par Chantal Crenn, anthropologue, membre du Ceriem de Rennes-II et du laboratoire CNRS Société-SantéDéveloppement de Bordeaux-II 1)- Le terme “transculturel”, utilisé par le médecin responsable de la consultation, renvoie à la définition qu’en donne Georges Devereux, où malades et soignants n’appartiennent pas à la même culture. 2)- D. Fassin, “Les politiques de l’ethnopsychiatrie : des colonies britanniques aux banlieues parisiennes”, L’Homme, n° 153, 2000, pp. 231-250. L’observation, en 1998-1999, d’une association de médecine transculturelle(1) destinée à des malades dits “migrants”, intervenant dans un hôpital public bordelais, a permis une réflexion sur les questions de la relation entre immigration et santé, et les difficultés qu’engendre la prise en compte de la culture dans les soins apportés aux troubles psychiques des migrants. Créée en 1993 à l’initiative d’un médecin psychothérapeute et anthropologue, cette association offre la possibilité d’analyser la place d’une démarche nouvelle (prenant en compte l’ethnicité) au sein d’une institution publique française, répondant à la notion de “santé publique” et porteuse d’idéaux républicains : la gratuité du traitement, le soin pour tous, la même médecine pour tous. Seul le médecin bénéficie de vacations rémunérées par l’hôpital, tandis qu’une anthropologue est rémunérée à l’aide de subventions (conseil général, conseil régional), les autres intervenants étant bénévoles. Placé au cœur d’un “réseau”(2), le service sera amené à se développer, les nombreuses demandes validant la démarche aux yeux des instances hospitalières. Cette consultation occupera désormais une place fort révélatrice de la conception du malade dit “migrant”, entre exotisme et précarité, puisqu’elle officiera à l’avenir dans un local entre médecine tropicale et médecine de précarité. Les malades, habitants de Bordeaux, de la communauté urbaine de Bordeaux mais aussi des villes voisines de Libourne ou de Castillon-La-Bataille, viennent donc à l’hôpital de santé publique. Ceux qui possèdent une couverture sociale prennent une feuille de consultation au bureau des entrées. Pour les autres, la visite est gratuite. Ils franchissent alors les portes du service de psychosomatique et se présentent au secrétariat de la consultation. Annoncés à l’équipe thérapeutique, ils attendent d’être reçus sur une chaise dans le couloir, au milieu du va-et-vient, à plusieurs ou seuls. N° 1225 - Mai-juin 2000 - 39 Orienté par son psychiatre vers une consultation spécialisée pour les migrants, monsieur D., qui réside en France depuis plus de trente ans, résiste aux thérapeutes et refuse de se raconter en tant qu’immigré. Un exemple qui montre les difficultés qu’engendre la prise en compte de l’ethnicité dans le traitement des migrants, et qui atteste de l’ethnicisation des rapports sociaux dont souffrent les institutions publiques, notamment médicales. SANTÉ, LE TRAITEMENT DE LA DIFFÉRENCE UNE CONSULTATION POUR LES MIGRANTS À L’HÔPITAL N° 1225 - Mai-juin 2000 - 40 SANTÉ, LE TRAITEMENT DE LA DIFFÉRENCE Ils sont, pour la plupart, d’origine maghrébine ou africaine, en majorité des femmes (60 %) venant seules et se trouvant dans une situation économique précaire (50 % sont sans emploi, Rmistes ou 3)- Bilan effectué en 1998 en arrêt maladie longue durée)(3). Une salle agrémentée d’une biblio- par l’association. thèque et d’un “coin enfants” les accueille. Les murs sont ornés de gravures représentant des masques africains et des objets d’art venant de partout dans le monde. Les malades sont reçus par un cercle de thérapeutes qui se présentent les uns après les autres. Beaucoup d’entre eux ont reçu une formation en sciences humaines, les autres sont interprètes, médecins, travailleurs sociaux. Ceux-ci sont ivoiDès que les soignants tentent d’établir riens, marocains, français. Le médecin un lien entre sa maladie anthropologue et thérapeute principal, et la manière dont cette souffrance installé en face du patient, médiatise peut être interprétée dans son pays, toutes les questions. Les patients, parmonsieur D. réplique fois accompagnés d’un travailleur par la désignation de l’organe social, et plus rarement d’un médecin, qui le fait souffrir. sont alors invités à exposer leur souffrance au groupe. UN SUJET SENSIBLE L’objectif de ces consultations est de donner la possibilité aux malades d’exprimer leur souffrance. Contre l’idéologie techniciste et biologisante de la médecine occidentale, l’association propose de prendre en compte les spécificités culturelles et sociales des malades. Pour le médecin anthropologue, la culture médicale est porteuse de valeurs qui ne relèvent pas seulement du raisonnement scientifique. Aussi cet