Hypothèse neuro-développementale de la schizophrénie

L’Encéphale, 2006 ;
32 :
879-82, cahier 4
S 879
Hypothèse neuro-développementale de la schizophrénie
F. THIBAUT
(1)
(1) CHU C. Nicolle, INSERM U 614, UFR de Médecine, Rouen, France.
De nombreuses théories, dont certaines exclusivement
psychologiques puis sociologiques, se sont succédées au
fil des années pour finalement revenir aux hypothèses for-
mulées dès 1915, selon lesquelles la schizophrénie est
une maladie qui affecte le cerveau humain au cours de
son développement et de sa maturation. On peut distin-
guer une hypothèse neuro-développementale précoce,
c’est-à-dire concernant les possibilités de perturbations
du neuro-développement au cours de la vie intra-utérine,
et une hypothèse portant sur des anomalies neuro-déve-
loppementales plus tardives, pouvant survenir au moment
de l’adolescence.
HYPOTHÈSE NEURO-DÉVELOPPEMENTALE
PRÉCOCE : LA VIE INTRA-UTÉRINE
Des perturbations du développement cérébral inter-
viendraient très précocement, au cours de la vie intra-uté-
rine (pour la majorité des auteurs au cours du deuxième
trimestre de la grossesse), ne se traduisant cliniquement
qu’à la fin de l’adolescence après une période de latence ;
elles auraient une origine génétique et/ou environnemen-
tale (infections virales
in utéro
, complications obstétrica-
les…), agissant soit séparément, soit de façon conjuguée,
dans le cadre d’un modèle polygénique et multifactoriel à
seuil.
Différents arguments cliniques et para-cliniques vont
dans le sens de cette hypothèse neuro-développementale
précoce.
Les signes cliniques
Parmi les signes cliniques, on retrouve une fréquence
accrue de perturbations précoces motrices, cognitives et
émotionnelles, les données étant souvent issues d’études
rétrospectives, à partir des informations fournies par les
parents ou à partir des résultats scolaires (1, 2, 9, 13). On
a ainsi décrit des troubles de la coordination motrice très
précoces, un retard à la marche, un retard de langage et
des troubles du langage, identifiables entre 2 et 15 ans,
des tendances à l’isolement, aux jeux solitaires, une
anxiété sociale et des difficultés relationnelles.
Ces perturbations diffèrent selon le sexe, avec des per-
turbations plus « caractérielles » chez les garçons, et un
émoussement affectif ou un retrait émotionnel plus mar-
qués chez les filles.
On a également décrit un déclin des fonctions intellec-
tuelles de 4 à 7 ans puis une stabilité du déclin chez les
futurs schizophrènes, comparés aux témoins (7). Une dis-
cussion importante a eu lieu quant à une éventuelle dimi-
nution du quotient intellectuel chez les patients souffrant
de schizophrénie au cours de la maladie, ce que semblent
démentir un certain nombre d’études récentes, sauf peut-
être dans les formes les plus hébéphréniques, que Krae-
pelin qualifiait de démences précoces.
Les perturbations motrices et du langage sont plus
importantes et plus fréquentes dans les formes de début
très précoce de schizophrénies (COS, ou
Childhood
Onset Schizophrenia
) : 15 % seulement de ces formes
très précoces n’ont pas de perturbations dans ce domaine,
contre 70 % dans les autres formes de schizophrénies.
On retrouve également une prévalence accrue d’ano-
malies physiques crânio-cérébrales mineures (au niveau
des oreilles, de la voûte palatine, du périmètre crânien),
des perturbations des dermatoglyphes ou encore des
signes neurologiques subtils, qui peuvent traduire des per-
turbations neuro-développementales.
Les difficultés d’interprétations de ces diverses anoma-
lies cliniques sont liées au fait qu’elles sont modestes et
peu prédictives (seuls 15 % des enfants qui développeront
plus tard une schizophrénie ont de telles anomalies). Elles
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sont également non spécifiques, puisqu’on les retrouve
également chez des sujets qui présenteront ultérieure-
ment des troubles bipolaires. Enfin, leur prévalence est
faible : seuls un tiers des sujets souffrant de schizophrénie
ont présenté de telles anomalies prémorbides durant
l’enfance.
On retrouve également une fréquence accrue de trou-
bles psychopathologiques non spécifiques avant le début
de la schizophrénie ou du trouble schizophréniforme. Au
cours d’une étude réalisée à partir de la cohorte néo-
zélandaise de Dunedin (10), l’évaluation finale à un âge
de 26 ans, a montré un taux de 53 % de patients qui pré-
sentaient déjà des troubles à 15 ans (troubles non spéci-
fiques de type anxiété, dépression, trouble déficitaire de
l’attention, troubles des conduites…), et un taux de 15 %
de patients ayant déjà présenté des expériences déliran-
tes ou hallucinatoires à l’âge de 11 ans ; enfin, plus la
symptomatologie délirante précoce avait été importante
et plus le risque d’évolution vers la schizophrénie ou le
trouble schizophréniforme était élevé.
