier Force, avant que les
puissances coloniales répartissent des forces dans les territoires conquis afin de signifier leur souveraineté.
2
La coopération militaire repose sur trois piliers : les accords de défense, l’assistance militaire technique
(AMT) et la force d’action rapide (FAR).
3
Aujourd’hui encore, ces dernières sont prêtes à intervenir en permanence. Prenons l’exemple de
l’évacuation des ressortissants européens lors de la crise ivoirienne, en 2002 ou lors de l’offensive rebelle sur
N’Djamena, en février 2008.
Published/ publié in Res Militaris (http://resmilitaris.net ), vol.2, n°2, Winter-Spring/ Hiver-Printemps 2012
Res Militaris, vol.2, n°2, Winter-Spring/ Hiver-Printemps 2012 2
l’ancienne métropole,
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soit pour sauvegarder les régimes alliés menacés d’implosion (par
exemple, le Zaïre lors la rébellion des gendarmes katangais dans la province du Shaba
Kolwezi, mai 1978), soit pour maintenir l’intégrité des frontières des États issues de la
colonisation, décrétées intangibles par les pères fondateurs de l’Organisation de l’Unité
Africaine (OUA) et objet de pressions extérieures (le plus souvent soviétiques), soit encore
afin de contrecarrer les visées libyennes sur le Tchad (Opérations Tacaud, 1978 ; Manta,
1983 et Épervier, 1986) et sur la RCA (Barracuda, 1979). Entre 1977 et le début des
années 1990, la France s’est donc montrée capable de mener des opérations sur plusieurs
théâtres. Hormis la consolidation des équilibres, elle a défendu ses intérêts géopolitiques en
assurant la stabilité du pré carré’, et par là même ceux des pays occidentaux en sécurisant
l’accès aux matières premières politique bien comprise, entre autres, des États-Unis qui
s’en sont remis à la France pour endiguer l’expansion du communisme. Elle s’est ainsi
imposée comme puissance, capable de déployer les moyens nécessaires afin de s’occuper
des affaires de cette partie du monde.
Depuis la fin de la Guerre froide et la disparition de l’URSS, la présence militaire
européenne, notamment la présence française, s’allège car est venu le temps de cueillir les
dividendes de la paix et de désarmer. L’Afrique subsaharienne connaît alors un
déclassement stratégique : elle est reléguée au bas de la hiérarchie des priorités des États de
l’Union Européenne, alors que se multiplient sur place les crises inter- et intra-étatiques. À
quinze puis à vingt-cinq, l’UE limite la géographie de son champ d’intervention aux
régions proches de sa périphérie, excluant de renouer avec les formes de politique
hégémonique héritées des périodes coloniale et post-coloniale.
Les étapes de l’élaboration d’une politique militaire européenne
Dès l’origine, en 1951, l’un des buts de la construction européenne fut d’établir la
paix sur le continent après des siècles de guerres interétatiques dont les deux dernières ont
provoqué des destructions matérielles et humaines d’une ampleur inégalée dans l’histoire
de l’Humanité. En éloignant le spectre de la guerre dans le contexte de la guerre froide,
l’Europe en construction n’a cessé de refuser de devenir une puissance complète. Pourtant
elle réagit à la menace soviétique dès 1948 par le Pacte de Bruxelles,
5
qui esquisse face à
elle une coopération économique, sociale, culturelle et de défense collective. L’idée germe
d’une possible application à la défense du modèle de la CECA. L’épisode de la CED laissa
penser un court instant que les Européens allaient prendre en main leur défense et leur
sécurité, laissant aux Américains (qui s’ouvrent à eux de ce souhait dès 1951) les mains
plus libres ailleurs. L’échec de la CED fut en partie compensé, en octobre 1954, par la
création, à Paris, de l’Union de l’Europe Occidentale (UEO), sur la base d’un traité de
coopération militaire visant à durcir le pacte de Bruxelles. Ses réalisations se limitent à
inclure l’Allemagne fédérale et l’Italie, et à offrir une structure aux États-membres en butte
à des tensions (notamment entre Allemagne et France au sujet de la Sarre). Mais l’Europe
4
Le système d’alerte Guépard permet de projeter des forces opérationnelles depuis la France, en soutien aux
forces prépositionnées.
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Il est signé le 17 mars 1948 entre cinq pays : la France, le Royaume-Uni et les pays du Benelux.
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occidentale choisit d’être une organisation fondée sur les droits de l’Homme, respectueuse
de la loi et de la légitimité des régimes : elle préféra être un espace économique et culturel
et non une puissance militaire, s’en remettant ainsi au protectorat américain pour assurer sa
sécurité à travers l’OTAN, bras armé de l’Alliance atlantique créée peu avant (1949). En
1957, le Traité de Rome réaffirma la volonté d’instaurer une Europe de la paix et de la
prospérité par le libre-échange et la concurrence commerciale. L’UEO restera la coquille
vide de la construction d’une défense européenne, et fonctionnera comme le pilier
européen de l’OTAN. Seule la France, à l’initiative du général de Gaulle, remit en cause
cet état de choses en 1966.