accompagnement thérapeutique nécessitet-il, de la part des soignants, une conscience de leurs propres modèles de pensée pour mieux aider les patients. La particularité du lieu tient au fait qu’il met à la disposition des individus un interprète de langue maternelle, et qu’il prend en compte, explique le médecin, “leur culture de référence mais aussi leur situation migratoire”. Les thérapeutes espèrent ainsi engendrer une meilleure intégration dans la société d’accueil. Plus précisément, l’équipe de consultation applique une méthode de soins dite “complémentariste”. Cela signifie que le comportement du malade est perçu d’une part à travers la psychologie et la psychanalyse, d’un point de vue thérapeutique et, d’autre part, à travers l’anthropologie, de manière complémentaire. C’est donc autour des conditions d’insertion dans la société d’accueil, des problèmes psychopathologiques liés à la transplantation, “de la DES PROBLÈMES DE CATÉGORISATION ETHNIQUE 5)- Au sujet de “la distribution des rôles” entre séances d’ethnopsychiatrie et structures d’aides sociales, voir l’analyse de D. Fassin, op. cité, p. 240. 6)- Ces raisons ont fait l’objet d’un article, “Le traitement de la différence dans le choix des malades orientés vers une consultation pour migrants”, dans la revue Face à Face du laboratoire CNRS, Société, Santé, Développement UPRES-A-5036, université de Bordeaux-II (à paraître). 7)- R. Massé, Culture et santé publique, les contributions de l’anthropologie à la prévention et à la promotion de la santé, Gaëtan Morin éditeur, Montréal, 1995, p. 470. Après le départ des psychologues opposés à notre recherche, je me suis alors instituée partie de l’objet d’observation lors des consultations. Pari ambitieux certes, mais qui a le mérite d’accorder de l’intérêt anthropologique à un sujet à très haut risque idéologique : l’ethnicisation de la thérapie. Les problèmes de nature éthique et intellectuelle liés à cette question sont parfaitement évalués et je me suis attachée à ne pas les éluder. Au regard du bilan des années 1998-1999, il apparaît que les demandes viennent de deux axes : des médecins des hôpitaux (maternités de Pellegrin et de Saint-André, service des urgences, service des suicidants), et des centres médico-sociaux de la communauté urbaine de Bordeaux. Mais elles émanent également de médecins généralistes ou d’associations d’aide sociale (association Avenir Emploi, Samu social, Association girondine d’éducation et de prévention)(5). Brièvement, on peut dire que les raisons qui poussent les travailleurs sociaux ou les médecins à orienter leurs patients vers ce type de consultation relèvent de trois domaines : la surdétermination culturelle, l’échec de traitements médicaux ou sociaux, ou l’admiration de la culture de l’autre(6). Malgré la vigilance du médecin anthropologue de l’association quant aux catégories utilisées lors du traitement des malades, son souci de ne pas mettre la culture de l’autre “en conserve”(7), et l’utilisation de l’an- N° 1225 - Mai-juin 2000 - 41 SANTÉ, LE TRAITEMENT DE LA DIFFÉRENCE 4)- À l’époque, sur le prospectus de l’association, l’un d’entre eux, Ivoirien, se qualifiait de psychologue-ethnologue sans avoir effectué d’études d’ethnologie. Certains revendiquaient une sorte de leadership ethnique au sein de l’association. Nous avons abordé cette question dans un article dans les actes du colloque Les enjeux de l’interculturel, coll. “Espace interculturel”, L’Harmattan (à paraître). place des symptômes dans la reconstitution d’une histoire et de l’interprétation de ces derniers” (un médecin), que s’organise la problématique des soins. Pour ma part, je m’interrogeais sur les raisons politiques qui poussent, aujourd’hui, une institution publique française à prendre en compte l’altérité des patients dans la résolution des troubles mentaux et des déviances sociales. Je me suis donc présentée au sein de l’association pour les nécessités de mon enquête et sur proposition du médecin anthropologue. À ce moment-là, un conflit l’opposait à une partie de son équipe, conflit qui devait aboutir à une scission. La notion de “culture d’origine”(4) était au cœur des débats : les psychologues d’origine étrangère arguaient de leur qualification à traiter les maladies de “l’Autre” du fait de leur propre altérité. Ils ne percevaient pas la nécessité de ma présence, ni d’avoir des connaissances anthropologiques. En fin de compte, leur pratique thérapeutique était caractérisée par une méconnaissance anthropologique de l’Autre. N° 1225 - Mai-juin 2000 - 42 SANTÉ, LE TRAITEMENT DE LA DIFFÉRENCE thropologie, la consultation n’est pas sans engendrer des problèmes de catégorisation ethnique. C’est à travers