Modèles animaux
Différents modèles animaux plaident également en
faveur d’une hypothèse neuro-développementale pré-
coce dans la schizophrénie. L’étude des conséquences
biochimiques ou comportementales, à l’âge adulte, de
lésions néo-natales a été réalisée dans diverses espèces
animales. Ainsi, Goldman, en 1974 (5), a étudié des
lésions précoces du cortex préfrontal chez le singe : les
performances cognitives des singes témoins sont norma-
les, tandis que les performances cognitives à 15 mois sont
diminuées chez le singe lésé. À 30 mois, les preformances
cognitives continuent à progresser chez le singe témoin
alors qu’elles stagnent chez le singe lésé, ce qui peut être
interprété comme une pseudo-aggravation. Plus la lésion
est précoce, meilleur est le pronostic, suggérant ainsi
l’existence de mécanismes de compensation possible.
Chez le rat, Lipska (11) a réalisé des lésions précoces
de la partie ventrale de l’hippocampe : celles-ci entraînent
une vulnérabilité accrue au stress et aux agents stimulant
le système dopaminergique après la puberté ; cette vul-
nérabilité est sensible aux neuroleptiques, et est indépen-
dante des hormones gonadiques.
D’autres modèles animaux ont utilisé des antagonistes
N-méthyl-D-aspartate (NMDA) en période néonatale (6),
montrant l’apparition d’altérations locomotrices et d’alté-
rations de l’inhibition de la réaction de sursaut (« Prepulse
Inhibition ») à l’âge adulte. Des modèles utilisant des toxi-
nes provoquant une mort cellulaire, ont montré, à la suite
d’injections au cours de la grossesse, une diminution ulté-
rieure de la taille de l’hippocampe et du cortex entorhinal,
accompagnée de déficits sociaux.
On observe donc une traduction biologique et compor-
tementale retardée de lésions cérébrales précoces, avec
des mécanismes de compensation, On constate égale-
ment fréquemment un phénomène de pseudo-aggrava-
tion, par augmentation de la différence d’évolution entre
l’animal lésé, dont les performances restent fixées, et l’ani-
mal sain, dont les performances continuent à évoluer favo-
rablement.
Anomalies paracliniques
Diverses anomalies paracliniques plaident également
en faveur d’une origine neuro-développementale plutôt
que neuro-dégénérative de la schizophrénie : on retrouve
ainsi l’absence de gliose, l’existence d’anomalies cyto-
architecturales (en particulier concernant l’organisation
spatiale des cellules pyramidales de la région ventro-
médiane du lobe temporal), la dilatation ventriculaire (lar-
gement décrite mais non spécifique, puisque retrouvée
également, par exemple, chez les sujets souffrant d’épi-
lepsie), la réduction de taille des neurones dans l’hippo-
campe, le cortex cingulaire et le cortex préfrontal, et peut-
être une diminution du nombre de neurones – mais cette
dernière donnée reste controversée. Il faut noter qu’il
n’existe pas de corrélation avec la durée d’évolution de la
maladie.
Anomalies moléculaires
Diverses molécules impliquées dans le développement
et la plasticité neuronale ont été étudiées, au travers de
leur niveau d’expression (taux d’ARNm), comme la
NCAM, la reeline, la Growth Associated Protein 43, la
Microtubule Associated Protein (protéines impliquées
dans l’adhésion, dans la migration cellulaire ou la crois-
sance axonale) ou encore des neurotrophines comme le
Brain Derived Neurotrophic Factor. Les résultats restent
toutefois contradictoires, en particulier dans l’hippocampe
et le cortex pré-frontal.
Des souris
knock out
hétérozygotes pour le gène de la
reeline ont des anomalies cyto-architecturales cérébrales
et un déficit dans l’inhibition de la réaction de sursaut. La
reeline semble posséder un rôle particulièrement impor-
tant, puisqu’elle contrôle la migration neuronale et le posi-
tionnement des neurones pendant la période embryon-
naire, et joue un rôle dans la plasticité synaptique chez
l’adulte, en particulier la plasticité des synapses glutama-
tergiques, impliquées dans les phénomènes de mémori-
sation, et surtout dans la régulation des récepteurs NMDA.
HYPOTHÈSE NEURO-DÉVELOPPEMENTALE
TARDIVE : L’ADOLESCENCE
Au cours de la vie infantile, se développent en excès
des connexions synaptiques, excès qui sera progressive-
ment corrigé lors de la période de l’enfance ou de l’ado-
lescence. Cette élimination progressive des connexions
en excès débutant dès l’âge de 2 ans dans les régions
sensorielles et plus tardivement dans les régions préfron-
tales et le cortex associatif : ce programme normal d’éli-
mination des connexions synaptiques en excès est sous
l’influence de facteurs environnementaux et biochimi-
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ques. Lorsque se développe un processus schizophréni-
que, on observe des perturbations de cette élimination des
connexions synaptiques.
Ceci a été confirmé par des travaux réalisés en IRM :
chez les adolescents, on observe une phase d’augmen-
tation de substance grise, puis une diminution, qui serait
plus importante chez les adolescents schizophrènes.
