V. De la Chambre au Théâtre:V. De la Chambre au Théâ

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LA MUSIQUE INSTRUMENTALE AU XVIIIe SIÈCLE
DE COUPERIN À RAMEAU
1700-1750
Edmond LEMAÎTRE
1991
UN CONCEPT DIFFÉRENT
En 1705, Lecerf de La Viéville révèle que de nombreux jeunes gens montrent
un vif désir d’établir leur réputation en excellant dans la science de l’accompagnement : “se clouer trois ou quatre ans sur un clavecin pour parvenir enfin à la
gloire d’être membre d’un concert, d’être assis entre deux violons et une basse
de violon de l’Opéra, et de brocher, bien ou mal, quelques accords qui ne seront
entendus de personne, voilà leur noble ambition.” Cet engouement est alors
tout neuf ; il date des dernières années du XVIIe siècle. Lully ne fut certainement
pas étranger au développement tardif du concert instrumental en France. Le
combat qu’il mena contre les influences extérieures, et particulièrement italiennes, contribua à retarder l’épanouissement de ce qu’il est parfois convenu
d’appeler la musique de chambre baroque. Encore faut-il définir la notion de
musique de chambre dans la première partie du Siècle des lumières.
À la fin du XVIIIe siècle, ce vocable ne pose aucun problème de définition.
Chacun s’attend à trouver, sous ce titre générique, des œuvres s’adressant à un
petit nombre d’instrumentistes et destinées, à l’origine, à une exécution dans un
cadre intime. Sonates, trios, quatuors, quintettes en sont les plus beaux fleurons.
À l’époque de Mozart, celle où genres et formes se définissent clairement, aucun
mélomane n’envisage de classer une partition vocale dans un fichier “Musique
de chambre”! Il n’en va pas de même entre 1700 et 1750.
Fait significatif, vers 1700, les Italiens appliquent le mot camera (traduction de
“chambre”) à la sonate – sonata da camera – mais aussi à la cantate – cantata da
camera. Ainsi dissocient-ils les ouvrages profanes, tant instrumentaux que
vocaux, des partitions religieuses ou lyriques. À la Cour de France, le terme
“chambre” désigne une pièce de l’appartement royal. D’autre part, la Chambre
est une institution musicale dont les membres participent aux concerts royaux,
privés ou publics, aux bals, et aux ballets. Ils agrémentent les soupers du roi,
relèvent de leur présence les cérémonies de grand apparat et se joignent même
aux titulaires de l’Académie royale de musique dans l’exécution d’ouvrages
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LE CONCERT DES MUSES
lyriques, principalement à Versailles et à Fontainebleau. Mais la musique instrumentale ne fut jamais leur seul objectif. La composition officielle de la Chambre,
qui associe chanteurs et instrumentistes, révèle bien une double vocation. Ironie
du sort, en 1699, l’État des Officiers de la Maison du roi ne mentionne plus, pour
la Chambre, que deux surintendants, deux maîtres des enfants, cinq voix, deux
compositeurs et quatre organistes de la Chapelle. Les instrumentistes se trouvent donc écartés des privilèges réservés aux officiers. Les meilleurs virtuoses se
regrouperont dans une instance plus confidentielle, dans laquelle les chanteurs
jouent toujours un rôle important : le Cabinet du roi.
Aussi ne faut-il pas s’étonner de constater que les musiciens de ce début de
siècle considèrent la cantate naissante comme une œuvre de chambre. Comme la
sonate, elle arrive d’Italie et appartient à ce nouveau répertoire, léger, accessible
aux amateurs et susceptible d’être joué dans un local restreint. Esthétiquement,
les connaisseurs rangent ces deux genres dans le même panier. C’est pourquoi le
rédacteur du Mercure de France (nov. 1713) s’exprime en ces termes : “les cantates
et les sonates naissent sous les pas ; un musicien n’arrive plus que la sonate ou la
cantate en poche ; il n’y en a point qui ne veuille faire son livre et être buriné et
ne prétendre faire assaut contre les Italiens et leur damer le pion.” La dernière
proposition relate que les compositeurs français n’imitent pas servilement leurs
collègues d’outre-monts. Si les mots viennent d’Italie, la substance musicale reste
française. Pour bien affirmer cet état des choses, François Couperin francise les
termes. Par analogie avec sérénade, il donne le titre de sonade ou de cantade à certains de ses ouvrages. Son expérience ne trouva pas d’imitateur !