le parcours migratoire et l’itinéraire thérapeutique de monsieur D. qu’il nous a paru possible, du fait de sa résistance particulièrement farouche, de signifier qu’il ne faut pas, sous prétexte que l’on reconnaît l’impact des données culturelles dans le processus de soin, omettre de prendre en compte l’interrelation entre les divers ordres de facteurs (sociaux, politiques, économiques, culturels) qui influent sur la santé. Monsieur D., atteint d’un infarctus du myocarde, a été adressé à la consultation par un médecin psychiatre. Dans le courrier destiné au médecin de la consultation, le psychiatre évoque la souffrance de ce patient et la longue liste de médicaments dont il a tenté de le sevrer en lui prescrivant quelques psychotropes, espérant, en vain, pouvoir le soulager. Originaire du Sud-Ouest de la Tunisie, monsieur D. a décidé, au début des années soixante-dix, “de vivre l’aventure”, selon ses propres termes, et de venir suivre une formation de chaudronnier-soudeur à Marseille. Il a rapidement trouvé un emploi dans une usine bordelaise, où il est resté jusqu’à son infarctus. Il est âgé de quarante-sept ans, époux d’une femme de trentetrois ans et père de trois enfants. LE MALADE SE REFUSE À ÊTRE IMAGINAIRE Monsieur D. pose d’emblée ses conditions, il ne souhaite pas attendre dans le couloir et établit une relation que nous analysons comme un processus d’opposition dialectique. D’une part, il dit s’en remettre à la médecine pour tenter de ne plus souffrir, d’autre part, il ne coopère pas avec les thérapeutes. Pendant les consultations, à plusieurs reprises, il explique qu’il lui faut un médecin pour expliquer son mal et le résoudre. Il estime que sa présence au sein de ce type de consultation est due aux échecs de la médecine biomédicale. Il explique, aussitôt que l’on s’éloigne de la maladie ellemême, qu’il est venu consulter un médecin susceptible de lui ôter la douleur qui lui prend le ventre. Il rappelle à l’ordre les thérapeutes dès qu’il a le sentiment que ceux-ci s’écartent de ce qu’il leur attribue comme compétence, c’est-à-dire l’évaluation des symptômes afin d’apporter un soin. Dès que le thérapeute principal tente de saisir la dimension sociale de l’existence de monsieur D., celui-ci reste évasif. Parfois, irrité par la tournure que prend la consultation, il lance au médecin qu’il sait lui, que “sa maladie n’est pas imaginaire mais organique”. Cas d’école qui consiste à assu- N° 1225 - Mai-juin 2000 - 43 SANTÉ, LE TRAITEMENT DE LA DIFFÉRENCE rer au malade la croyance des thérapeutes en sa maladie : ses propos sont immédiatement repris par le médecin, qui lui assure que personne n’a dit que sa maladie était imaginaire. Face à cette réponse, monsieur D. reste songeur. Il avoue avoir déjà vécu ce genre de thérapies à l’hôpital où il a été opéré, sans résultat. Les allusions de l’anthropologue marocaine à son pays d’origine et aux moments clefs de son cheminement personnel provoquent une forme d’agacement. Lorsque le patient est invité, à partir d’un événement jugé grave (le décès de son père, sans qu’il ait pu le voir une dernière fois vivant), à produire un discours qui, selon le médecin, “n’émerge qu’à partir de la langue maternelle”, c’est le mutisme. À chaque référence à la culture maghrébine : traduction d’un mot français en arabe, ou, au contraire, explication en arabe de telle ou telle attitude, comme le rapport à la mort d’un père pour le fils aîné, monsieur D. répond, agacé : “Je sais, je sais, ça n’est pas la peine de traduire en arabe, j’ai compris en français.” Dès que le groupe tente d’établir un lien entre sa maladie et la manière dont cette souffrance peut être interprétée dans son pays, il réplique N° 1225 - Mai-juin 2000 - 44 SANTÉ, LE TRAITEMENT DE LA DIFFÉRENCE par la désignation de l’organe qui le fait souffrir. Quand on tente de valoriser sa place de fils aîné au sein de sa fratrie en Tunisie, il dit “ne pas voir le lien avec son colon”. L’opposition radicale de monsieur D. amène le thérapeute principal à lui demander s’il souhaite, encore une fois, continuer à venir aux consultations, ce à quoi il répond par l’affirmative en reprenant les propos mêmes de cette dernière : “Ça peut m’aider à long terme. On ne guérit pas de suite.” Mais alors, pourquoi vient-il ? CONTRE LA RÉFÉRENCE ETHNIQUE, LA RÉFÉRENCE DE CLASSE Une fois encore, ce malade se présentera à la consultation. En réponse à son mutisme, le thérapeute principal, de guerre lasse, lui oppose le sien. Mis au pied du mur, monsieur D. nous racontera son parcours migratoire, ses engagements politiques dans des mouvements de gauche et son investissement profond dans la vie syndicale de son entreprise. Il nous avoue Monsieur D. ne