une consultation pour les migrants à l`hôpital

N° 1225 - Mai-juin 2000 -
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SANTÉ, LE TRAITEMENT DE LA DIFFÉRENCE
UNE CONSULTATION POUR LES
MIGRANTS À LHÔPITAL
par
Chantal Crenn,
anthropologue,
membre
du Ceriem
de Rennes-II
et du laboratoire
CNRS
Société-Santé-
Développement
de Bordeaux-II
Orienté par son psychiatre vers une consultation spécialisée pour les migrants,
monsieur D., qui réside en France depuis plus de trente ans, résiste aux
thérapeutes et refuse de se raconter en tant qu’immigré. Un exemple qui
montre les difficultés qu’engendre la prise en compte de l’ethnicité dans
le traitement des migrants, et qui atteste de l’ethnicisation des rapports
sociaux dont souffrent les institutions publiques, notamment médicales.
L’observation, en 1998-1999, d’une association de médecine trans-
culturelle(1) destinée à des malades dits “migrants”, intervenant dans
un hôpital public bordelais, a permis une réflexion sur les questions
de la relation entre immigration et santé, et les difficultés qu’engendre
la prise en compte de la culture dans les soins apportés aux troubles
psychiques des migrants. Créée en 1993 à l’initiative d’un médecin
psychothérapeute et anthropologue, cette association offre la possi-
bilité d’analyser la place d’une démarche nouvelle (prenant en
compte l’ethnicité) au sein d’une institution publique française,
répondant à la notion de “santé publique” et porteuse d’idéaux répu-
blicains : la gratuité du traitement, le soin pour tous, la même méde-
cine pour tous. Seul le médecin bénéficie de vacations rémunérées
par l’hôpital, tandis qu’une anthropologue est rémunérée à l’aide de
subventions (conseil général, conseil régional), les autres intervenants
étant bénévoles.
Placé au cœur d’un “réseau”(2), le service sera amené à se dévelop-
per, les nombreuses demandes validant la démarche aux yeux des ins-
tances hospitalières. Cette consultation occupera désormais une place
fort révélatrice de la conception du malade dit “migrant”, entre exo-
tisme et précarité, puisqu’elle officiera à l’avenir dans un local entre
médecine tropicale et médecine de précarité. Les malades, habitants
de Bordeaux, de la communauté urbaine de Bordeaux mais aussi des
villes voisines de Libourne ou de Castillon-La-Bataille, viennent donc
à l’hôpital de santé publique. Ceux qui possèdent une couverture sociale
prennent une feuille de consultation au bureau des entrées. Pour les
autres, la visite est gratuite. Ils franchissent alors les portes du service
de psychosomatique et se présentent au secrétariat de la consultation.
Annoncés à l’équipe thérapeutique, ils attendent d’être reçus sur une
chaise dans le couloir, au milieu du va-et-vient, à plusieurs ou seuls.
1)- Le terme “transculturel”,
utilisé par le médecin
responsable
de la consultation, renvoie
à la définition qu’en donne
Georges Devereux,
où malades et soignants
n’appartiennent
pas à la même culture.
2)- D. Fassin, “Les politiques
de l’ethnopsychiatrie :
des colonies britanniques
aux banlieues parisiennes”,
L’Homme, n° 153, 2000,
pp. 231-250.
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Ils sont, pour la plupart, d’origine maghrébine ou africaine, en
majorité des femmes (60 %) venant seules et se trouvant dans une
situation économique précaire (50 % sont sans emploi, Rmistes ou
en arrêt maladie longue durée)(3). Une salle agrémentée d’une biblio-
thèque et d’un “coin enfants” les accueille. Les murs sont ornés de
gravures représentant des masques africains et des objets d’art
venant de partout dans le monde. Les malades sont reçus par un
cercle de thérapeutes qui se présentent les uns après les autres.
Beaucoup d’entre eux ont reçu une formation en sciences humaines,
les autres sont interprètes, médecins,
travailleurs sociaux. Ceux-ci sont ivoi-
riens, marocains, français. Le médecin
anthropologue et thérapeute principal,
installé en face du patient, médiatise
toutes les questions. Les patients, par-
fois accompagnés d’un travailleur
social, et plus rarement d’un médecin,
sont alors invités à exposer leur souf-
france au groupe.