Mais la vogue de la cantate française ne fut qu’un feu de paille. Arrivée à son
apogée vers 1725, elle connut une période de déclin et fut presque totalement
délaissée par les compositeurs dix années plus tard. Par contre, la musique instrumentale prospéra. La boulimie des amateurs et la création du Concert
Spirituel furent à l’origine d’une énorme production aux multiples facettes. Alors
seule en lice, elle restait une alternative face aux diverses symphonies extraites
des meilleurs ouvrages lyriques de Lully ou aux Symphonies pour les Soupers du
Roy de M.-R. de Lalande, répertoire habituel du début du siècle. Dans cette
abondante production, il y eut du meilleur et du moins bon, mais toujours du
brillant, de la virtuosité et des effets. Si parmi les spécialistes de cette discipline,
la France ne peut exhiber des noms aussi illustres que ceux de J.-S. Bach ou
Vivaldi, elle peut néanmoins inscrire dans son mémorial les patronymes de
féconds et habiles violonistes tels que Jean-Marie Leclair. Encore ne faut-il pas
oublier, dans ce domaine, les incursions de François Couperin et de Rameau.
Tous participèrent à une marche qui devait bientôt amener l’ensemble des musiciens européens à fondre leurs différents caractères dans une esthétique internationale : celle de la musique galante.
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D’UN INSTRUMENT, L’AUTRE
De la viole
Au XVIIe siècle, André Maugars fut l’un des premiers Français à s’intéresser à
l’instrument. Bien qu’il ne nous laisse aucune œuvre, il fut à l’origine d’un intérêt pour la viole qui engendra une abondante littérature. La musique de ses successeurs nous prouve que la basse avait alors éclipsé les autres registres de la
famille des violes. Ceci se confirme dans les Concerts à deux violes égales de M. de
Sainte-Colombe, qui perfectionna son instrument en lui ajoutant une septième
corde, ainsi que dans les Pièces de violle en musique et en tablature (1685) du sieur
de Machy. Bientôt une technique spécifique à l’école française vit le jour comme
en témoignent le Traité de la viole de Jean Rousseau et L’Art de toucher le dessus et
la basse de viole de Danoville, publiés en 1687. À l’instar des clavecinistes, les violistes insistent sur l’art des agréments. À la tête de son Traité, Rousseau aborde
une notion fondamentale de l’interprétation de la musique baroque en général
et de la musique française en particulier : celle de l’ornementation. Il écrit que
les “Agrémens sont un sel mélodique qui assaisonne le chant, et qui lui donne
le goût, sans lequel il serait fade et insipide ; et comme le sel doit estre employé
avec prudence, en sorte qu’il n’en faut ny trop ny peu, et qu’il en faut plus dans
l’assaisonnement de certaines viandes et moins en d’autres”. Ainsi, “dans l’usage
des Agrémens, il faut les appliquer avec modération, et sçavoir discerner où il en
faut plus et où il en faut moins”. Évidemment, il déclare que les agréments du
chant s’appliquent à la viole.
L’ouvrage de Rousseau sortit des presses un an après que le plus brillant représentant des compositeurs de viole, Marin Marais (1656-1728), eut achevé son
premier Livre de pièces à une et deux violes. En 1686, ce disciple de Lully et “grand
athlète contre la musique ultramontaine” – ainsi le désignait Hubert Le Blanc
(1740) – considérait les pièces pour cette formation comme une nouveauté. Il
publia quatre autres livres pour deux violes et basse continue en 1701, 1711,
1717 et 1725. Son écriture à trois parties installe les instruments à cordes sur un
même pied d’égalité que le continuo. Comme la plupart des musiciens français
de cette époque, il compose souvent dans un style évocateur et descriptif ou
brosse un véritable portrait musical. Dans le Tombeau de Monsieur de SainteColombe, son style devient élégiaque. Il y abandonne la forme de l’Allemande
grave pour adopter une disposition plus libre, plus propre à son sens expressif.
Ses fils, Vincent et Roland-Pierre perpétuèrent son art. Le premier hérita de son
père la survivance de joueur de viole de la Chambre.
