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Brouilles logiques
Gaëlle Bourges
La chorégraphe Gaëlle Bourges a déconstruit
Le verrou
de Fragonard aux
Rencontres chorégraphiques internationales de Seine-Saint-Denis. Un tableau,
quatre interprètes.
Par Emmanuelle Tonnerre
publié le 27 juin 2013
La lumière s’ouvre sur limmense tatami blanc du Théâtre du
Colombier, tombant en demi-teinte sur les quatre corps. L’homme
derrière la table tout près des gradins allume sa frontale, révélant
rouge à lèvres et cheveux hirsutes. Un son de piano sincruste
dans le décor : un drôle de mélange comme première clé de
lecture, entre carte postale ratée sur un tourniquet du musée du Louvre et l’antre d’un laborantin qui
aurait loupé sa vocation d’esthète. Alors que le rouge des peignoirs – soigneusement choisi pour faire
rérence à celui du Verrou – marque nos rétines à l’affût dans cette semi-obscurité, le discours
commence. L’alchimie propre à l’artiste qui met « en discordance des corps qui font des actions et
des langues » opère petit à petit. Entre mouvements et narration, l’œuvre de Gaëlle Bourges déploie
les ficelles de l’histoire de l’art.
Le nommable
Avec un brin de malice, Glle Bourges confie lors de la conférence donnée le 24 mai au Cin’Hoche
(1), qu’elle a compris très tôt que « l’espace de pouvoir » auquel elle aspirait ne se trouverait pas
dans le statut d’interprète, mais de chorégraphe. « Depuis que j’ai cinq ans, je fais ça ».
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« Ça » : immobilité, poses longues et mouvements simples, Gaëlle Bourges est pasde spectacles
où elle faisait tenir assis sans bouger ses copains de marelle (« 10 mn exactement, une vraie
performance, en soi parce que tout le monde sennuyait terriblement »), à un bluring du Verrou,
créant un thriller fantastique qui mêle le Marquis de Sade à Maître Yoda.
Avant cela, elle s’est aventurée dans l’univers de l’érotisme et des désirs où – en plus d’avoir
soudainement généré l’intérêt d’une flopée de journalistes bien plus curieux de la Gaëlle strip-
teaseuse que de la Gaëlle artiste-chorégraphe et interprète elle a rencontré ses deux partenaires
de scène : Marianne Chargois et Alice Roland, avec lesquelles elle a créé La belle indifrence (2010),
Je baise des yeux (2009) et En découdre (un rêve grec) (2012).
Telles des sirènes, ou mannequins au grain de peau mystérieux, les trois femmes sont posées en haut
d’un grand cube blanc, alignées, presque emboîtées. Toujours en chœur mais jamais en canon, elles
développent une boucle de gestes et de déplacements lents sur la surface du plateau, installant la
petite table et le pot de rose du tableau pour qu’il puisse ensuite se renverser, faisant le lit et les
drapés de cette scène galante borderline.
L’innommable
« Encore un effort si vous voulez être républicain. » (2)
Gaspard (à la fois narrateur et personnage, incarné par Gaspard Delanoë) est toujours assis, sa
lampe contre sa poitrine. Il raconte la sombre histoire d’une psychose : un retournement, un immense
shampoing, un copié-collé mousseux et angoissant de lhistoire de l’art et de l’Histoire tout
court. Destinataire de trois cartes postales anonymes reproduisant Le Verrou de Fragonard et
mystérieusement signées de la plume de Donatien Alphonse François (la réelle identité du Marquis de
Sade), Gaspard entame un parcours discursif et mental. Il se lance dans une boucle, en quelques points
similaires à celles que Gaëlle, Alice et Marianne effectuent dans l’espace, désormais vêtues de ts courtes
robes jaunes laissant apparaître leur sexe « comme on montre un bras, finalement ».
A l’instar de l’anti-héro du Pigeon de Süskind, le personnage principal du Verrou entre dans une crise
de paranoïa aigüe qui le promène dans des espaces temps multi-dimensionnels. Parti de sa propre
boîte-aux-lettres, mystérieusement arrivé dans galeries du Musée du Louvre, Gaspard se retrouve
devant la porte de sa voisine Marianne, après avoir traversé la foule des Thermidoriens aux portes de
la Bastille, être sorti du musée en ascenseur et avoir évoqué un projet de thèse sur l’écrasement des
minorités dans la République de Star Wars.
Aux yeux de Gaspard, Marianne a, à chacun de ses passages, un comportement des plus suspects :
elle commence par avoir changé de position. Plus inquiétant encore, ses copines avec qui elle
regarde Le Retour du Jedi aussi… Le suspense augmente ainsi jusquà ce que le destinataire des
cartes postales du mystérieux Donatien nous raconte comment Marianne le prend soudainement par
la taille, entre la porte et le lit, faisant chavirer une robe « jaune de Venise », au drapé en forme de
« partie du corps dont la vulgarité ne peut définitivement pas s’accorder à la grâce et la délicatesse
d’un Fragonard »
Sur le plateau, la voix de Gaspard Delanoë gagne en urgence et en justesse. Les copines de
Marianne sont en fait des « grosses putes publicaines qui se baisent entre elles en regardant Star
Wars ». Après les avoir allègrement injuriées, en pleine crise de paranoïa, il ne voit plus d’autre sens
à son existence que de devenir l’une des leurs… Les circuits logiques sont brouillés et les trois
danseuses se rapprochent du lit, froides et captivantes.
Enigme de l’histoire de l’art dont les incohérences spatiales et les corps excroissants ont inspiré
Daniel Arasse, Le Verrou de Glle Bourges est une analyse des conséquences et circonstances de
cette scène galante, emblématique de lœuvre de Fragonard. Pointant le nommable et l’innommable
de la peinture en référence au lexique sexuel qui plane sur le tableau sans jamais pouvoir être
exploité.
1. « Quand la danse parle du genre », conférence organie par les Rencontres chorégraphiques,
animée par Hélène Marquen présence de Glle Bourges.
2. Marquis de Sade, La philosopie dans le boudoir, 1795.
Le verrou, de Gaëlle Bourges a eu lieu du 22 mai 24 mai au Théâtre du Colombier, Bagnolet (dans le
cadre des Rencontres chorégraphiques internationales de Seine-Saint-Denis).
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