UN SUJET SENSIBLE
L’objectif de ces consultations est de donner la possibilité aux
malades d’exprimer leur souffrance. Contre l’idéologie techniciste
et biologisante de la médecine occidentale, l’association propose
de prendre en compte les spécificités culturelles et sociales des
malades. Pour le médecin anthropologue, la culture médicale est
porteuse de valeurs qui ne relèvent pas seulement du raisonnement
scientifique. Aussi cet accompagnement thérapeutique nécessite-
t-il, de la part des soignants, une conscience de leurs propres
modèles de pensée pour mieux aider les patients.
La particularité du lieu tient au fait qu’il met à la disposition
des individus un interprète de langue maternelle, et qu’il prend
en compte, explique le médecin, “leur culture de référence mais
aussi leur situation migratoire”. Les thérapeutes espèrent ainsi
engendrer une meilleure intégration dans la société d’accueil. Plus
précisément, l’équipe de consultation applique une méthode de
soins dite “complémentariste”. Cela signifie que le comportement
du malade est perçu d’une part à travers la psychologie et la
psychanalyse, d’un point de vue thérapeutique et, d’autre part, à
travers l’anthropologie, de manière complémentaire. C’est donc
autour des conditions d’insertion dans la société d’accueil, des
problèmes psychopathologiques liés à la transplantation, “de la
3)- Bilan effectué en 1998
par l’association.
Dès que les soignants tentent d’établir
un lien entre sa maladie
et la manière dont cette souffrance
peut être interprétée dans son pays,
monsieur D. réplique
par la désignation de l’organe
qui le fait souffrir.
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place des symptômes dans la reconstitution d’une histoire et de
l’interprétation de ces derniers” (un médecin), que s’organise la
problématique des soins.
Pour ma part, je m’interrogeais sur les raisons politiques qui pous-
sent, aujourd’hui, une institution publique française à prendre en
compte l’altérité des patients dans la résolution des troubles men-
taux et des déviances sociales. Je me suis donc présentée au sein
de l’association pour les nécessités de mon enquête et sur propo-
sition du médecin anthropologue. À ce moment-là, un conflit l’op-
posait à une partie de son équipe, conflit qui devait aboutir à une
scission. La notion de “culture d’origine”(4) était au cœur des
débats : les psychologues d’origine étrangère arguaient de leur qua-
lification à traiter les maladies de “l’Autre” du fait de leur propre
altérité. Ils ne percevaient pas la nécessité de ma présence, ni d’avoir
des connaissances anthropologiques. En fin de compte, leur pra-
tique thérapeutique était caractérisée par une méconnaissance
anthropologique de l’Autre.
DES PROBLÈMES
DE CATÉGORISATION ETHNIQUE
Après le départ des psychologues opposés à notre recherche, je
me suis alors instituée partie de l’objet d’observation lors des
consultations. Pari ambitieux certes, mais qui a le mérite d’accor-
der de l’intérêt anthropologique à un sujet à très haut risque idéo-
logique : l’ethnicisation de la thérapie. Les problèmes de nature
éthique et intellectuelle liés à cette question sont parfaitement éva-
lués et je me suis attachée à ne pas les éluder.
Au regard du bilan des années 1998-1999, il apparaît que les
demandes viennent de deux axes : des médecins des hôpitaux
(maternités de Pellegrin et de Saint-André, service des urgences,
service des suicidants), et des centres médico-sociaux de la com-
munauté urbaine de Bordeaux. Mais elles émanent également de
médecins généralistes ou d’associations d’aide sociale (association
Avenir Emploi, Samu social, Association girondine d’éducation et
de prévention)(5). Brièvement, on peut dire que les raisons qui pous-
sent les travailleurs sociaux ou les médecins à orienter leurs
patients vers ce type de consultation relèvent de trois domaines :
la surdétermination culturelle, l’échec de traitements médicaux ou
sociaux, ou l’admiration de la culture de l’autre(6). Malgré la vigi-
lance du médecin anthropologue de l’association quant aux caté-
gories utilisées lors du traitement des malades, son souci de ne pas
mettre la culture de l’autre “en conserve”(7), et l’utilisation de l’an-
4)- À l’époque,
sur le prospectus
de l’association, l’un d’entre
eux, Ivoirien, se qualifiait
de psychologue-ethnologue
sans avoir effectué d’études
d’ethnologie. Certains
revendiquaient une sorte
de leadership ethnique
au sein de l’association.
Nous avons abordé cette
question dans un article
dans les actes du colloque
Les enjeux de l’interculturel,
coll. “Espace interculturel”,
L’Harmattan (à paraître).
5)- Au sujet de
“la distribution des rôles”
entre séances
d’ethnopsychiatrie
et structures d’aides sociales,
voir l’analyse de D. Fassin,
op. cité, p. 240.