Jusqu’en 1989, la question de la défense européenne n’est plus à l’ordre du jour :
elle devient même tabou comme le montre, en 1970 et 1973, le lancement de la
coopération politique européenne (CPE)
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qui laissera de côté les questions de sécurité et de
défense. L’immobilisme des Européens fut quelque peu ébréché, en 1986, lorsque l’Acte
Unique fait entrer la CPE dans les traités communautaires. Il y eut alors coopération en
matière de politique étrangère européenne sans volet militaire. Or, selon la règle d’or
clausewitzienne, il ne saurait y avoir, sous peine de contresens majeur, d’action militaire ni
d’engagement armé sans pouvoir politique affirmé : les armées n’en sont que l’instrument.
L’histoire de la défense européenne ne peut être dissociée de la mise en place de l’étage
politique à l’édifice commun.
La question fut relancée en 1989 avec la chute du Mur de Berlin, qui mit un terme à
l’existence des blocs. L’événement fait partie de ces ‘surprises stratégiques qui, une fois la
stupeur passée, nécessitent de repenser les équilibres géopolitiques. L’OTAN procéda à un
réexamen de ses orientations, et à cette occasion, sollicita l’UEO. Le dossier de la sécurité
européenne revient alors sur le devant de la scène. Une fois le tracé de la frontière entre
l’Allemagne réunifiée et la Pologne confirmé sur la ligne Oder-Neisse, un consensus se fait
jour : il est a minima car la Grande-Bretagne prône un renforcement du pilier européen de
l’Alliance tandis que la France et l’Allemagne veulent une défense européenne autonome.
Le Traité sur l’Union Européenne, adopté à Maastricht en décembre 1991, lança la
politique européenne de sécurité commune (PESC), ainsi substituée à la CPE. La nouvelle
Union, toutefois, se montre incapable de participer au règlement des crises internationales,
dont l’une se déroule, en Europe même, dans les Balkans. La PESC constitua pourtant un
palier, d’autant qu’en juin 1992 les formes des éventuelles interventions furent précisées
lors dun conseil ministériel de l’UEO. Ces missions de Petersberg comprennent un volet
humanitaire et des missions de combat pour la gestion des crises.
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Réelle avancée qui
n’échappa cependant ni à des querelles d’interprétation du contenu (minimaliste du
Royaume-Uni, maximaliste de la France), ni à la concurrence voire à la rivalité entre
6
Le but est de rapprocher les politiques étrangères nationales des 6 puis des 9 pays-membres.
7
Selon l’Article 43-1 du traité, ces missions recouvrent des missions humanitaires ou d’évacuation de
ressortissants ; de maintien de la paix ; des missions de forces de combat pour la gestion des crises, y compris
de rétablissement de la paix ; des actions conjointes de désarmement ; des missions de conseil et d’assistance
militaire ; des missions de prévention des conflits et de stabilisation et la lutte contre le terrorisme.
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institutions européennes. Le premier pilier (relevant de la Commission
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et du Parlement
pour les politiques de coopération) obéit au principe communautaire, tandis que le second
(régi par le Conseil européen
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), celui qui concerne la PESC, fonctionne en inter-
gouvernemental. Le fait que le second pilier réponde au souci de préserver les souve-
rainetés nationales des effets des décisions prises au titre du premier pilier entrave la
cohérence de la politique commune. Il y a redondances multiples et manque de lisibilité. Si
le pacte de stabilité est un succès, l’UE reste incapable de s’impliquer dans la crise
rwandaise, en 1994, puis dans la crise yougoslave.
10
En 1997, le Traité d’Amsterdam tenta de remédier à l’impuissance politique en
faisant du secrétaire général du Conseil le Haut Représentant pour la PESC. Javier Solana
essaiera à ce titre, dix ans durant, de porter la parole de l’UE et d’exercer une influence
internationale. Le traité, qui intègre les missions de Petersberg (et anticipe l’absorption de
l’UEO par l’UE lors du Traité de Nice), le permet. Toutefois, il ne pèsera pas réellement
sur la résolution des crises, faute de détenir des moyens de coercition. Un premier correctif
intervient en décembre 1998, à Saint-Malo, quand Tony Blair accepta de ne plus entraver
l’émergence d’une capacité européenne autonome de gestion des crises. L’impulsion
s’avéra vite insuffisante : en 1999, la crise du Kosovo fournit une nouvelle preuve de
lincapacité des Européens à intervenir. En conséquence, le Conseil européen de juin 1999
(sommet de Cologne) décida de doter l’UE des moyens nécessaires pour assumer ses
responsabilités en instaurant la Politique européenne de sécurité et de défense (PESD),
composante civilo-militaire et opérationnelle de la PESC.
Dès lors, la PESC dispose pour gérer les crises de structures politico-militaires
permanentes. Le Comité politique et de sécurité (COPS) est chargé de suivre la situation
internationale et de suggérer des politiques au Conseil et au Haut Représentant ; organe
central de la PESD, il relève du Conseil des affaires étrangères. Au plan opérationnel, il
exerce le contrôle politique et la direction stratégique des opérations.
