Hypothèse neuro-développementale de la schizophrénie

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Hypothèse neuro-développementale de la schizophrénie
F. THIBAUT (1)
De nombreuses théories, dont certaines exclusivement
psychologiques puis sociologiques, se sont succédées au
fil des années pour finalement revenir aux hypothèses formulées dès 1915, selon lesquelles la schizophrénie est
une maladie qui affecte le cerveau humain au cours de
son développement et de sa maturation. On peut distinguer une hypothèse neuro-développementale précoce,
c’est-à-dire concernant les possibilités de perturbations
du neuro-développement au cours de la vie intra-utérine,
et une hypothèse portant sur des anomalies neuro-développementales plus tardives, pouvant survenir au moment
de l’adolescence.
HYPOTHÈSE NEURO-DÉVELOPPEMENTALE
PRÉCOCE : LA VIE INTRA-UTÉRINE
Des perturbations du développement cérébral interviendraient très précocement, au cours de la vie intra-utérine (pour la majorité des auteurs au cours du deuxième
trimestre de la grossesse), ne se traduisant cliniquement
qu’à la fin de l’adolescence après une période de latence ;
elles auraient une origine génétique et/ou environnementale (infections virales in utéro, complications obstétricales…), agissant soit séparément, soit de façon conjuguée,
dans le cadre d’un modèle polygénique et multifactoriel à
seuil.
Différents arguments cliniques et para-cliniques vont
dans le sens de cette hypothèse neuro-développementale
précoce.
Les signes cliniques
Parmi les signes cliniques, on retrouve une fréquence
accrue de perturbations précoces motrices, cognitives et
émotionnelles, les données étant souvent issues d’études
rétrospectives, à partir des informations fournies par les
parents ou à partir des résultats scolaires (1, 2, 9, 13). On
a ainsi décrit des troubles de la coordination motrice très
précoces, un retard à la marche, un retard de langage et
des troubles du langage, identifiables entre 2 et 15 ans,
des tendances à l’isolement, aux jeux solitaires, une
anxiété sociale et des difficultés relationnelles.
Ces perturbations diffèrent selon le sexe, avec des perturbations plus « caractérielles » chez les garçons, et un
émoussement affectif ou un retrait émotionnel plus marqués chez les filles.
On a également décrit un déclin des fonctions intellectuelles de 4 à 7 ans puis une stabilité du déclin chez les
futurs schizophrènes, comparés aux témoins (7). Une discussion importante a eu lieu quant à une éventuelle diminution du quotient intellectuel chez les patients souffrant
de schizophrénie au cours de la maladie, ce que semblent
démentir un certain nombre d’études récentes, sauf peutêtre dans les formes les plus hébéphréniques, que Kraepelin qualifiait de démences précoces.
Les perturbations motrices et du langage sont plus
importantes et plus fréquentes dans les formes de début
très précoce de schizophrénies (COS, ou Childhood
Onset Schizophrenia) : 15 % seulement de ces formes
très précoces n’ont pas de perturbations dans ce domaine,
contre 70 % dans les autres formes de schizophrénies.
On retrouve également une prévalence accrue d’anomalies physiques crânio-cérébrales mineures (au niveau
des oreilles, de la voûte palatine, du périmètre crânien),
des perturbations des dermatoglyphes ou encore des
signes neurologiques subtils, qui peuvent traduire des perturbations neuro-développementales.
Les difficultés d’interprétations de ces diverses anomalies cliniques sont liées au fait qu’elles sont modestes et
peu prédictives (seuls 15 % des enfants qui développeront
plus tard une schizophrénie ont de telles anomalies). Elles
(1) CHU C. Nicolle, INSERM U 614, UFR de Médecine, Rouen, France.
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F. Thibaut
sont également non spécifiques, puisqu’on les retrouve
également chez des sujets qui présenteront ultérieurement des troubles bipolaires. Enfin, leur prévalence est
faible : seuls un tiers des sujets souffrant de schizophrénie
ont présenté de telles anomalies prémorbides durant
l’enfance.
On retrouve également une fréquence accrue de troubles psychopathologiques non spécifiques avant le début
de la schizophrénie ou du trouble schizophréniforme. Au
cours d’une étude réalisée à partir de la cohorte néozélandaise de Dunedin (10), l’évaluation finale à un âge
de 26 ans, a montré un taux de 53 % de patients qui présentaient déjà des troubles à 15 ans (troubles non spécifiques de type anxiété, dépression, trouble déficitaire de
l’attention, troubles des conduites…), et un taux de 15 %
de patients ayant déjà présenté des expériences délirantes ou hallucinatoires à l’âge de 11 ans ; enfin, plus la
symptomatologie délirante précoce avait été importante
et plus le risque d’évolution vers la schizophrénie ou le
trouble schizophréniforme était élevé.
