« Ça » : immobilité, poses longues et mouvements simples, Gaëlle Bourges est passé de spectacles
où elle faisait tenir assis sans bouger ses copains de marelle (« 10 mn exactement, une vraie
performance, en soi parce que tout le monde s’ennuyait terriblement »), à un bluring du Verrou,
créant un thriller fantastique qui mêle le Marquis de Sade à Maître Yoda.
Avant cela, elle s’est aventurée dans l’univers de l’érotisme et des désirs où – en plus d’avoir
soudainement généré l’intérêt d’une flopée de journalistes bien plus curieux de la Gaëlle strip-
teaseuse que de la Gaëlle artiste-chorégraphe et interprète – elle a rencontré ses deux partenaires
de scène : Marianne Chargois et Alice Roland, avec lesquelles elle a créé La belle indifférence (2010),
Je baise des yeux (2009) et En découdre (un rêve grec) (2012).
Telles des sirènes, ou mannequins au grain de peau mystérieux, les trois femmes sont posées en haut
d’un grand cube blanc, alignées, presque emboîtées. Toujours en chœur mais jamais en canon, elles
développent une boucle de gestes et de déplacements lents sur la surface du plateau, installant la
petite table et le pot de rose du tableau pour qu’il puisse ensuite se renverser, faisant le lit et les
drapés de cette scène galante borderline.
L’innommable
« Encore un effort si vous voulez être républicain. » (2)
Gaspard (à la fois narrateur et personnage, incarné par Gaspard Delanoë) est toujours assis, sa
lampe contre sa poitrine. Il raconte la sombre histoire d’une psychose : un retournement, un immense
shampoing, un copié-collé mousseux et angoissant de l’histoire de l’art et de l’Histoire tout
court. Destinataire de trois cartes postales anonymes reproduisant Le Verrou de Fragonard et
mystérieusement signées de la plume de Donatien Alphonse François (la réelle identité du Marquis de
Sade), Gaspard entame un parcours discursif et mental. Il se lance dans une boucle, en quelques points
similaires à celles que Gaëlle, Alice et Marianne effectuent dans l’espace, désormais vêtues de très courtes
robes jaunes laissant apparaître leur sexe « comme on montre un bras, finalement ».
A l’instar de l’anti-héro du Pigeon de Süskind, le personnage principal du Verrou entre dans une crise
de paranoïa aigüe qui le promène dans des espaces temps multi-dimensionnels. Parti de sa propre
boîte-aux-lettres, mystérieusement arrivé dans galeries du Musée du Louvre, Gaspard se retrouve
devant la porte de sa voisine Marianne, après avoir traversé la foule des Thermidoriens aux portes de
la Bastille, être sorti du musée en ascenseur et avoir évoqué un projet de thèse sur l’écrasement des
minorités dans la République de Star Wars.
Aux yeux de Gaspard, Marianne a, à chacun de ses passages, un comportement des plus suspects :
elle commence par avoir changé de position. Plus inquiétant encore, ses copines avec qui elle
regarde Le Retour du Jedi aussi… Le suspense augmente ainsi jusqu’à ce que le destinataire des
cartes postales du mystérieux Donatien nous raconte comment Marianne le prend soudainement par
la taille, entre la porte et le lit, faisant chavirer une robe « jaune de Venise », au drapé en forme de
« partie du corps dont la vulgarité ne peut définitivement pas s’accorder à la grâce et la délicatesse
d’un Fragonard »…
Sur le plateau, la voix de Gaspard Delanoë gagne en urgence et en justesse. Les copines de
Marianne sont en fait des « grosses putes républicaines qui se baisent entre elles en regardant Star
Wars ». Après les avoir allègrement injuriées, en pleine crise de paranoïa, il ne voit plus d’autre sens
à son existence que de devenir l’une des leurs… Les circuits logiques sont brouillés et les trois
danseuses se rapprochent du lit, froides et captivantes.
Enigme de l’histoire de l’art dont les incohérences spatiales et les corps excroissants ont inspiré
Daniel Arasse, Le Verrou de Gaëlle Bourges est une analyse des conséquences et circonstances de
cette scène galante, emblématique de l’œuvre de Fragonard. Pointant le nommable et l’innommable
de la peinture en référence au lexique sexuel qui plane sur le tableau sans jamais pouvoir être
exploité.
1. « Quand la danse parle du genre », conférence organisée par les Rencontres chorégraphiques,
animée par Hélène Marquié en présence de Gaëlle Bourges.
2. Marquis de Sade, La philosopie dans le boudoir, 1795.
Le verrou, de Gaëlle Bourges a eu lieu du 22 mai 24 mai au Théâtre du Colombier, Bagnolet (dans le
cadre des Rencontres chorégraphiques internationales de Seine-Saint-Denis).