Par la suite, Antoine Forqueray (1672-1745) et Louis Caix d’Hervellois (16801760) n’eurent qu’à continuer un art que Marin Marais avait porté à son plus haut
niveau à un moment où l’Angleterre abandonnait l’instrument et où l’Allemagne
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LE CONCERT DES MUSES
lui destinait des mélodies de type violonistique. Jean-Baptiste Forqueray, fils
d’Antoine, qui joua au Concert Spirituel avec le célèbre flûtiste Blavet, fut l’un
des derniers virtuoses de la basse de viole. En 1740, Hubert Le Blanc fit paraître
sa Défense de la basse de viole contre les entreprises du violon et les prétentions du violoncelle. Ce titre révèle combien la concurrence de la famille des violons devait
être forte. Les plus farouches partisans de la viole tentèrent alors de la maintenir en vogue. Ils mirent au point le quinton qui tenait sa facture du pardessus de
viole et une partie de son accord du violon auquel il emprunta une part du répertoire. Mais le quinton céda le pas au violon comme la basse de viole s’inclina
devant le violoncelle, peut-être introduit en France par Jean-Baptiste Stück. Fait
révélateur, certains violistes abandonnèrent l’instrument à frettes et travaillèrent
le violoncelle. Martin Berteau (vers 1700-1756) est de ceux-là. Il fit sonner le
sien pour la première fois au Concert Spirituel en 1739 dans un concerto de sa
composition et fonda une véritable école française de violoncelle dont JeanPierre Duport fut l’un des plus illustres représentants.
Du violon
Lorsque, en 1700, l’Europe entière prend connaissance de l’Opus V de Corelli,
le royaume de France ressemble à un vaste territoire de conquête aux mains du
violon italien que Paris accueille d’abord avec enthousiasme. Bien que François
Couperin avoue, en 1726, que les sonates en trio du recueil des Nations furent
composées avant 1693, tout reste à faire en matière de répertoire violonistique ;
une école française reste à naître. À Paris, comme à Bologne ou Venise, le violon
sera le véhicule privilégié de la sonate puis du concerto. Mais si l’origine de ces
genres rendait, a priori, la musique française de violon plus perméable aux
influences italiennes que celle destinée à d’autres instruments, les compositeurs
français prirent un certain recul par rapport aux Italiens et défendirent un goût
français, une esthétique gallicane, dont la tradition s’entretenait depuis Lully.
Sur l’ensemble, nos musiciens les plus italianisants prônent, avant tout, la
réunion des goûts. Ils hésitent entre la forme suite et la forme sonate qu’ils
mélangent, juxtaposent, la plupart du temps, dans une même œuvre.
L’École française de violon prit son véritable envol sous la Régence.
Nombreux furent les musiciens qui, dès le début, publièrent un ou plusieurs
recueils. Parmi les pionniers, il faut particulièrement distinguer Jean-Ferry
Rebel (1666-1747) qui, dès 1705, livra des Pièces pour le violon avec la basse continue. Bien qu’imprimé en 1712, son second livre intitulé Recueil de douze sonates à
deux et à trois parties avec la basse continue, était déjà couché sur le papier en 1695.
Celui-ci laissa une empreinte indélébile sur la musique française de violon tant
par son écriture en trio que par sa structure de type suite dont les différents morceaux exhibent, non pas des danses, mais des indications agogiques. Son ami et
condisciple, François Francœur (1698-1787) lui emboîtera le pas. Il compose
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deux livres de sonates pour violon et basse continue dont le premier date de
1720. À leurs côtés se tiennent Joseph Marchand, Jacques-Christophe
Huguenet, François Duval. Chez tous ces musiciens l’influence italienne se
réduit à peu de chose. Elle sera un peu plus marquée chez Jean-Baptiste Anet
(1676-1755) qu’on surnomma “le Premier Violon de son époque”. Encore cette
influence ne se fait-elle sentir que dans la technique, notamment au niveau du
chromatisme, car la mélodie reste essentiellement française, presque populaire,
proche de celle des Hotteterre et des Chédeville. Anet fit l’ouverture du Concert
Spirituel, en 1725. Il s’y produisit plus d’une fois, soit seul, soit en duo avec
Mondonville. L’un et l’autre trouvèrent un concurrent en la personne de JeanPierre Guignon (1702-1774) dont les qualités d’équilibre de la musique seront
comparées, plus tard, à celles de Jean-Marie Leclair.
Vers 1730, l’école française de violon explose littéralement. Jean-Baptiste
Senallié, Jean-Baptiste Quentin, Michel Gabriel Besson, François Rebel (fils de
Jean-Ferry) inondent les concerts parisiens. À cette époque, même si les œuvres
nous offrent des structures diverses et variées, la sonate tend à fixer à quatre le
nombre de ses mouvements : 1. mouvement lent ; 2. mouvement modéré de
type allemande ; 3. mouvement lent expressif de type aria ou sarabande ; 4. mouvement vif de type gigue ou presto. D’autre part l’écriture en trio pour deux violons et basse paraît un critère de réussite en matière de musique de chambre.