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l’animal lésé, dont les performances restent fixées, et l’animal sain, dont les performances continuent à évoluer favorablement.
Anomalies paracliniques
Diverses anomalies paracliniques plaident également
en faveur d’une origine neuro-développementale plutôt
que neuro-dégénérative de la schizophrénie : on retrouve
ainsi l’absence de gliose, l’existence d’anomalies cytoarchitecturales (en particulier concernant l’organisation
spatiale des cellules pyramidales de la région ventromédiane du lobe temporal), la dilatation ventriculaire (largement décrite mais non spécifique, puisque retrouvée
également, par exemple, chez les sujets souffrant d’épilepsie), la réduction de taille des neurones dans l’hippocampe, le cortex cingulaire et le cortex préfrontal, et peutêtre une diminution du nombre de neurones – mais cette
dernière donnée reste controversée. Il faut noter qu’il
n’existe pas de corrélation avec la durée d’évolution de la
maladie.
Modèles animaux
Différents modèles animaux plaident également en
faveur d’une hypothèse neuro-développementale précoce dans la schizophrénie. L’étude des conséquences
biochimiques ou comportementales, à l’âge adulte, de
lésions néo-natales a été réalisée dans diverses espèces
animales. Ainsi, Goldman, en 1974 (5), a étudié des
lésions précoces du cortex préfrontal chez le singe : les
performances cognitives des singes témoins sont normales, tandis que les performances cognitives à 15 mois sont
diminuées chez le singe lésé. À 30 mois, les preformances
cognitives continuent à progresser chez le singe témoin
alors qu’elles stagnent chez le singe lésé, ce qui peut être
interprété comme une pseudo-aggravation. Plus la lésion
est précoce, meilleur est le pronostic, suggérant ainsi
l’existence de mécanismes de compensation possible.
Chez le rat, Lipska (11) a réalisé des lésions précoces
de la partie ventrale de l’hippocampe : celles-ci entraînent
une vulnérabilité accrue au stress et aux agents stimulant
le système dopaminergique après la puberté ; cette vulnérabilité est sensible aux neuroleptiques, et est indépendante des hormones gonadiques.
D’autres modèles animaux ont utilisé des antagonistes
N-méthyl-D-aspartate (NMDA) en période néonatale (6),
montrant l’apparition d’altérations locomotrices et d’altérations de l’inhibition de la réaction de sursaut (« Prepulse
Inhibition ») à l’âge adulte. Des modèles utilisant des toxines provoquant une mort cellulaire, ont montré, à la suite
d’injections au cours de la grossesse, une diminution ultérieure de la taille de l’hippocampe et du cortex entorhinal,
accompagnée de déficits sociaux.
On observe donc une traduction biologique et comportementale retardée de lésions cérébrales précoces, avec
des mécanismes de compensation, On constate également fréquemment un phénomène de pseudo-aggravation, par augmentation de la différence d’évolution entre
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Anomalies moléculaires
Diverses molécules impliquées dans le développement
et la plasticité neuronale ont été étudiées, au travers de
leur niveau d’expression (taux d’ARNm), comme la
NCAM, la reeline, la Growth Associated Protein 43, la
Microtubule Associated Protein (protéines impliquées
dans l’adhésion, dans la migration cellulaire ou la croissance axonale) ou encore des neurotrophines comme le
Brain Derived Neurotrophic Factor. Les résultats restent
toutefois contradictoires, en particulier dans l’hippocampe
et le cortex pré-frontal.
Des souris knock out hétérozygotes pour le gène de la
reeline ont des anomalies cyto-architecturales cérébrales
et un déficit dans l’inhibition de la réaction de sursaut. La
reeline semble posséder un rôle particulièrement important, puisqu’elle contrôle la migration neuronale et le positionnement des neurones pendant la période embryonnaire, et joue un rôle dans la plasticité synaptique chez
l’adulte, en particulier la plasticité des synapses glutamatergiques, impliquées dans les phénomènes de mémorisation, et surtout dans la régulation des récepteurs NMDA.
HYPOTHÈSE NEURO-DÉVELOPPEMENTALE
TARDIVE : L’ADOLESCENCE
Au cours de la vie infantile, se développent en excès
des connexions synaptiques, excès qui sera progressivement corrigé lors de la période de l’enfance ou de l’adolescence. Cette élimination progressive des connexions
en excès débutant dès l’âge de 2 ans dans les régions
sensorielles et plus tardivement dans les régions préfrontales et le cortex associatif : ce programme normal d’élimination des connexions synaptiques en excès est sous
l’influence de facteurs environnementaux et biochimi-
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ques. Lorsque se développe un processus schizophrénique, on observe des perturbations de cette élimination des
connexions synaptiques.
Ceci a été confirmé par des travaux réalisés en IRM :
chez les adolescents, on observe une phase d’augmentation de substance grise, puis une diminution, qui serait
plus importante chez les adolescents schizophrènes.
