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NOTE n° 24 - Fondation Jean-Jaurès / 2014 année Jaurès - 1er juillet 2014 - page 1
Jaurès et
l’attentat de
Sarajevo
Benoît Kermoal*
* Doctorant à l’EHESS,
enseignant en histoire
au lycée Saint-Exupéry,
Mantes-la-Jolie
L
e 30 juin 1914, Jean Jaurès publie dans l’Humanité un article intitulé « Violences
déchaînées ». Évoquant les conséquences immédiates de l’attentat de Sarajevo,
il s’inquiète de la situation internationale dans la région des Balkans, touchée
depuis plusieurs années par des conflits meurtriers : « Le meurtre de l’archiduc et de sa
femme a simplement ajouté un filet au fleuve de sang qui a coulé en vain sur la péninsule
balkanique1. » Aucun observateur des relations internationales n’imagine encore que
l’attentat du 28 juin 1914 est l’étincelle qui entraînera le déclenchement de la Première
Guerre mondiale, mais le directeur politique du journal socialiste souligne les dangers de
la situation : si l’ensemble des nations du continent « ne révolutionne pas sa pensée et ses
méthodes, […] l’Orient de l’Europe restera un abattoir où au sang du bétail se mêlera le
sang des bouchers, sans que rien d’utile ou de grand germe de tout ce sang répandu et
confondu2 ». Le ton dramatique de l’article de Jaurès montre que, si l’on ne craint pas
encore un conflit généralisé, les violences guerrières que connaît le « tonneau de poudre »
des Balkans peuvent rapidement troubler la paix fragile du continent européen.
L’ATTENTAT DU 28 JUIN 1914
L’héritier du trône de l’Autriche-Hongrie, l’archiduc François-Ferdinand, est assassiné avec
sa femme à Sarajevo au matin du 28 juin 1914. L’attentat a été organisé par un groupe de
1. Jean Jaurès, « Violences déchaînées », l’Humanité, 30 juin 1914, p. 1 (en ligne : gallica.bnf.fr/ark:/
12148/bpt6k2538709.langFR).
2. Ibid.
La Fondation Jean-Jaurès met en œuvre partout en France et tout au long de l’année 2014 de nombreuses
initiatives pour commémorer le centenaire de l’assassinat de Jean Jaurès. Retrouvez chaque semaine
une nouvelle note de l’auteur qui, à partir d’un article de Jean Jaurès à la même date en 1914, nous fait
redécouvrir l’homme et ses idées.
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Jaurès et
l’attentat de
Sarajevo
jeunes nationalistes qui souhaite la naissance d’une grande nation rassemblant tous les
Serbes et les Slaves du sud des Balkans. L’auteur des coups de feu meurtriers est un jeune
étudiant originaire de Bosnie-Herzégovine, Gavrilo Princip. Il est immédiatement arrêté,
ainsi que ses complices. Rapidement, les autorités austro-hongroises soupçonnent le
royaume de Serbie d’être à l’origine de cet attentat. En effet, ce royaume, qui est allié à la
Russie et qui bénéficie du soutien de la France, revendique la Bosnie-Herzégovine, car une
majorité serbe y habite. Pourtant, ce territoire, autrefois dépendant de l’Empire ottoman, a
été annexé en 1908 par l’Empire austro-hongrois, et les autorités de Vienne, redoutant la
constitution d’une grande nation serbe, utilisent volontiers la force dans cette région. Jean
Jaurès explique dans son article que « la politique de l’archiduc s’employait à mater l’esprit
d’indépendance des éléments slaves, pour les plier à ses desseins et les faire entrer dans
le cadre artificiel de la domination jésuitique des Habsbourg3 ». L’archiduc FrançoisFerdinand, fervent croyant, souhaitait en effet privilégier dans cet ensemble les
catholiques, qui étaient minoritaires en Bosnie. Cela ne pouvait que renforcer le
nationalisme serbe4, d’autant que l’héritier du trône était l’inspecteur général de l’armée
impériale, et qu’il se rendait à ce titre dans la région de Sarajevo. Jaurès craint que l’attentat
n’entraîne des représailles contre la Serbie. En effet, ses auteurs ont reçu de l’aide des
milieux militaires serbes, en particulier de l’organisation nationaliste la Main noire, ce
qu’une enquête détermine rapidement. La veille de la publication de l’article de Jaurès,
l’Humanité, à l’instar des autres journaux français, s’arrête longuement sur l’événement ; on
y découvre l’analyse de la SFIO à propos de l’Empire austro-hongrois et de la situation
balkanique. L’auteur du long article expliquant les faits, le Catalan Antonio Fabra Ribas5,
désigne la famille impériale comme principale responsable de cette situation conflictuelle.
Incriminant l’archiduc, il explique plus précisément : « Ces tendances militaristes et
impérialistes, et l’esprit ultra-clérical qui les inspirait, constituaient un des plus grands
dangers pour la paix de l’Europe6. » Bien que Jean Jaurès partage cette analyse, ce dernier
souhaite surtout que le conflit soit réglé grâce au droit international que les puissances
européennes doivent mettre en place.
