Floricic_05-10avec 2e partie.indd

publicité
Inessif du verbe,
subordination et modalité
Gilles Authier
On examinera ici, dans deux petites langues peu connues du Caucase de l’Est, le
kryz et le budugh, la grammaticalisation d’un cas spatial appliqué à une base verbale pour produire des formes soit « intégratives »1 (en l’occurrence adverbiales,
de gérondif de manière) soit indépendantes (modales) et illustrer comment la
métaphore spatiale contribue au renouvellement du système modo-temporel.2
1. Introduction
Les langues kryz et budugh, branche sud de la sous-famille lezgi à l’intérieur
de la grande famille daghestanaise, sont très archaïques dans leur morphologie, tant nominale que verbale. Elles ont hérité d’un riche système de cas
spatiaux dont on trouve les correspondants dans la plupart des branches de
la famille. De plus, des marques de cas se retrouvent employés comme morphèmes verbaux ; ils marquent la dépendance de formes nominalisées, et ces
dernières sont fréquemment dé-subordonnées et reversées dans le système des
formes indépendantes.3 Comme la plupart des langues daghestanaises, le kryz
et le budugh ont ainsi des formes verbales d’emploi dépendant (argumental,
adverbial ou épithète) qui se rencontrent aussi dans un énoncé indépendant
mais chargées d’une valeur modale.4
J’ai un doute.
Pourriez-vous vérifier ?
Il s’agit des marques ou
des cas ?
Les abréviations utilisées dans les exemples se trouvent page 325.
1
2
3
4
Voir Creissels (2006, vol. II).
Je remercie Timur Maisak pour sa relecture attentive d’une première mouture de cette étude,
ainsi que mes principaux informateurs : Majlis Shamseddinov et Adigoezel Hajiev.
Sur cette question, voir Evans (2007) et Aikhenvald (2008).
Voir Kalinina et Sumbatova (2006).
Floricic_05-10avec 2e partie.indd 313
23/10/09 12:51:20
314
ESSAIS DE TYPOLOGIE ET DE LINGUISTIQUE GÉNÉRALE
Cette étude examine en kryz et en budugh l’émergence et l’évolution sémantique de formes verbales qui présentent le morphème de cas spatial -a’, marqueur, sur les nominaux, d’une localisation (essive) ‘dans, à’ glosée IN. Le morphème de localisation -a’ ‘IN’ est ancien : il est attesté dans toutes les langues du
groupe, et au-delà dans la famille daghestanaise. Son emploi dans la flexion verbale remonte vraisemblablement à l’état commun. Tant en kryz qu’en budugh,
(mais aussi en rutul qui est d’une autre branche) il permet de créer, sur la base
verbale imperfective, un gérondif analogue à celui du français en faisant…). En
Budugh et en kryz seulement, cette forme s’emploie indépendante comme éventuel. Enfin, il s’est créé, indépendamment dans chacune de ces deux langues, une
forme plus complexe actualisée par une copule, de sens progressif.
2. Cas spatiaux et inessif en kryz et en budugh
Le système morphologique des cas spatiaux est un des aspects les mieux étudiés de la grammaire comparée de la famille des langues daghestanaises (voir
Alekseev 1999, Comrie 1999). On aura un aperçu du système dans le tableau suivant, qui reprend toute la déclinaison du kryz (23 cas) et du budugh (15 cas) :
gloses
absolutif
kryz.: génitif / bud.: base oblique
ergatif
datif
instrumental
ABS
GEN
ERG
DAT
INSTR
‘oursʼ en kryz
sar-Ø
sar-id
sarid-ir
sarid-iz
sarid-zina
‘oursʼ en budugh
sor-Ø
(*sor-uld-)
soruld-ur
soruld-uz
soruld-uzina
(sarid-a)
(saridaˤ-an)
(sarid-aˤ-ar)
soruld-a’
(sorulda’-n)
(soruld-a-’r)
sarid-iv
sarid-v-an
sarid-v-ar