fait pas référence détester perdre son temps à bavarder, être passionné par la politique natioà son origine tunisienne nale et surtout par le problème des dans la construction de sa différence, “sans-papiers”. Il s’inquiète de la monmais à son appartenance de classe. tée de la violence dans les banlieues, évoque les injustices sociales. Après ces révélations fort tardives, le groupe thérapeutique est confirmé dans ses suppositions : la référence culturelle au Maghreb n’apporte rien à la résolution des troubles. L’analyse anthropologique permet alors de donner sens aux relations qui se sont établies entre thérapeutes et malade en terme d’altérité, d’identité et de hiérarchisation. L’attribution catégorielle, qui renvoie à la question de l’identification par la nomination et surtout au pouvoir de nommer, place monsieur D. dans une position délicate : celle de l’immigré. En effet, l’affiliation au Maghreb s’effectue dans un rapport inégalitaire à autrui, ici aux thérapeutes. À celle-ci, ce patient répond par l’identification à un groupe particulier : la classe ouvrière. Fréquemment, monsieur D. opposera à son métier de chaudronniersoudeur la profession de médecin. Celui-ci représente pour lui un intellectuel et donc un nanti de la société française. Les autres membres de la consultation – l’anthropologue marocaine comprise – 8)- V. De Rudder, sont perçus comme appartenant à la société dominante. Le contexte “Ethnicisation”, Vocabulaire historique politique français face à l’immigration détermine le rapport du in et critique des relations patient aux thérapeutes, et son refus de faire référence à ses ori- interethniques, Pluriel-Recherches, gines. L’ethnicisation(8) des rapports sociaux dans la société globale fascicule III, 1995. 9)- A. Sayad, La double absence, Paris, Seuil, 1999, p. 243. 10)- “Ce qui, dans le discours officiel, justifie la sollicitation des ethnopsychiatres, c’est l’altérité – des immigrés souffrants – que l’on place au cœur de l’interprétation.” (D. Fassin, op. cité, p. 248). LA FABRICATION DE L’IDENTITÉ Ces deux éléments méritent de ne pas être séparés mais articulés car ils renvoient tous deux à un processus de hiérarchisation et de différenciation tout à fait révélateur de la position qu’il se donne (et qu’on lui donne) dans la société française. Monsieur D. a intériorisé la nomination négative faite par la société dominante en ce qui concerne les immigrés, qui ne sont tolérés que s’ils restent cantonnés à la place qu’on leur a attribuée : celle de force de travail(9). La dimension ethnique de son identité, dévalorisée par le groupe majoritaire, l’a amené à produire une “ethnicité négative” de son groupe d’appartenance. Dès lors, le parallèle que les thérapeutes effectuent avec son pays d’origine le renvoie à sa position d’immigré et non pas à celle de citoyen. Non pas que les thérapeutes souhaitent établir un tel rapport, mais l’ethnicité de ce malade n’a jamais été invoquée dans une institution publique française de manière positive. Monsieur D. sait parfaitement que “immigré” renvoie à une position à part dans la société française, à la précarité, à l’altérité radicale. Il pense que c’est parce qu’il est immigré (comment peut-il l’être encore après presque trente ans d’existence en France ?) qu’il se trouve dans cette consultation. Ce traitement médical différentiel apporte la preuve supplémentaire qu’il n’est pas considéré comme faisant partie de la société française(10), et ce d’autant plus qu’il est invalide. En France, la sphère politique affiche, au nom du système républicain, une ignorance des faits ethniques. Pourtant, l’ethnicisation des rapports sociaux au quotidien a fini par investir les institutions publiques, même si elles sont censées rester indifférentes à l’origine. Ainsi, le phénomène d’ethnicisation n’épargne pas les exécutants en charge des politiques publiques. Cette consultation, malgré les idéaux défendus par les thérapeutes, renforce ce processus. Or les registres et les motifs sur lesquels s’appuie la fabrique de l’identité ne sont pas uniquement de l’ordre de l’origine, qui est de nature interprétative. Interroger le lien entre immigration et santé implique, plutôt que de reprendre les liens essentialisés du politique et du sens commun entre identité et origines, de montrer comment se forme ou se délie cette relation socialement et idéo✪ logiquement construite. N° 1225 - Mai-juin 2000 - 45 DE SANTÉ, LE TRAITEMENT DE LA DIFFÉRENCE implique que le processus de la consultation est vécu de manière infériorisante. Or, monsieur D. ne fait pas référence, au moment de l’échange, à son origine tunisienne dans la construction de sa différence, mais à son appartenance de classe.