Feinberg (3) propose l’hypothèse d’une perturbation de
ce programme d’élimination des connexions synaptiques
chez l’adolescent schizophrène (en particulier, un excès
d’élimination au niveau du cortex pré-frontal pourrait se
produire). Parmi les arguments en faveur de cette hypothèse, on peut citer la diminution des dendrites des cellules
pyramidales dans le cortex pré-frontal et une réduction
des interneurones GABAergiques (4, 12).
Un autre mécanisme invoqué est celui de la perturbation des processus de myélinisation, puisque la fin de la
myélinisation est tardive, jusqu’à 30 ans, et ce d’autant
plus qu’on est plus proche des régions du cortex pré-frontal et du cortex associatif. L’imagerie par diffusion de tension (TDI) pourrait permettre une meilleure visualisation
de ces anomalies éventuelles de la myéline.
CONCLUSION
L’hypothèse neuro-développementale précoce, au
cours de la vie intra-utérine, apparaît ainsi séduisante,
mais certaines questions peuvent remettre en cause cette
hypothèse, comme l’aggravation possible de certaines
anomalies cérébrales au cours de l’évolution de la maladie, comme l’absence de signes prémorbides aisément
détectables dans 70 % des cas chez les sujets schizophrènes (contre 15 % des cas chez les sujets atteints de schizophrénie infantile), comme le manque de spécificité de
ces signes prémorbides, ou encore comme la diversité de
l’expression clinique de la maladie, indiquant que d’autres
facteurs plus tardifs pourraient également intervenir.
En faveur de l’hypothèse neuro-développementale plus
tardive, on retient l’excès de perte de connexions synaptiques à l’adolescence, qui pourrait induire une perte de
plasticité neuronale et accroître ainsi la vulnérabilité des
neurones à des facteurs toxiques, traumatiques ou encore
simplement aux effets du vieillissement.
L’étude des interactions gènes/environnement apporte
des arguments en faveur de chacune de ces hypothèses
[pour revue voir Thibaut (14)].
Des interactions gènes/environnement très précoces
feraient intervenir, sur le plan génétique, certains gènes
impliqués dans le neuro-développement ou la plasticité
synaptique, comme la neuréguline, le DISC 1 ou la prolinedéshydrogénase (PRODH), et sur le plan environnemental, des facteurs obstétricaux reflétant une hypoxie chronique ou simplement le retard de croissance fœtale lié à
d’autres facteurs, ou encore des facteurs viraux intra-utérins. Les complications obstétricales à elles seules entraînent une augmentation modérée du risque de schizophrénie, avec un odd ratio de 2.
Hypothèse neuro-développementale de la schizophrénie
Les travaux réalisés à Rouen portant sur la région chromosomique 22q11 montrent une possible implication de
cette région dans le développement de certaines schizophrénies (8). Environ 10 % des schizophrènes présentent des remaniements chromosomiques à l’état hétérozygote dans la région 22q11 impliquant le gène codant la
proline déhydrogénase. Chez ces patients, il existe une
hyperprolinémie modérée.
Les mêmes remaniements chromosomiques, mais à
l’état homozygote, ont été retrouvés chez des sujets porteurs d’une hyperprolinémie de type I, c’est-à-dire
majeure, et présentant un retard mental et une épilepsie.
Les anomalies des patients présentant une schizophrénie
apparaissent donc, dans ce cas, intermédiaires entre des
perturbations neurotoxiques sévères par hyperprolinémie
majeure, et ce qui est observé chez le sujet normal. En
effet la proline est un acide aminé qui intervient dans la
synthèse du glutamate. On peut donc raisonnablement
penser qu’un arrêt sur la voie métabolique de la dégradation de la proline, lié au dysfonctionnement de la proline
déshydrogénase, peut conduire en aval à un déficit de synthèse du glutamate, et en amont à une accumulation des
taux de proline dans certaines régions du cerveau. Or,
chez l’animal, la présence de quantités excessives de proline dans la région de l’hippocampe pourrait activer les
mécanismes excito-toxiques glutamatergiques et accroître l’apoptose.
Des interactions gène/environnement tardives feraient
intervenir, sur le plan génétique, des gènes impliqués
dans le dysfonctionnement du système dopaminergique
(comme celui de la COMT) ou encore des gènes impliqués
dans les processus de myélinisation ou d’élimination
synaptique (associés à une perte de plasticité neuronale
qui accroîtrait la vulnérabilité neuronale à des facteurs
toxiques ou traumatiques). Sur le plan environnemental,
des facteurs toxiques comme la consommation régulière
de cannabis, (surtout si l’âge de début de la consommation
est précoce ou si la dose absorbée de THC est importante)
pourraient ainsi interagir avec des facteurs génétiques de
susceptibilité pour contribuer à l’apparition de symptômes
schizophréniques.
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