Elle est même parfois la seule cause de la
maladie.
Nous avons pu distinguer au moins quatre
grandes classes d’amas de protéines tau inacti-
vées, qui signent quatre types de pathologies
tau: la classe 1 avec des amas tau de type 3R
et 4R (maladie d’Alzheimer, trisomie 21 et
quelques autres pathologies rares). La classe 2
avec des amas de variantes 4R (paralysie
supranucléaire progressive et dégénérescence
corticobasale, deux syndromes parkinsoniens).
La troisième classe est caractérisée exclusi-
vement par des amas de protéines tau 3R
(maladie de Pick, une sous-classe de démence
fronto-temporale)(3). Enfin, la classe 4 est
observée dans la maladie de Steinert, une
pathologie neuromusculaire familiale qui
implique une dérégulation des ARN messagers
de tau indépendante des motifs R(4).
Bien que la maladie d’Alzheimer s’inscrive
naturellement dans une telle classification, il
serait abusif de considérer tau comme l’unique
cause de la maladie. Une vision exclusivement
«tauiste» est tout aussi réductrice que la
vision strictement «amyloïdiste », massive-
ment répandue. Car il n’y a pas de maladie
d’Alzheimer sans plaques amyloïdes, et la pro-
gression de la tauopathie ne se fait qu’en pré-
sence de ces agrégats. En 2001, deux articles
publiés dans la revue Science ont démontré
cette synergie de manière frappante. Dans son
article, l’équipe américaine de Jada Lewis et
Mike Hutton fait part de l’utilisation d’un tout
nouveau type de souris transgéniques. Grâce à
des mutations situées à la fois sur le gène de la
protéine APP et sur celui de la protéine tau,
celles-ci développent les deux facettes de la
maladie: des agrégats de protéines A, et une
dégénérescence neurofibrillaire. Or, la patho-
logie dont souffrent ces souris s’avère nette-
ment plus prononcée que celle développée par
les souris transgéniques n’ayant que le gène
tau muté(5).
L’équipe suisse de Jurgen Gotz utilise quant
à elle des souris ne possédant qu’une mutation,
située sur le gène de la protéine tau. Ces souris
développent une pathologie tau peu prononcée,
jusqu’à ce qu’on leur injecte dans le cortex la
protéine A, ce qui a pour effet d’exacerber
la maladie(6). Cette dernière expérience repro-
duit d’ailleurs assez bien ce qui se passe dans
le cerveau humain. Comme on l’a laissé
entendre, la pathologie tau apparaît dans la
formation hippocampique humaine au cours
du vieillissement «normal». Mais dès que la
protéine Afait son apparition, la maladie
progresse, comme si Apotentialisait une
maladie rampante. En quelque sorte, la mala-
die d’Alzheimer serait une tauopathie stimulée
par les dysfonctionnements de la protéine APP,
qui génèrent le peptide A(2).
Même si les mécanismes physiologiques à
l’œuvre restent inconnus, cette hypothèse
encore largement iconoclaste pourrait ouvrir
de nouvelles voies thérapeutiques. Si la mala-
die d’Alzheimer est effectivement la consé-
quence d’une interaction entre le mécanisme
tau et l’apparition de plaques amyloïdes, la
progression doit pouvoir être stoppée avec
une grande efficacité en bloquant les deux
mécanismes.
Essai
vaccinal
interrompu. L’idée d’agir sur les plaques
amyloïdes a été largement prospectée ces der-
nières années avec, pour résultat, une unique
piste, heureusement prometteuse. Les travaux
pionniers de Dale Schenk ont montré que,
chez les souris, l’élaboration d’anticorps
contre les agrégats permet de les éliminer
du cerveau. D’où l’idée d’effectuer une sorte de
«vaccination»: injecter des protéines Aau
patient présentant des symptômes alzheimé-
riens modérés pour éduquer son système
immunitaire et le dresser contre l’envahisseur.
Les résultats sur les modèles murins furent
positifs, un fait plutôt inattendu dans la
mesure où tout le monde pensait que le cer-
veau possédait une barrière immunologique
relativement étanche. Les premiers essais thé-
rapeutiques sur l’homme menés par une
coopération internationale ont cependant été
interrompus, suite à des réactions secondaires
indésirables très importantes. Mais les essais
vont reprendre sous peu, peut-être dès cette
année, avec une vaccination mieux adaptée à
la structure particulière des dépôts Achez
l’homme. Peut-on de même agir contre l’ac-
cumulation de protéines tau? La vaccination
n’est malheureusement pas envisageable car,
comme on l’a dit, les protéines tau s’accumu-
lent à l’intérieur du neurone, zone inacces-
sible aux anticorps.
Mais le mécanisme pourrait être attaqué
sous un autre angle. Si les protéines tau n’ont
pas in vitro de structure secondaire parti-
culière et gardent un aspect flexible et désor-
donné, elles ont certainement in vivo, une
conformation très précise, puisque leur inter-
action avec les dimères de tubuline peut être
modulée finement par la phosphorylation.
D’où la suggestion, émise par certains
chercheurs, de jouer sur la régulation de la
phosphorylation. Pour séduisante qu’elle soit,
cette approche me semble délicate dans la
mesure où l’on touche là aux mécanismes de
fonctionnement fondamentaux de la cellule
neuronale.
Ralentir
l’invasion ? Une deuxième piste, plus réa-
liste, consiste à étudier la dynamique d’exten-
sion de la pathologie tau dans l’espace
cérébral. Les souris transgéniques permettent
une telle approche. Connaître précisément
ce qui déstabilise l’édifice des populations neu-
ronales permettra de désigner les cibles phar-
macologiques. Il s’agit ici de ralentir la
dynamique d’invasion du processus dégéné-
ratif, pour gagner des années sur la maladie
d’Alzheimer.
Autre voie envisageable: la maladie
d’Alzheimer devrait pouvoir se prêter à un type
d’analyse extrêmement récent, en l’occurrence
l’analyse du transcriptome (l’ensemble des
intermédiaires dans la transcription de l’ADN
en protéines) et du protéome (l’ensemble des
protéines exprimées par la cellule). Il s’agit de
déterminer les mécanismes d’installation de la
maladie dans la cellule, en dressant un tableau
complet du transcriptome et du protéome de la
cellule avant et après qu’elle soit atteinte. Cette
stratégie, aujourd’hui utilisée par tous les sec-
teurs de la recherche médicale, a permis
notamment de repérer les gènes activés lors du
processus de cancérisation. C’est une facette
importante de la maladie d’Alzheimer qui reste
à explorer. A.D. ◆
LA RECHERCHE HORS SÉRIE N° 10 - CERVEAU SANS MÉMOIRE -JANVIER 2003
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RÉFÉRENCES
(1) L. Buée et al., Brain Res
Brain Res Rev, 33, 95, 2000.
(2) A. Delacourte et al.,
Neurology, 59, 398, 2002.
(3) L. Buée, A. Delacourte,
Brain Pathol, 1999, 681,
1999.
(4) N. Sergeant et al., Hum
Mol Genet, 10, 2143, 2001.
(5) J. Lewis, D. W. Dickson et
al. ,Science, 293, 1487, 2001.
(6) J. Gotz, F. Chen et al.,
Science, 293, 1491, 2001.
POUR EN SAVOIR PLUS
✑✑C. Duyckaerts, F. Pasquier (éds), Démences, Douin-Groupe Liaison,
2002.
✑✑L. Robert, Vieillissement du cerveau et démence, Flammarion, 1998.
wwwww.lille.inserm.fr/u422/tau.html
wwwww.larecherche.fr