Enfin, certains compositeurs donnent parfois à leur ouvrage une dimension symphonique. Dans ce domaine, J.-F. Rebel fait encore figure de novateur en créant
notamment Les Caractères de la danse en 1715.
Jacques Aubert (1689-1753) travaillera plus particulièrement dans le sens
orchestral. Il publie son premier livre de concertos en 1735, ce qui le place au
rang d’introducteur du concerto de violon en France. À l’imitation des Italiens,
ses ouvrages comportent trois mouvements et leur instrumentation délaisse
l’alto, si bien qu’elle se réfère à la sacro-sainte écriture en trio, caractéristique de
cette époque. Si, par leur plan externe et leur technique, ses concertos se rapprochent des pages de Vivaldi, il explique lui-même qu’ils n’en présentent pas
la difficulté et que, surtout, ils respectent le goût français.
Un an plus tard (1736), Jean-Marie Leclair (1697-1764) fait connaître les siens.
Une seconde publication de Concertos “a tre violini, alto e basso per organo e violoncello” vient s’ajouter, en 1744, aux quatre livres de sonates pour violon seul et
basse continue, aux deux recueils de Sonates à deux violons sans basse ainsi qu’à
plusieurs sonates en trio. À travers une exploitation des différentes combinaisons
instrumentales de son temps alliée à une technique hardie, il donne un nouvel
élan au violon français et le porte à un niveau de qualité et d’invention comparable à celui d’Italie. Il ne restera plus à Jean-Joseph Cassanéa de Mondonville
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LE CONCERT DES MUSES
(1711-1772) qu’à introduire l’utilisation des harmoniques. Après 1750, s’amorce
un nouveau mouvement, qui de Pierre Gaviniès (1728-1800) à Giovanni Battista
Viotti (1755-1824) assurera l’avenir et la notoriété de l’école française de violon.
Des instruments à vent
Flûtistes et hautboïstes de la fin du règne de Louis XIV semblent dominer
ceux des autres nations. Il faut dire que hautbois, flûte traversière, flûte à bec et
basson de type baroque furent mis au point sur notre territoire. Ceci explique
cela. Déjà, au temps de Lully, la flûte possède d’habiles et talentueux interprètes
comme Philbert Rebillé ou Descosteaux, encore actifs dans les premières années
du XVIIIe siècle. Mais si ces instruments paraissent indispensables au sein de la
palette sonore, on leur assigne avant tout, tant à l’Académie royale de musique
qu’à la Chapelle, un rôle de doublure. C’est-à-dire qu’aux alentours de 1700,
hautbois et flûtes attendent encore une littérature adaptée à leur technique. L’ère
qui s’étend des premiers ouvrages lyriques de Campra aux dernières partitions de
Rameau leur apportera de la pâture. Cependant, pour bien comprendre la littérature qu’on leur assigne, il convient de prendre en compte deux réalités inhérentes
à cette période. Primo, la tradition veut que tout joueur de flûte, à bec ou traversière, travaille également le hautbois. La spécialisation, qui s’affinera aux cours
des décades, n’est pas encore d’actualité. Ainsi, tel M. Pignolet de Montéclair,
violoniste jouant de la contrebasse à l’Opéra, certains flûtistes excellent aussi bien
sur la flûte que le hautbois et parfois même sur le basson. À cet égard, les
ouvrages didactiques sont révélateurs de la situation : Jacques Hotteterre (16741762) publie ses Principes de la flûte traversière ou flûte d’Allemagne, de la flûte à bec
ou flûte douce, et du hautbois en 1707. Secundo, la volubilité, l’étendue et les possibilités dynamiques de la flûte traversière permettront à cet instrument de se substituer au violon ainsi que le confirment les œuvres des violonistes mêmes. La
connaissance de ces particularités nous fait mieux approcher la différence existant
entre les notions d’instrumentation et d’orchestration. Il faut néanmoins discerner à travers l’interchangeabilité flûte-violon les œuvres offrant une totale compatibilité et celles n’offrant un choix de timbres que par souci commercial. Quoi
qu’il en soit, la présence sur le marché de la musique de chambre de la flûte et
du hautbois ne fut certainement pas sans conséquences sur l’avenir. Au hasard
des interprétations regroupant divers instruments mentionnés dans le titre des
ouvrages, certaines associations durent éveiller l’oreille des timbres à plus d’un
musicien. Il y a fort à parier que la pratique devança la théorie et que cette latitude dans le choix des instruments fut un facteur qui favorisa l’épanouissement
de l’orchestration qui s’élabora dans la seconde partie du siècle.
