LA MUSIQUE INSTRUMENTALE AU XVIIIeSIÈCLE
DE COUPERIN À RAMEAU
1700-1750
Edmond LEMAÎTRE
1991
UN CONCEPT DIFFÉRENT
En 1705, Lecerf de La Viéville révèle que de nombreux jeunes gens montrent
un vif désir d’établir leur réputation en excellant dans la science de l’accompa-
gnement : “se clouer trois ou quatre ans sur un clavecin pour parvenir enfin à la
gloire d’être membre d’un concert, d’être assis entre deux violons et une basse
de violon de l’Opéra, et de brocher, bien ou mal, quelques accords qui ne seront
entendus de personne, voilà leur noble ambition.” Cet engouement est alors
tout neuf ; il date des dernières années du XVIIesiècle. Lully ne fut certainement
pas étranger au développement tardif du concert instrumental en France. Le
combat qu’il mena contre les influences extérieures, et particulièrement ita-
liennes, contribua à retarder l’épanouissement de ce qu’il est parfois convenu
d’appeler la musique de chambre baroque. Encore faut-il définir la notion de
musique de chambre dans la première partie du Siècle des lumières.
À la fin du XVIIIesiècle, ce vocable ne pose aucun problème de définition.
Chacun s’attend à trouver, sous ce titre générique, des œuvres s’adressant à un
petit nombre d’instrumentistes et destinées, à l’origine, à une exécution dans un
cadre intime. Sonates, trios, quatuors, quintettes en sont les plus beaux fleurons.
À l’époque de Mozart, celle où genres et formes se définissent clairement, aucun
mélomane n’envisage de classer une partition vocale dans un fichier “Musique
de chambre”! Il n’en va pas de même entre 1700 et 1750.
Fait significatif, vers 1700, les Italiens appliquent le mot camera (traduction de
“chambre”) à la sonate – sonata da camera – mais aussi à la cantate – cantata da
camera. Ainsi dissocient-ils les ouvrages profanes, tant instrumentaux que
vocaux, des partitions religieuses ou lyriques. À la Cour de France, le terme
“chambre” désigne une pièce de l’appartement royal. D’autre part, la Chambre
est une institution musicale dont les membres participent aux concerts royaux,
privés ou publics, aux bals, et aux ballets. Ils agrémentent les soupers du roi,
relèvent de leur présence les cérémonies de grand apparat et se joignent même
aux titulaires de l’Académie royale de musique dans l’exécution d’ouvrages
lyriques, principalement à Versailles et à Fontainebleau. Mais la musique instru-
mentale ne fut jamais leur seul objectif. La composition officielle de la Chambre,
qui associe chanteurs et instrumentistes, révèle bien une double vocation. Ironie
du sort, en 1699, l’État des Officiers de la Maison du roi ne mentionne plus, pour
la Chambre, que deux surintendants, deux maîtres des enfants, cinq voix, deux
compositeurs et quatre organistes de la Chapelle. Les instrumentistes se trou-
vent donc écartés des privilèges réservés aux officiers. Les meilleurs virtuoses se
regrouperont dans une instance plus confidentielle, dans laquelle les chanteurs
jouent toujours un rôle important : le Cabinet du roi.
Aussi ne faut-il pas s’étonner de constater que les musiciens de ce début de
siècle considèrent la cantate naissante comme une œuvre de chambre. Comme la
sonate, elle arrive d’Italie et appartient à ce nouveau répertoire, léger, accessible
aux amateurs et susceptible d’être joué dans un local restreint. Esthétiquement,
les connaisseurs rangent ces deux genres dans le même panier. C’est pourquoi le
rédacteur du Mercure de France (nov. 1713) s’exprime en ces termes : “les cantates
et les sonates naissent sous les pas ; un musicien n’arrive plus que la sonate ou la
cantate en poche ; il n’y en a point qui ne veuille faire son livre et être buriné et
ne prétendre faire assaut contre les Italiens et leur damer le pion.” La dernière
proposition relate que les compositeurs français n’imitent pas servilement leurs
collègues d’outre-monts. Si les mots viennent d’Italie, la subs tance musicale reste
française. Pour bien affirmer cet état des choses, François Couperin francise les
termes. Par analogie avec sérénade, il donne le titre de sonade ou de cantade à cer-
tains de ses ouvrages. Son expérience ne trouva pas d’imitateur !
Mais la vogue de la cantate française ne fut qu’un feu de paille. Arrivée à son
apogée vers 1725, elle connut une période de déclin et fut presque totalement
délaissée par les compositeurs dix années plus tard. Par contre, la mu sique ins-
trumentale prospéra. La boulimie des amateurs et la création du Concert
Spirituel furent à l’origine d’une énorme production aux multiples facettes. Alors
seule en lice, elle restait une alternative face aux diverses symphonies extraites
des meilleurs ouvrages lyriques de Lully ou aux Symphonies pour les Soupers du
Roy de M.-R. de Lalande, répertoire habituel du début du siècle. Dans cette
abondante production, il y eut du meilleur et du moins bon, mais toujours du
brillant, de la virtuosité et des effets. Si parmi les spécialistes de cette discipline,
la France ne peut exhiber des noms aussi illustres que ceux de J.-S. Bach ou
Vivaldi, elle peut néanmoins inscrire dans son mémorial les patronymes de
féconds et habiles violonistes tels que Jean-Marie Leclair. Encore ne faut-il pas
oublier, dans ce domaine, les incursions de François Couperin et de Rameau.