6)- Ces raisons ont fait
l’objet d’un article,
“Le traitement de la
différence dans le choix
des malades orientés vers
une consultation pour
migrants”, dans la revue
Face à Face du laboratoire
CNRS, Société, Santé,
Développement
UPRES-A-5036, université
de Bordeaux-II (à paraître).
7)- R. Massé, Culture
et santé publique,
les contributions
de l’anthropologie
à la prévention et
à la promotion de la santé,
Gaëtan Morin éditeur,
Montréal, 1995, p. 470.
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thropologie, la consultation n’est pas sans engendrer des pro-
blèmes de catégorisation ethnique. C’est à travers le parcours
migratoire et l’itinéraire thérapeutique de monsieur D. qu’il nous
a paru possible, du fait de sa résistance particulièrement farouche,
de signifier qu’il ne faut pas, sous prétexte que l’on reconnaît l’im-
pact des données culturelles dans le processus de soin, omettre de
prendre en compte l’interrelation entre les divers ordres de facteurs
(sociaux, politiques, économiques, culturels) qui influent sur la
santé.
Monsieur D., atteint d’un infarctus du myocarde, a été adressé
à la consultation par un médecin psychiatre. Dans le courrier des-
tiné au médecin de la consultation, le psychiatre évoque la souf-
france de ce patient et la longue liste de médicaments dont il a tenté
de le sevrer en lui prescrivant quelques psychotropes, espérant, en
vain, pouvoir le soulager. Originaire du Sud-Ouest de la Tunisie, mon-
sieur D. a décidé, au début des années soixante-dix, “de vivre l’aven-
ture”, selon ses propres termes, et de venir suivre une formation
de chaudronnier-soudeur à Marseille. Il a rapidement trouvé un
emploi dans une usine bordelaise, où il est resté jusqu’à son infarc-
tus. Il est âgé de quarante-sept ans, époux d’une femme de trente-
trois ans et père de trois enfants.
LE MALADE SE REFUSE
À ÊTRE IMAGINAIRE
Monsieur D. pose d’emblée ses conditions, il ne souhaite pas
attendre dans le couloir et établit une relation que nous analysons
comme un processus d’opposition dialectique. D’une part, il dit s’en
remettre à la médecine pour tenter de ne plus souffrir, d’autre part,
il ne coopère pas avec les thérapeutes. Pendant les consultations,
à plusieurs reprises, il explique qu’il lui faut un médecin pour expli-
quer son mal et le résoudre. Il estime que sa présence au sein de
ce type de consultation est due aux échecs de la médecine biomé-
dicale. Il explique, aussitôt que l’on s’éloigne de la maladie elle-
même, qu’il est venu consulter un médecin susceptible de lui ôter
la douleur qui lui prend le ventre. Il rappelle à l’ordre les théra-
peutes dès qu’il a le sentiment que ceux-ci s’écartent de ce qu’il
leur attribue comme compétence, c’est-à-dire l’évaluation des
symptômes afin d’apporter un soin. Dès que le thérapeute princi-
pal tente de saisir la dimension sociale de l’existence de monsieur
D., celui-ci reste évasif. Parfois, irrité par la tournure que prend la
consultation, il lance au médecin qu’il sait lui, que “sa maladie n’est
pas imaginaire mais organique”. Cas d’école qui consiste à assu-
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rer au malade la croyance des thérapeutes en sa maladie : ses pro-
pos sont immédiatement repris par le médecin, qui lui assure que
personne n’a dit que sa maladie était imaginaire. Face à cette
réponse, monsieur D. reste songeur. Il avoue avoir déjà vécu ce genre
de thérapies à l’hôpital où il a été opéré, sans résultat.
Les allusions de l’anthropologue marocaine à son pays d’origine
et aux moments clefs de son cheminement personnel provoquent
une forme d’agacement. Lorsque le patient est invité, à partir d’un
événement jugé grave (le décès de son père, sans qu’il ait pu le voir
une dernière fois vivant), à produire un discours qui, selon le
médecin, “n’émerge qu’à partir de la langue maternelle”, c’est le
mutisme. À chaque référence à la culture maghrébine : traduction
d’un mot français en arabe, ou, au contraire, explication en arabe
de telle ou telle attitude, comme le rapport à la mort d’un père pour
le fils aîné, monsieur D. répond, agacé : “Je sais, je sais, ça n’est
pas la peine de traduire en arabe, j’ai compris en français.” Dès
que le groupe tente d’établir un lien entre sa maladie et la manière
dont cette souffrance peut être interprétée dans son pays, il réplique
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