Feinberg (3) propose l’hypothèse d’une perturbation de
ce programme d’élimination des connexions synaptiques
chez l’adolescent schizophrène (en particulier, un excès
d’élimination au niveau du cortex pré-frontal pourrait se
produire). Parmi les arguments en faveur de cette hypo-
thèse, on peut citer la diminution des dendrites des cellules
pyramidales dans le cortex pré-frontal et une réduction
des interneurones GABAergiques (4, 12).
Un autre mécanisme invoqué est celui de la perturba-
tion des processus de myélinisation, puisque la fin de la
myélinisation est tardive, jusqu’à 30 ans, et ce d’autant
plus qu’on est plus proche des régions du cortex pré-fron-
tal et du cortex associatif. L’imagerie par diffusion de ten-
sion (TDI) pourrait permettre une meilleure visualisation
de ces anomalies éventuelles de la myéline.
CONCLUSION
L’hypothèse neuro-développementale précoce, au
cours de la vie intra-utérine, apparaît ainsi séduisante,
mais certaines questions peuvent remettre en cause cette
hypothèse, comme l’aggravation possible de certaines
anomalies cérébrales au cours de l’évolution de la mala-
die, comme l’absence de signes prémorbides aisément
détectables dans 70 % des cas chez les sujets schizoph-
rènes (contre 15 % des cas chez les sujets atteints de schi-
zophrénie infantile), comme le manque de spécificité de
ces signes prémorbides, ou encore comme la diversité de
l’expression clinique de la maladie, indiquant que d’autres
facteurs plus tardifs pourraient également intervenir.
En faveur de l’hypothèse neuro-développementale plus
tardive, on retient l’excès de perte de connexions synap-
tiques à l’adolescence, qui pourrait induire une perte de
plasticité neuronale et accroître ainsi la vulnérabilité des
neurones à des facteurs toxiques, traumatiques ou encore
simplement aux effets du vieillissement.
L’étude des interactions gènes/environnement apporte
des arguments en faveur de chacune de ces hypothèses
[pour revue voir Thibaut (14)].
Des interactions gènes/environnement très précoces
feraient intervenir, sur le plan génétique, certains gènes
impliqués dans le neuro-développement ou la plasticité
synaptique, comme la neuréguline, le DISC 1 ou la proline-
déshydrogénase (PRODH), et sur le plan environnemen-
tal, des facteurs obstétricaux reflétant une hypoxie chro-
nique ou simplement le retard de croissance fœtale lié à
d’autres facteurs, ou encore des facteurs viraux intra-uté-
rins. Les complications obstétricales à elles seules entraî-
nent une augmentation modérée du risque de schizo-
phrénie, avec un
odd ratio
de 2.
Les travaux réalisés à Rouen portant sur la région chro-
mosomique 22q11 montrent une possible implication de
cette région dans le développement de certaines schi-
zophrénies (8). Environ 10 % des schizophrènes présen-
tent des remaniements chromosomiques à l’état hétéro-
zygote dans la région 22q11 impliquant le gène codant la
proline déhydrogénase. Chez ces patients, il existe une
hyperprolinémie modérée.
Les mêmes remaniements chromosomiques, mais à
l’état homozygote, ont été retrouvés chez des sujets por-
teurs d’une hyperprolinémie de type I, c’est-à-dire
majeure, et présentant un retard mental et une épilepsie.
Les anomalies des patients présentant une schizophrénie
apparaissent donc, dans ce cas, intermédiaires entre des
perturbations neurotoxiques sévères par hyperprolinémie
majeure, et ce qui est observé chez le sujet normal. En
effet la proline est un acide aminé qui intervient dans la
synthèse du glutamate. On peut donc raisonnablement
penser qu’un arrêt sur la voie métabolique de la dégrada-
tion de la proline, lié au dysfonctionnement de la proline
déshydrogénase, peut conduire en aval à un déficit de syn-
thèse du glutamate, et en amont à une accumulation des
taux de proline dans certaines régions du cerveau. Or,
chez l’animal, la présence de quantités excessives de pro-
line dans la région de l’hippocampe pourrait activer les
mécanismes excito-toxiques glutamatergiques et accroî-
tre l’apoptose.
Des interactions gène/environnement tardives
feraient
intervenir, sur le plan génétique, des gènes impliqués
dans le dysfonctionnement du système dopaminergique
(comme celui de la COMT) ou encore des gènes impliqués
dans les processus de myélinisation ou d’élimination
synaptique (associés à une perte de plasticité neuronale
qui accroîtrait la vulnérabilité neuronale à des facteurs
toxiques ou traumatiques). Sur le plan environnemental,
des facteurs toxiques comme la consommation régulière
de cannabis, (surtout si l’âge de début de la consommation
est précoce ou si la dose absorbée de THC est importante)
pourraient ainsi interagir avec des facteurs génétiques de
susceptibilité pour contribuer à l’apparition de symptômes
schizophréniques.
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