soruld-u/o
soruld-u/ovon
soruld-u/ovor
sarid-v-as(an)
sarid-vas-ar
Ø
Ø
sarid-ux
sarid-ixv-an
sarid-ixv-ar
soruld-u/ox
soruld-u/oxun
soruld-u/oxur
sarid-ik
sarid-k-an
sarid-k-ar
sarid-iğ
(soruld-ik)
Ø
soruld-ikir
Ø
IN + (bud. : gén. inal.,
2e datif)
adverbial
inélatif
« IN »
ADV
INEL
AD + (bud. : gén. alién. ;
kryz et budugh : 2e datif)
adressatif
adélatif
« AD »
collocatif
cumélatif
CUM
apudessif
apudlatif
apudélatif
APUD
subessif
(sublatif) invocatif
(subélatif) = partitif
(superessif) superlocatif
Floricic_05-10avec 2e partie.indd 314
ADR
ADEL
CUMEL
DIR
APUDEL
SUB
(INVOC)
SUBEL
SUPER
23/10/09 12:51:21
INESSIF DU VERBE, SUBORDINATION ET MODALITÉ
(super-latif) équatif
(super-élatif) équatif
EQU
SUPEL
sarid-ğ-an
sarid-ğ-ar
315
Ø
Ø
2.1. Le cas locatif ou inessif en kryz
Par opposition aux cas purement grammaticaux, le morphème d’inessif fait
partie des cas spatiaux, qui peuvent se combiner à des morphèmes supplémentaires d’orientation. Il a des réflexes dans les principaux groupes de la famille
daghestanaise et dans toutes les langues du groupe lezgi, qui gardent aussi des
traces de son origine lexicale autonome sous forme d’adverbes et surtout de
préverbes. Le kryz emploie ainsi le morphème de localisation –a(ˤ)5, signifiant
‘dans un espace (non compact)’, non seulement comme cas, mais comme préverbe ˤa-, dans l’adverbe ˤara ‘dedans’, et dans la copule existentielle du kryz
yaˤa ‘Il y a’. Dans les deux langues la localisation -ˤ- est aussi la plus vague, et
prospère aux dépens des autres plus spécialisées.
Ce cas marque en kryz la localisation ‘dans’, sans mouvement, et aussi avec
mouvement dans le dialecte d’Alik. Cette localisation est la moins marquée et
les exemples de corrélation avec le préverbe ˤa- sont innombrables :
(1)
a-d
şahar.c-a
yip-d-u
3-notN
city-IN
F.go-AOR-F
‘Elle est allée à la ville’
(2)
va
ma’al
har
cigaça
ˤamayts’u !
2.GEN
nose
every
place.IN
PROH.put
‘Ne fourre pas ton nez partout !’
(3)
rix-é
ˤarfu-d
road-IN
M.get.in-AOR.M
‘Il se mit en route’
L’emploi temporel exprime une durée délimitée :
(4)
sunci
sin-a
one.GEN
year-IN
‘en l’espace d’un an’
(5)
lu
ğaˤa-ci
sin-a
this twenty-OBL
year-IN
‘pendant ces vingt ans’
2.2. Le locatif en budugh
Le morphème d’inessif (on trouve les allomorphes –e et –a’)6 a pris en budugh
une extension considérable avec trois valeurs dérivées l’une de l’autre : locatif
5
6
/ˤ/n’est pas articulé en finale atone à Alik, mais apparaît en dérivation.
Le morphème -a’ est un seul phonème, prononcé [a] tandis que le phonème /a/ est prononcé [ă].
Floricic_05-10avec 2e partie.indd 315
23/10/09 12:51:21
316
Pourrez-vous vérifier ?
ESSAIS DE TYPOLOGIE ET DE LINGUISTIQUE GÉNÉRALE
avec ou sans mouvement, comme dans le dialecte kryz d’Alik ; deuxième datif
entrant dans la valence de nombreux verbes ; génitif inaliénable, par opposition
au génitif aliénable en -u/o issu de l’adessif (ces deux cas on fini par éliminer
l’ancienne forme de génitif, qui ne transparaît plus en budugh que comme
‘base oblique’). Comparer les différents emplois dans l’exemple suivant :
(6)
saray
iv-e
yan-ca
ğürküye
oxşomi
yuxhor-ni
palace.F
3-IN
side-IN
stall.IN
looking.like
F.be.IPF-PAST
‘Un palais, à côté de celui-ci, aurait ressemblé à une étable’
yan-ca ‘à côté’ représente le sens locatif premier ; ğürkü-ye, locatif de ğürküc,
est régi par le verbe ressembler à ; enfin iv-e est un locatif en fonction de génitif
inaliénable.