Tous participèrent à une marche qui devait bientôt amener l’ensemble des musi-
ciens européens à fondre leurs différents caractères dans une esthétique inter-
nationale : celle de la musique galante.
348 LE CONCERT DES MUSES
D’UN INSTRUMENT, LAUTRE
De la viole
Au XVIIesiècle, André Maugars fut l’un des premiers Français à s’intéresser à
l’instrument. Bien qu’il ne nous laisse aucune œuvre, il fut à l’origine d’un inté-
rêt pour la viole qui engendra une abondante littérature. La musique de ses suc-
cesseurs nous prouve que la basse avait alors éclipsé les autres registres de la
famille des violes. Ceci se con firme dans les Concerts à deux violes égales de M. de
Sainte-Colombe, qui perfectionna son instrument en lui ajoutant une septième
corde, ainsi que dans les Pièces de violle en musique et en tablature (1685) du sieur
de Machy. Bientôt une technique spécifique à l’école française vit le jour comme
en témoignent le Traité de la viole de Jean Rousseau et L’Art de toucher le dessus et
la basse de viole de Danoville, publiés en 1687. À l’instar des clavecinistes, les vio-
listes insistent sur l’art des agréments. À la tête de son Traité, Rousseau aborde
une notion fondamentale de l’inter prétation de la musique baroque en général
et de la mu sique française en particulier : celle de l’ornementation. Il écrit que
les “Agrémens sont un sel mélodique qui assaisonne le chant, et qui lui donne
le goût, sans lequel il serait fade et insipide ; et comme le sel doit estre employé
avec prudence, en sorte qu’il n’en faut ny trop ny peu, et qu’il en faut plus dans
l’assaisonnement de certaines viandes et moins en d’autres”. Ainsi, “dans l’usage
des Agrémens, il faut les appliquer avec modération, et sçavoir discerner où il en
faut plus et où il en faut moins”. Évidem ment, il déclare que les agréments du
chant s’appliquent à la viole.
L’ouvrage de Rousseau sortit des presses un an après que le plus brillant repré-
sentant des compositeurs de viole, Marin Marais (1656-1728), eut achevé son
premier Livre de pièces à une et deux violes. En 1686, ce disciple de Lully et “grand
athlète contre la musique ultramontaine” – ainsi le désignait Hubert Le Blanc
(1740) – considérait les pièces pour cette formation comme une nouveauté. Il
publia quatre autres livres pour deux violes et basse continue en 1701, 1711,
1717 et 1725. Son écriture à trois parties installe les instruments à cordes sur un
même pied d’égalité que le continuo. Comme la plupart des musiciens français
de cette époque, il compose souvent dans un style évocateur et descriptif ou
brosse un véritable portrait musical. Dans le Tombeau de Monsieur de Sainte-
Colombe, son style devient élégiaque. Il y abandonne la forme de l’Allemande
grave pour adopter une disposition plus libre, plus propre à son sens expressif.
Ses fils, Vincent et Roland-Pierre perpétuèrent son art. Le premier hérita de son
père la survivance de joueur de viole de la Chambre.
Par la suite, Antoine Forqueray (1672-1745) et Louis Caix d’Hervellois (1680-
1760) n’eurent qu’à continuer un art que Marin Marais avait porté à son plus haut
niveau à un moment où l’Angleterre abandonnait l’instrument et où l’Allemagne
E. LEMAÎTRE : LA MUSIQUE INSTRUMENTALE AU XVIIIeSIÈCLE 349
lui destinait des mélodies de type violonistique. Jean-Baptiste Forqueray, fils
d’Antoine, qui joua au Concert Spirituel avec le célèbre flûtiste Blavet, fut l’un
des derniers virtuoses de la basse de viole. En 1740, Hubert Le Blanc fit paraître
sa Défense de la basse de viole contre les entreprises du violon et les prétentions du vio-
loncelle. Ce titre révèle combien la concurrence de la famille des violons devait
être forte. Les plus farouches partisans de la viole tentèrent alors de la mainte-
nir en vogue. Ils mirent au point le quinton qui tenait sa facture du pardessus de
viole et une partie de son accord du violon auquel il emprunta une part du réper-
toire. Mais le quinton céda le pas au violon comme la basse de viole s’inclina
devant le violoncelle, peut-être introduit en France par Jean-Baptiste Stück. Fait
révélateur, certains violistes abandonnèrent l’instrument à frettes et travaillèrent
le violoncelle. Martin Berteau (vers 1700-1756) est de ceux-là. Il fit sonner le
sien pour la première fois au Concert Spirituel en 1739 dans un concerto de sa
composition et fonda une véritable école française de violoncelle dont Jean-
Pierre Duport fut l’un des plus illustres représentants.