Avec trois livres de Pièces en trio pour les violons, flûtes et hautbois (1700-1707) et
douze volumes destinés à la flûte traversière avec la basse continue publiés entre
1710 et 1725, Michel de La Barre (1675-1744) s’affirme comme l’un des plus pro-
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lifiques compositeurs pour la flûte traversière qui supplante alors la flûte à bec
sans l’effacer totalement. Comme lui, Jacques Hotteterre, dit le Romain (16741762) cultive un style foncièrement français qui gagne l’étranger grâce à la
renommée de ses Principes de la flûte… réédités jusque dans les années 1760.
Comme tous ses confrères il appréhende la sonate pour flûte et basse continue,
compose des Sonates en trio pour la flûte traversière et à bec, violon, hautbois (1712)
et se consacre à des Pièces à deux dessus, avec ou sans basse, qui, sur l’ensemble
des trois livres (1712, 1717, 1722) varient les alternatives sonores en réunissant
flûtes traversières, flûtes à bec, violes, hautbois et musettes. Ceux qui écrivirent
pour flûte ou hautbois furent légion, dans cette première partie du siècle. Dans
les trios, certains osent les combinaisons instrumentales les plus variées, d’autres
reprennent aux clavecinistes les pièces de caractère aux titres évocateurs. Tous
pratiquent autant la suite que la sonate. Cependant, peu d’entre eux écrivent
dans un style réellement approprié à l’instrument. Joseph Bodin de Boismortier
(1689-1755), auteur prolixe et concepteur de six Concerts pour cinq flûtes traversières sans basse, fut à l’origine de l’introduction des éléments du concerto italien dans la littérature de flûte dont il cerne les particularités techniques. Mais
c’est à Michel Blavet (1700-1768) que revient l’honneur d’avoir développé une
musique spécifique à la flûte. Ce commensal du Concert Spirituel fonda un quatuor célèbre regroupant flûte, violon, viole de gambe et violoncelle et propagea
la musique de Telemann en France. Ambassadeur de la musique française, il
suscitait l’admiration de Quantz. Quoi de plus naturel pour cet Allemand nourri
de flûte française ? Son professeur se nommait Pierre Gabriel Buffardin (16901768), introducteur des principes de l’école française de flûte en Allemagne.
Des instruments champêtres
Lorsque vers 1730, les sentiments de la nature se développent dans l’intelligentsia française, vielles à roue et musettes envahissent l’aristocratie. Le luth,
que l’on commençait à considérer comme un instrument d’un autre âge, fut victime de ce nouveau goût ; on le transforma sans honte en vielle. Évidemment en
passant du peuple à la noblesse, les instruments s’enrichissent. Ainsi la musette
exhibe-t-elle maintenant des chalumeaux tournés dans des bois précieux ou
dans l’ivoire. Son sac se recouvre de tissus de prix, soie ou velours, parfois incrustés de pierreries. De plus, elle s’ornemente de divers pompons et lacets. En
1756, François-Hubert Drouais peignit un tel instrument dans son célèbre
tableau intitulé Le Concert champêtre immortalisant le marquis de Sourches et sa
famille. Cette vogue de la bergerie musicale qui perdura jusque dans les années
1750 donna naissance à des accouplements instrumentaux parfois fort singuliers.
Jean-Baptiste Dupuits qui, jusque vers 1760 dirigeait une école de musique à
Paris dispensant principalement des cours de musique d’ensemble, publia, en
1741, des sonates pour clavecin et une vielle. Cette association hétéroclite
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LE CONCERT DES MUSES
semble néanmoins un fait unique. Évidemment, flûtistes, hautboïstes et joueurs
de musette furent plus particulièrement intéressés par ces instruments. Les
Chédeville, Esprit Philippe (1696-1762) et Nicolas (1705-1782) fournirent de
nombreux ouvrages pastoraux. À partir de 1730, le grand Boismortier donne
deux livres de Gentillesses pour la musette, la vielle et la basse ainsi que des
Ballets de village en trio pour les musettes. Dans les mêmes années, l’éclectique
Michel Corrette (1709-1795) écrit six Fantaisies pour les vielles, musettes, flûtes
et basse continue (op. 6) ainsi que six Concertos pour musette ou vielle (op. 7).