2.3. Le masdar locatif en budugh
C’est certainement à partir des emplois avec des noms abstraits d’événement
(empruntés) que le locatif a pu par analogie s’appliquer à des bases verbales :
(7)
mik’e
div-iliz
ucber
iberqa-cma
ird
cuşuna’
vidkici
little
demon-DAT
3-HPL
HPL.see-Immediate
blood
boiling-IN
N.enter-NAR
‘Quand il les vit, le sang du petit démon entra en ébullition’
En budugh, le masdar s’identifie presque toujours à la base imperfective7 dont
sont dérivés les temps et modes imperfectifs. Cette base a des emplois nominaux mais aussi indépendants, comme mode débitif. Le cas locatif est présent
dans la déclinaison du masdar, régi, avec la combinaison aspectuelle (inceptif
+ duratif) « commencer à faire quelque chose dans la durée » :
(8)
hhuv-o
ğaye
ba’ştemi
soxho-ci
volsol-ca
mill-AD
stone(A)
starting
F.be-NAR
F.turn.MSD-IN
‘La meule du moulin commença à tourner’
(9)
baştemi
saxha-ci
ive
ibir
ˤut’onşu-ye,
ts’eˤ
beginning
M.be-NAR
3.NH.IN
ear
pinch.MSD-IN
goat
baştemi
soxho-ci
zarimi
yuxhor-ca
beginning
A.be-NAR
moaning
A.be.MSD-IN
‘Il commença à lui tordre l’oreille, (et) la chèvre commença à crier’
7
Les noms d’actions ou masdars sont des créations récentes et indépendantes en kryz et en
budugh. Le kryz forme son masdar par substantivation au genre neutre du participe perfectif,
et n’emploie pas la forme locative du masdar, sans doute parce que la durée qu’implique la
métaphore locative est incompatible avec l’aspect perfectif de la base choisie.
Floricic_05-10avec 2e partie.indd 316
23/10/09 12:51:21
317
INESSIF DU VERBE, SUBORDINATION ET MODALITÉ
3. Le gérondif de manière, ou inessif du verbe
Le gérondif de manière est une autre forme d’inessif qui correspond au
gérondif du français (‘en faisant’) pour le sens et par son origine locative. Il
adjoint, en budugh comme en kryz, le morphème -a’ à la base imperfective,
soit directement si elle se termine déjà par une sonante (verbes intransitifs),
soit, si elle ne se termine pas par une sonante (verbes transitifs, et quelques
verbes intransitifs), moyennant la sonante –r ; on a ainsi :
3.1. Le gérondif de manière en budugh
‘faire’, accord M/N
‘faire’, accord F
‘faire’, accord A
‘faire’, accord HPL
‘faire’, accord HPL, négatif
base IPF = masdar
si’i
sir’i
sü’ü
sibi’i
sidebi’i
gérondif de manière
si’i-r-a’
sir’i-r-a’
sü’ü-r-a’
sibi’i-r-a’
sidebi’i-r-a’
‘rester debout’, accord M/F/N
‘rester debout’, accord A
‘rester debout’, accord HPL
‘rester debout’, accord HPL, négatif
ğalt’al
ğolt’ol
ğabalt’al
ğadabalt’al
ğalt’al-a’
ğolt’ol-a’
ğabalt’al-a’
ğadabalt’al-a’
L’emploi du gérondif de manière peut être simple :
(10)
rij-eri
ˤül-ümba’r
xhad
ˤalakal-a’
yıpa-ci...
girl-ERG
eye-PL.INEL
water
flow-Manner
say-NAR
‘La fille dit, en pleurant...’