3. Ibid.
4. La Bosnie-Herzégovine a une population majoritaire de Serbes orthodoxes. Deux autres communautés
sont présentes : des Croates catholiques et des musulmans, souvent des Serbes islamisés lors de la
domination ottomane.
5. Après des études à Barcelone, Antonio Fabra Ribas (1879-1958) s’est établi à Paris, où il est un des
rédacteurs de l’Humanité, plus particulièrement chargé de l’actualité internationale. Il participe à ce titre aux
réunions de la IIe Internationale, où il côtoie fréquemment Jean Jaurès.
6. Antonio Fabra Ribas, « L’archiduc héritier d’Autriche et sa femme meurent, victimes d’un attentat, à
Sarajevo », l’Humanité, 29 juin 1914, p. 1 (en ligne : gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k253869c).
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Jaurès et
l’attentat de
Sarajevo
LA « POUDRIÈRE » DES BALKANS VUE PAR JAURÈS
La nouvelle de l’attentat a provoqué une vive émotion en Europe, en particulier en
Autriche-Hongrie et en Allemagne. De nombreux dirigeants austro-hongrois veulent des
représailles contre la Serbie, qui n’a pas renoncé à unir tous les Serbes, y compris ceux qui
résident dans les terres impériales. Jaurès a raison de s’inquiéter et de poser cette question :
« Où sera la force de sagesse7 ? » Depuis plusieurs années déjà, il souligne les dangers du
conflit meurtrier qui touche les Balkans.
Les antagonismes, qui existent dans ce que la presse et l’opinion publique appellent la
« poudrière » des Balkans, doivent être analysés selon une double échelle, régionale et
européenne. À l’échelle locale, cette région est marquée par une diversité qui a créé une
instabilité géopolitique depuis la fin du XIXe siècle. Ce territoire a été marqué par la
présence ottomane, qui s’est considérablement réduite depuis les guerres balkaniques de
1912 et 1913. La première phase de conflit a opposé une coalition de jeunes nations
(Serbie, Grèce, Bulgarie et Roumanie principalement) aux Turcs de l’Empire ottoman. La
victoire de la coalition est rapide, mais, à peine quelques mois plus tard, durant l’été 1913,
une deuxième guerre balkanique oppose les vainqueurs qui n’ont pas réussi à se mettre
d’accord sur le partage des terres conquises. La Bulgarie fait face à la Serbie, à la Grèce, à
la Roumanie ainsi qu’à l’Empire ottoman, qui souhaite en profiter pour conserver une
implantation européenne. Le conflit est réglé par l’intervention des puissances
européennes, ce qui donne aux guerres balkaniques une dimension plus large : la Russie,
tout d’abord, soutient la Serbie et les Slaves de cette région. De son côté, l’AutricheHongrie désire avant tout bloquer la création d’une grande Serbie, ce qui entraînerait une
perte de territoire. Elle est soutenue par l’Allemagne, qui coopère par ailleurs avec l’Empire
ottoman. Ensuite, la Grande-Bretagne souhaite conserver un accès facile à la route des
Indes et se montre attentive à ce que le conflit ne dégénère pas. Quant à la France, si elle
n’a pas d’intérêts majeurs dans la région, elle est alliée à la fois aux Russes et aux
Britanniques et elle entretient des liens privilégiés avec la Serbie. On comprend aisément
que ces puissances européennes aient souhaité trouver rapidement un accord, ce qui est
fait lors du traité de Bucarest, le 10 août 1913. Pourtant, comme le montre l’attentat de
Sarajevo, les tensions n’ont jamais disparu dans la région des Balkans.
7. Jean Jaurès, op. cit.
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l’attentat de
Sarajevo
À plusieurs reprises, Jean Jaurès a donné son avis sur les guerres balkaniques, en particulier
dans un article de l’Humanité le 27 août 1913, après l’accord de paix. Pour lui, les
antagonismes nombreux font craindre une poursuite du conflit : « Mais quel sera l’avenir ?
Peut-on attendre des États balkaniques eux-mêmes l’institution d’un ordre durable de paix,
de civilisation, de travail, de collaboration féconde8 ? » Il insiste sur la nécessité d’une
coopération internationale, fondée sur le droit et l’arbitrage, pour construire des solutions
durables dans les Balkans. Il regrette que les puissances du continent n’aient pas eu le
courage de prendre des décisions collectives. C’est pourquoi, dans l’article du 30 juin 1914
à propos de l’attentat de Sarajevo, il déplore les violences que la « poudrière » des Balkans
a déjà connues. En effet, lors des guerres balkaniques, de nombreuses exactions ont été
commises par les belligérants : l’utilisation de nouvelles armes, ainsi que des haines
ancestrales et des nationalismes exacerbés, ont entraîné des violences de guerre qui ont
frappé l’opinion publique internationale. Plusieurs commissions internationales ont, par la
suite, mené des enquêtes sur les crimes de guerre dont les populations civiles furent les
principales victimes. Le leader socialiste s’en est ému quelques mois avant l’attentat de
Sarajevo dans un article paru dans la Revue de l’enseignement primaire et primaire supérieur :
« Un de nos collègues de la Chambre, qui avait visité les Balkans sur la fin de la guerre,
nous contait les choses atroces de là-bas, l’horreur des champs de bataille, mais surtout
l’horreur des convois de prisonniers brutalisés, affamés, dépenaillés et défaillants, et il nous
montrait des clichés qu’il avait pris là-bas9. »
QUE FAIRE DANS LES JOURS QUI SUIVENT ?