11
Le comité militaire
de l’UE (CMUE), composé des chefs d’état-major des armées et soutenu par un état-major
(EMUE), appuie le COPS.
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Il restait à statuer sur l’UEO, parfois réactivée mais restée impuissante comme bras
armé de l’Europe. Ce fut fait à Marseille, en novembre 2000, lorsque le Conseil de l’UEO
transfère ses compétences à l’UE. Le mois suivant, au sommet de Nice, l’Union fit de la
8
Elle a en charge l’aide au développement et les actions politiques en faveur du maintien de la paix. Elle
dispose de peu de spécialistes mais de larges moyens financiers.
9
Il a pour prérogative l’action civilo-militaire. Il dispose de la grande majorité des spécialistes en matière de
défense et d’un faible budget.
10
Fin 1995, les accords de Dayton prouvent l’impuissance européenne à participer à la résolution d’une crise
sur le continent laissée à l’ONU et aux États-Unis. Elle compense par une implication humanitaire et une aide
à la reconstruction économique.
11
L’expertise lui est fournie par le Groupe politico-militaire (GPM), ce qui peut l’amener à proposer des
options militaires, et dans ce cas le concept et le plan d’opérations.
12
Pour les aspects civils de la gestion des crises, le COPS s’appuie sur un comité, le CIVCOM. Il fournit des
recommandations et des conseils, il développe de concepts et des moyens dans les domaines de la police, des
libertés publiques, de l’administration et de la protection civiles.
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PESD
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son instrument de résolution des crises : elle ne semble plus être le nain politique
qu’on a connu, et se proclame opérationnelle en décembre 2001 (déclaration de Laeken).
Pendant ce temps, les négociations entre l’OTAN et l’UE se poursuivent à propos des
transferts de compétences de l’UEO à l’UE, pour aboutir en mars 2003 à deux
arrangements. Le premier porte sur la nature des échanges ; le second permet l’accès de
l’UE aux capacités de l’Alliance. Ce sont les arrangements de Berlin plus.
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La même
année est créée l’Agence de défense européenne. Désormais, l’UE peut apparaître comme
un acteur des relations internationales plus complet. Reste à vérifier sa réelle capacité
d’action.
La première mise à l’épreuve est occasionnée, en 2003, par la crise irakienne.
L’échec est cuisant, puisque les Européens répondent en ordre dispersé, non sans rivalités
d’influence : qui de la France de Jacques Chirac ou du Royaume-Uni de Tony Blair incarne
le mieux l’Europe ? La PESD n’est-elle que la poursuite de la politique étrangère nationale
par d’autres moyens ? La PESD est-elle mort-née ? L’intervention en Ituri, à l’été 2003,
l’enjeu est moindre qu’en Irak, montre le contraire. La PESD avance d’un petit pas.
La dernière touche à l’affirmation de la PESC-PESD est mise par le Traité de
Lisbonne en 2007.
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Il supprime les piliers et met fin, en apparence, aux entraves et à la
concurrence inter-piliers déjà évoquée. En apparence, puisque la PESC demeure régie par
la logique intergouvernementale. La PESD devient la Politique de sécurité et de défense
commune (PSDC, qui intègre les missions de Petersberg), dont la montée en puissance
reste marquée par l’éternel débat sur la définition que souhaite l’Union comme acteur de la
scène internationale : puissance civile, puissance militaire, superpuissance comme le furent
jadis les puissances européennes, comme le sont les États-Unis et comme la Chine rêve de
le devenir, ‘puissance normative’, ou relevant d’une forme de soft power ? Là est l’enjeu de
la PSDC, et il est double. Il s’agit d’une part de savoir si les États européens sont prêts à
s’associer pour se doter des instruments de la puissance, donc de ceux de la guerre ; de
l’autre, comment une organisation intégrée à 27 qui n’est pas un État et est guettée sans
cesse par des forces centrifuges peut parvenir à peser sur la résolution des affaires du
monde dans le cadre des institutions fixées par le Traité de Lisbonne ?
La politique tournée vers l’Afrique subsaharienne
À ce jour, dans un monde en recomposition vers la multipolarité, l’UE façonne son
outil pour intervenir dans la zone qui lui est la plus proche : l’Afrique, dont elle n’est
séparée que par un détroit de 17 kilomètres. L’Afrique subsaharienne est sa cible. La
géographie de l’intervention a une dimension gionale. Elle concerne respectivement, la
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Elle n’est pas chargée d’assurer la défense du territoire de l’Union qui relève des défenses nationales de
chaque pays-membre et de l’OTAN.
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L’accord cadre résulte d’échanges épistolaires entre le Haut Représentant pour la PESC et le Secrétaire
général de l’OTAN. Si les ambiguïtés sur la capacité européenne de gestion des crises n’est pas levée, ‘Berlin
plus offre une base pour les opérations de l’UE menées en coopération avec l’OTAN. Cela concerne
particulièrement les opérations Concordia, en Macédoine, et EUFOR-Althéa, en Bosnie-Herzégovine.
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Adoppar le conseil européen, le 19 octobre 2007 et signé par les chefs d’État, le 13 décembre pour une
entrée en vigueur le 1er décembre 2009.
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