(11)
ano
idmer-ır
şeher-ber
ˤabalsal-a’
idmi
axtermi
si’ir-ci
3.H.AD
person.PL-ERG
city-PL
HPL.walk-Manner
person
seeking
do-NAR
‘Ses hommes, en parcourant les villes, recherchèrent l’homme’
ou redoublé pour plus d’expressivité :
(12)
ğiçhi-ra’ ğiçhi-ra’ abud
vodo-ra’-vodo-ra’ duqqaz-car
ğaran
ğa-ç’u-ci
drag-MannerX2
A.gather-MannerX2
outside
exit-NAR
walnut(A)
doorway-INEL
‘En se traînant et en ramassant les noix, il finit par sortir par le portail’
Sur le modèle du séquentiel (gérondif d’antériorité) qui a une forme identique
au radical perfectif nu et une autre marquée par -nI :
(13)
ğubzur(-nu)
vüxhü-cü
A.stand.up-(SEQ)
A.go-NAR
‘Elle se leva et s’en alla’
Le gérondif de manière prend souvent la même extension -nI ; comparer :
Floricic_05-10avec 2e partie.indd 317
23/10/09 12:51:21
318
(14)
ESSAIS DE TYPOLOGIE ET DE LINGUISTIQUE GÉNÉRALE
sa-d
herk’i
şey
çuruhhu-ra’
ˤüşğü-ra’vi
one-N
heavy
thing
drag(MSD)-Manner
bring-PROG
‘Il apporte quelque chose en le traînant’
(15)
ğil-im
çuruhhu-ra’nı
ğüxhü-cü
leg-PL
drag(MSD)-Manner
come-PAST
‘Il arriva en traînant les pieds’
Cette contamination de la forme perfective séquentielle à extension –nI montre
que la forme imperfective est elle aussi perçue comme coordinative autant que
comme intégrative (casuelle), de sorte qu’on a deux stratégies de coordination
parallèles distinguées par l’aspect de la base :
(16)
a-d
xilğılda’
işmeq’
ğuvotu-ra’(-nı)
k’ulcoxun
ğüxhü-cü
3-M
horse.IN
whip(A)
A.strike.IPF-Manner
house.DIR
come-NAR
‘En fouettant son cheval, il arriva chez lui’
(17)
a-d
xilğılda’
işmeq’
ğivata’(-nı)
ğüxhü-cü
k’ulcoxun
3-M
horse.IN
whip(A)
A.strike.PF-SEQ
come-NAR
house. DIR
‘Il fouetta son cheval et arriva chez lui’
3.2. Le gérondif de manière en kryz
Le gérondif de manière se forme de la même façon en kryz, mais les bases
imperfectives du kryz sont généralement moins précisément accordées en
genre et nombre que celles du budugh :
‘rester debout’ M/F/N/HPL
‘rester debout’, négatif
base IPF
ğalt’alğadalt’al-
gérondif de manière
ğalt’al-a’
ğadalt’al-a’
‘tirer’, accord M/N
‘tirer’, accord F/HPL
‘tirer’ négatif, accord M/N
yinghyunghyidingh-
yingh-ina’
yungh-una’
yidingh-ina’
L’emploi est simple (descriptif ou explicatif) :
(18)
çay
ğiğ-ra
ge
yiğ
yarq-re
tea
drink-Manner
rflgenhpl
day(N)
N.spend-PRS
‘Ils passent leur journée à boire du thé’
(19)
ğvaç-ul
hayi.c-iğ
ik-ra
sakul
xvar-a
xab-a
ˤakva-du
ram-GEN
testicles-SUPER
look-Manner
fox
dog-GEN
hand-IN
F.stick-AOR.F
‘À trop reluquer les couilles du bélier, le renard est tombé dans les pattes du
chien’ (proverbe)
ou redoublé à valeur affective/descriptive :
(20)
u-d
ts’eˤ-il
taˤar
qirçar-a qi-rçar-a
labsil-d-u
3-notN
goat-GEN
as
jump-MannerX2
F.return-AOR-F
‘Elle s’en revint, en bondissant comme une chèvre’
Floricic_05-10avec 2e partie.indd 318
23/10/09 12:51:21
INESSIF DU VERBE, SUBORDINATION ET MODALITÉ
(21)
319
gada-r
ç’in
yi-ra yi-ra
riş-i
ˤura
ˤaşxha-re
boy-ERG
dance(F)
do-MannerX2
girl-GEN
in.front
come-PRS
‘Le garçon danse, et, en dansant, arrive devant la fille’
Le kryz a aussi une forme, fréquente, de converbe temporel faisant se succéder deux gérondifs de manière dont le deuxième est négatif, avec le sens
‘dès que’ :
(22)
furi
ˤa-şxha-ra
ˤa-da-şxha-ra
xvar
ğap-d-u
man
PV-come-manner
PV-NEG-come-manner
dog
f.go.out-AOR-f
‘Dès que l’homme arriva, le chien bondit’
Cette tournure paraît clairement être un calque de l’azéri :
(23)
kişi
gäl-är
gäl-mäz
it
hür-dü
man
come-EVT
come-NEG.EVT
dog
bark-PAST
‘Dès que l’homme arriva, le chien aboya’
Or en azéri, les formes employées (gäl-är, gäl-mäz) sont, prises individuellement, des formes indépendantes, de sens « éventuel » (pour ce terme, voir
Lazard 1975).