Jean Jaurès connaît donc bien la situation internationale des Balkans et il milite en faveur
d’un arbitrage international afin de régler l’ensemble des antagonismes. Il continue de
privilégier cette voie après l’attentat du 28 juin 1914. À l’instar de l’ensemble des acteurs
politiques européens, il ne soupçonne pas que cet événement entraînera quelques
8. Jean Jaurès, « Les Balkans et l’Europe », l’Humanité, 27 août 1913, p. 1 (en ligne : gallica.bnf.fr/
ark:/12148/bpt6k253570c).
9. Jean Jaurès, « Souvenirs de voyages », Revue de l’enseignement primaire et primaire supérieur, no 23, 1er mars
1914 (consultable sur le site Internet de la bibliothèque Diderot de Lyon). Plusieurs parlementaires français
ont participé à des enquêtes internationales sur les violences commises durant les guerres balkaniques. C’est
en particulier le cas du sénateur d’Estournelles de Constant, partisan comme Jaurès d’un rapprochement
franco-allemand.
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Jaurès et
l’attentat de
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semaines plus tard le déclenchement d’un conflit européen. L’opinion publique en France,
comme dans le reste de l’Europe, n’a pas d’inquiétude particulière, et les socialistes
français se préoccupent davantage de l’adoption future de la loi relative à l’impôt sur le
revenu, que la Chambre des députés doit examiner au mois de juillet. Cependant,
l’enquête menée par les autorités austro-hongroises révèle les complicités de certains
milieux nationalistes de Serbie ; en conséquence, la voie d’un règlement pacifique de cette
nouvelle crise balkanique s’éloigne progressivement au mois de juillet. Jean Jaurès affiche
malgré tout un certain optimisme, tout en condamnant fermement les volontés belliqueuses
de certaines nations européennes. Lors du débat parlementaire du 7 juillet 1914,
il intervient longuement : les députés doivent examiner un projet de loi ouvrant un crédit
extraordinaire pour que le président de la République, Raymond Poincaré, et le président
du Conseil, René Viviani, puissent se rendre en voyage officiel en Russie. L’alliance francorusse a été renforcée dans les mois précédents, et Jaurès s’interroge sur les accords secrets
que les deux nations ont pu passer, alors que la situation dans les Balkans est
préoccupante. Pour Jaurès, de tels traités « paraissent doublement dangereux et plus
dangereux que jamais [en juillet 1914] ; d’abord, par des clauses inconnues, ils peuvent
jouer à propos de ces complications, de ces obscurités du problème oriental, et il [lui]
paraît inadmissible que la France puisse être jetée dans des aventures naissant de
l’obscurité des problèmes orientaux par des traités dont elle ne connaît ni le texte, ni le
sens, ni les limites, ni la portée10 ». Le chef de file des socialistes français montre ici sa
parfaite connaissance des relations internationales en Europe. Il redoute avant tout que le
système des alliances n’entraîne un embrasement général sur le continent. Face à une telle
crainte, Jean Jaurès, avec force et courage et au péril de sa vie, défend en juillet 1914 l’idée
que la paix est toujours possible.
10. Intervention de Jean Jaurès, Journal officiel de la République française. Débats parlementaires. Chambre
des députés : compte rendu in extenso, séance du 7 juillet 1914, p. 2717 (en ligne : gallica.bnf.fr/
ark:/12148/bpt6k63848308/f7.image.r=Journal%20officiel%20de%20la%20Republique%20francaise%20De
bats%20parlementaires,%20Chambre%20des%20deputes.langFR).
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l’attentat de
Sarajevo
Pour aller plus loin
Sur le contexte général des mois de juin et juillet 1914, deux études apportent les connaissances
essentielles :
– Jean-Jacques Becker, L’Année 14, Paris, Armand Colin, 2004.
– Margaret MacMillan, Vers la Grande Guerre. Comment l’Europe a renoncé à la paix, traduit de l’anglais
par Laurent Bury, Paris, Autrement, coll. « L’Atelier d’histoire », 2014.
Sur les efforts entrepris par Jaurès pour lutter contre la guerre :
– Vincent Duclert, Jean Jaurès. Combattre la guerre, penser la guerre, Fondation Jean-Jaurès, coll. « Les
Essais », 2013 (en ligne : http://www.jean-jaures.org/Publications/Essais/Jean-Jaures.-Combattre-laguerre-penser-la-guerre).
Enfin, la Bibliothèque nationale de France propose un site Internet consacré au déclenchement de
la Première Guerre mondiale, où l’action pacifiste de Jaurès et des socialistes européens est évoquée
(en ligne : expositions.bnf.fr/guerre14/index.htm).
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