Du violon
Lorsque, en 1700, l’Europe entière prend connaissance de l’Opus V de Corelli,
le royaume de France ressemble à un vaste territoire de conquête aux mains du
violon italien que Paris accueille d’abord avec enthousiasme. Bien que François
Couperin avoue, en 1726, que les sonates en trio du recueil des Nations furent
composées avant 1693, tout reste à faire en matière de répertoire violonistique ;
une école française reste à naître. À Paris, comme à Bologne ou Venise, le violon
sera le véhicule privilégié de la sonate puis du concerto. Mais si l’origine de ces
genres rendait, a priori, la musique française de violon plus perméable aux
influences italiennes que celle destinée à d’autres instruments, les compositeurs
français prirent un certain recul par rapport aux Italiens et défendirent un goût
français, une esthétique gallicane, dont la tradition s’entretenait depuis Lully.
Sur l’ensemble, nos musiciens les plus italianisants prônent, avant tout, la
réunion des goûts. Ils hésitent entre la forme suite et la forme sonate qu’ils
mélangent, juxtaposent, la plupart du temps, dans une même œuvre.
L’École française de violon prit son véritable envol sous la Régence.
Nombreux furent les musiciens qui, dès le début, publièrent un ou plusieurs
recueils. Parmi les pionniers, il faut particulièrement distinguer Jean-Ferry
Rebel (1666-1747) qui, dès 1705, livra des Pièces pour le violon avec la basse conti-
nue. Bien qu’imprimé en 1712, son second livre intitulé Recueil de douze sonates à
deux et à trois parties avec la basse continue, était déjà couché sur le papier en 1695.
Celui-ci laissa une empreinte indélébile sur la musique française de violon tant
par son écriture en trio que par sa structure de type suite dont les différents mor-
ceaux exhibent, non pas des danses, mais des indications agogiques. Son ami et
condisciple, François Francœur (1698-1787) lui emboîtera le pas. Il compose
350 LE CONCERT DES MUSES
deux livres de sonates pour violon et basse continue dont le premier date de
1720. À leurs côtés se tiennent Joseph Mar chand, Jacques-Christophe
Huguenet, François Duval. Chez tous ces musiciens l’influence italienne se
réduit à peu de chose. Elle sera un peu plus marquée chez Jean-Baptiste Anet
(1676-1755) qu’on surnomma “le Premier Violon de son époque”. Encore cette
influence ne se fait-elle sentir que dans la technique, notamment au niveau du
chromatisme, car la mélodie reste essentiellement française, presque populaire,
proche de celle des Hotteterre et des Chédeville. Anet fit l’ouverture du Concert
Spirituel, en 1725. Il s’y produisit plus d’une fois, soit seul, soit en duo avec
Mondonville. L’un et l’autre trouvèrent un concurrent en la personne de Jean-
Pierre Guignon (1702-1774) dont les qualités d’équilibre de la musique seront
comparées, plus tard, à celles de Jean-Marie Leclair.
Vers 1730, l’école française de violon explose littéralement. Jean-Baptiste
Senallié, Jean-Baptiste Quentin, Michel Gabriel Besson, François Rebel (fils de
Jean-Ferry) inondent les concerts parisiens. À cette époque, même si les œuvres
nous offrent des structures diverses et variées, la sonate tend à fixer à quatre le
nombre de ses mouvements : 1. mouvement lent ; 2. mouvement modéré de
type allemande ; 3. mouvement lent expressif de type aria ou sarabande ; 4. mou-
vement vif de type gigue ou presto. D’autre part l’écriture en trio pour deux vio-
lons et basse paraît un critère de réussite en matière de musique de chambre.
Enfin, certains compositeurs donnent parfois à leur ouvrage une dimension sym-
phonique. Dans ce domaine, J.-F. Rebel fait encore figure de novateur en créant
notamment Les Caractères de la danse en 1715.
Jacques Aubert (1689-1753) travaillera plus particulièrement dans le sens
orchestral. Il publie son premier livre de concertos en 1735, ce qui le place au
rang d’introducteur du concerto de violon en France. À l’imitation des Italiens,
ses ouvrages comportent trois mouvements et leur instrumentation délaisse
l’alto, si bien qu’elle se réfère à la sacro-sainte écriture en trio, caractéristique de
cette époque. Si, par leur plan externe et leur technique, ses concertos se rap-
prochent des pages de Vivaldi, il explique lui-même qu’ils n’en présentent pas
la difficulté et que, surtout, ils respectent le goût français.
Un an plus tard (1736), Jean-Marie Leclair (1697-1764) fait connaître les siens.
Une seconde publication de Con certos “a tre violini, alto e basso per organo e vio-
loncello” vient s’ajouter, en 1744, aux quatre livres de sonates pour violon seul et
basse continue, aux deux recueils de Sonates à deux violons sans basse ainsi qu’à
plusieurs sonates en trio. À travers une exploitation des différentes combinaisons
instrumentales de son temps alliée à une technique hardie, il donne un nouvel
élan au violon français et le porte à un niveau de qualité et d’invention compa-
rable à celui d’Italie. Il ne restera plus à Jean-Joseph Cassanéa de Mondonville
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