4. L’éventuel en budugh et en kryz
En budugh, la forme de l’inessif du verbe qu’on vient de voir comme gérondif
de manière, s’emploie aussi comme éventuel, forme indépendante et modale ;
cela ne vaut que partiellement en kryz.
4.1. L’éventuel en budugh
L’éventuel correspond au « temps large » (geniş zaman) appelé parfois aoriste
du turc et de l’azéri, couvrant un présent général et un futur non certifié, par
opposition au futur catégorique. Cette opposition semble être un trait aréal :
on oppose en azéri gäl-är ‘il viendra peut-être’ à gäl-äcäk ‘il viendra sûrement,
il va venir’, comme dans de nombreuses langues daghestanaises, ainsi qu’en
tat. L’éventuel budugh en -a’ homonyme du gérondif de manière s’oppose à
un présent-futur en –i :
(24)
eb-ildir
veq’er
soˤul-a’
wolf-ERG
ram
eat-EVT
‘Le loup mangera (vraisemblablement) le bélier
/ Un loup, cela mange les béliers’
≠
(25)
eb-ildir
veq’er
soˤul-i
wolf-ERG
ram
eat-PRS/FUT
‘Le loup mange (alors, présent historique) / va manger le bélier’
Floricic_05-10avec 2e partie.indd 319
23/10/09 12:51:21
320
ESSAIS DE TYPOLOGIE ET DE LINGUISTIQUE GÉNÉRALE
Comparer :
(26)
u-ndarı
susundarı
sa-r
arot’u-ra’,
kila’
ma’
zın
orot’u-ri
3pl.erg
recip.h.ERG
one-m
m.kill-EVT
then
again
1(a)
a.kill-prs/FUT
‘Ils pourraient bien se tuer l’un l’autre, et alors me tueront aussi’
Les correspondants négatifs s’opposent par la place de la négation : l’éventuel négatif ayant en budugh sa négation préfixée, il est totalement homonyme du gérondif :
(27)
veq’er-idir
eb
soˤul-da-b
ram-ERG
wolf(A)
eat-NEG.PRS/FUT-A
‘Le bélier ne mange(ra) pas le loup’
≠
(28)
eb-ild-ir
veq’er
sodoˤul-a’
wolf-ERG
ram
NEG.eat-EVT
‘Le loup ne mangera pas le bélier’
(29)
halma
şey
yidaxhar-a’,
zın
zı-vın
yodortu-ra’
ki,
such
thing
NEG.be-EVT
1
1-2
NEG.leave-EVT
KI
‘Une telle chose est impossible; je ne saurais te laisser [faire...]’
L’éventuel exprime un futur non catégorique, soumis aux contingences :
(30)
idmer-a’ yık’
ive
dats’ar-a’,
midker-a’ xan
irhhar-a’ şi
yıxhar-a’
people-IN
here
NEG.know-EVT
wedding-IN
look-EVT
be-EVT
heart
after
what
‘On ne saurait connaître ici le cœur des gens, on verra ce qu’il en sera après la
noce’
Il s’utilise pour les recommandations, intentions (promesses ou menaces) :
(31)
yit
halma
ya’va’n
somoˤulu,
va’
yık’
sugu-ra’
honey
so
greedily
PROH-eat
2.IN
heart
burn-EVT
‘Ne te gave pas de miel, tu vas avoir mal au cœur !’
(32)
va’
ˤül-ez
a-d
iderqi-ra’
2.IN
eye-DAT
3-N
NEG.see-EVT
‘Tu ne le verras plus’
(33)
suda’ma’
za-’a-d
za’-va’
ˤük’ü-ra’
again
1-3-A
1-2.IN
show-EVT
‘Je vais te la montrer de nouveau’
(34)
za-va’
ˤül
osu-ra’,
suncuyexun-un
çadağar-a’
1-2.IN
eye
put-EVT
one.notH.DIR-FOC
NEG.M.go-EVT
‘Je t’attendrai, je n’irai nulle part’
(35)
ulu
kıda
zın
yuxlami
si’i-ra’,
vaz-ın
irqi-ra’
this
affair(N)
1
checking
N.do-EVT
2-DAT-and
N.see-EVT
‘Je vais contrôler cette affaire, et tu vas voir’
(36)
a-cber
ğübkü-zker
zı-vın
za’-anda-z
sorˤura’
3-HPL
HPL.come-TERM
1-2
1-3HPL-DAT
cook-EVT
‘Avant qu’ils n’arrivent, je vais te faire cuire pour eux’
Floricic_05-10avec 2e partie.indd 320
23/10/09 12:51:21
321
INESSIF DU VERBE, SUBORDINATION ET MODALITÉ
(37)
yin
va-z
a-n-ovon-ın
sa-b
ˤari
hhec
ğon-a’,
4
2-DAT
3-H-ADR-and
one-A
good
wife
take-EVT
‘Nous allons te trouver une bonne épouse’
(38)
acber
heye
yıbkar-a’ ?