Beaucoup de musiciens cédèrent à cette mode : J. Hotteterre, Naudot, Blavet,
Anet. Tous surent donner dans le pastoral en réalisant des pièces simples, aux
titres souvent pittoresques, aux mélodies d’allure populaire, proches du vaudeville et pleines de fraîcheur. Après 1760, les instruments champêtres n’inspirent
plus les musiciens. Vielles et musettes sont laissées au peuple. Le désir de bergerie des aristocrates ne disparaît cependant pas. Le Hameau, que MarieAntoinette commande à l’architecte Mique, en est le témoin.
DE MULTIPLES FOYERS
À la fin du règne de Louis XIV, Hubert Le Blanc notait que rien n’était si “à
la mode que la musique, passion des honnestes gens et personnes de qualité”. À
côté de la Chambre et du Cabinet du roi, des Concerts de la reine Marie
Lezczy´nska, que Destouches dirige de 1725 à 1745, d’autres foyers musicaux
attirent les plus habiles instrumentistes. Grande noblesse, petite noblesse, bourgeoisie fortunée convient des familiers à des concerts. Louis-Armand II (16961727), prince de Conti, prend sous sa coupe les concerts des Mélophilètes qui
réunissent des amateurs exécutant leurs propres compositions. Victor-Amédée
de Savoie Carignan (1690-1741), qui occupe l’hôtel de Soissons, entretient une
musique réunissant des noms de dimension internationale parmi lesquels on distingue Blavet, Guignon, Antheaume, Aubert et Anet. Le riche fermier général
La Pouplinière entretient un orchestre dont la renommée dépasse les frontières.
Il en confie la direction à Rameau. Après la mort du fermier général, ses habitués
convergent vers les salons du prince de Conti Louis-François (1717-1776), qui
accueillent des musiciens, tous les lundis d’hiver. La province suit le mouvement. Lyon, Lille, Nantes, Rouen mettent sur pied des associations musicales
dont le fonctionnement ressemble parfois à celui d’un club. Mais le Concert
Spirituel, premier établissement permanent de concerts publics, leur ravira la
vedette. Son fondateur, Anne Danican Philidor (1681-1728) l’inaugura le 18 mars
1725 dans la salle des Suisses du palais des Tuileries. Créé pour suppléer aux suspensions des représentations théâtrales imposées par le calendrier liturgique, il
offrit à ses auditeurs, dès le premier jour, le Concerto Opus VI n° 8 de Corelli, plus
connu sous le nom de Concerto pour la Nuit de Noël.
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Si l’exécution de motets à grand chœur, principalement ceux de Lalande, restait un objectif prioritaire, Philidor développa de plus en plus l’aspect instrumental de ces séances. Anet et Guignon s’y produisent la première année. En 1726,
Rebel et Francœur y associent leurs talents tandis que les flûtistes Blavet et
Buffardin déchaînent l’enthousiasme du parterre. Malgré tous les ennuis financiers, les contestations qui, en 1734, aboutissent à la prise en main de l’institution
par l’Académie royale de musique, le Concert des Tuileries joua toujours un rôle
efficace dans l’épanouissement du concert instrumental. Lieu privilégié de rencontre, d’union et de confrontation des styles, il accueille des artistes étrangers.
En 1735, les frères Besozzi font entendre leurs concertos pour hautbois et basson.
Le violoncelliste Lanzetti, le trompettiste Litterni, deux musiciens du roi de
Sardaigne, figurent tour à tour au programme. En 1736, on y entend du Haendel.
En 1738, on y découvre le style du grand Telemann à un moment où Corrette alimente le répertoire de nombreuses pièces pour les instruments les plus divers et
que musettes et vielles à roue conquièrent un public grandissant.
Son importance n’échappa à personne et l’étranger suivit rapidement son
exemple. Avec l’édition, il fut le vecteur principal de cette musique instrumentale. Il est à la base du développement du nombre des amateurs qui, affamés de
musique, réclament une littérature toujours plus abondante. Aussi, avec lui et en
lui, les compositeurs français purent participer à cette grande marche en avant
que représente l’établissement d’un style européen. Signe des temps, en 1752,
deux cors intègrent l’orchestre du Concert Spirituel. En 1754, Johann Stamitz
(1717-1757) prend la direction de l’orchestre de La Pouplinière, remplaçant
Rameau, alors âgé de soixante et onze ans. Cela faisait cinq ans que l’auteur
d’Hippolyte et Aricie avait utilisé pour la première fois les clarinettes. Cors et clarinettes deviendront rapidement deux héros de l’instrumentarium du classicisme.
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