3-HPL.ABS
where
HPL.be-EVT
‘Où peuvent-ils bien être ?’
Il est enfin proche des modalités injonctives dans la mesure où, employé avec
le pronom de deuxième personne, il fournit un quasi-synonyme du prohibitif,
en moins impérieux :
(39)
vın
ulu
sır
hiçhan-ovon
yudo-’u-ra’
= yumo’u !
2
this
secret
nobody-adr
NEG.say-EVT
PROH.say
‘Ne dis ce secret à personne!’
(40)
yuv-uz
memen
ğapu-car
edelsi-la’
= emelsi,
night-DAT
guest
door-INEL
NEG.turn.away-EVT
PROH.turn.away
‘(On /) ne renvoie pas un hôte quand il fait déjà nuit !’
L’autre domaine de l’éventuel est celui de la vraisemblance, de l’éventualité
liée à certaines conditions, qui peuvent ou non être explicitées dans une protase hypothétique :
(41)
Iyez
nıma
yıxhar-a’
ki,
vın
dan-i,
vın
iye-ri
soˤul-a’
3.noth.DAT
so
n.be-EVT
ki
2
corn-cop
2
3.noth-ERG
eat-EVT
‘Il risquerait de te prendre pour un grain de blé, et de te manger’
Cette valeur rend compte du fait que l’éventuel est par excellence la forme
employée dans les proverbes ou sentences :
(42)
halma-n-ovor
ˤaq’alsız
yu-’u-ra’
such-h-adel
stupid
say-EVT
‘Une telle personne s’appelle un idiot’
(43)
dünya-ca
dard,
fikir
dobu
idmi
vadaraq’ar-a’
world-in
sorrow
thought(a)
NEG.a.part
person
NEG.find-EVT
‘Tu ne trouveras au monde personne qui n’ait de soucis’
(44)
kaçal-be-d
can
k’evi
yıxhar-a’
bald-HPL.in-notn
life(n)
strong
n.be-EVT
‘Les teigneux sont coriaces’
4.2. L’éventuel en kryz
L’éventuel ou futur probable positif du kryz est comme en budugh homonyme
du gérondif de manière en –a’, au masculin seulement. Au féminin et au pluriel, il s’en distingue par l’adjonction d’un accord suffixé, trait caractéristique
des formes indépendantes :
Floricic_05-10avec 2e partie.indd 321
23/10/09 12:51:21
322
ESSAIS DE TYPOLOGIE ET DE LINGUISTIQUE GÉNÉRALE
M/N
F
HPL
‘rester debout’
‘tirer’
ğalt’al-a
ğalt’al-u < *-a-v
ğalt’al-a-b
yingh-in-a
yungh-un-u < *-a-v
yingh-in-a-b
Il peut servir à énoncer une promesse ou une menace, à condition que sa réalisation ne dépende pas du locuteur (l’effacement du locuteur sous-entend souvent une volonté supérieure) :
(45)
qata
zi-yin
rix-é
ˤar-a-b
zin
tomorrow
1-5
road-IN
push-EVT-HPL
1
‘Je vous raccompagnerai demain’
(46)
ya
yixh-ci
la
ğuş
ˤaşğu-rav
vun
ya
riq’ar-a
zin
or
M.go-SEQ
that
bird
bring-EVT.F
2
or
die-EVT
1
‘Soit tu rapportes cet oiseau, soit je vais mourir’
(47)
Allah-ci
kumak.ci-zina
va
ğizil-bi
la
fura-var
ğan-a
jin
God-GEN
help-INSTR
2.GEN
gold-PL
that
man-ADEL
take-EVT
4excl
‘Avec l’aide de Dieu, nous reprendrons ton or à cet homme’
L’éventuel peut enfin être proche du débitif et des impératifs, mais moins
impérieux en ce sens que le futur :
(48)
vul
nima
kura-ci
ya-ş-ra-v
vun
ewe
so
slay-SEQ
flay-EVT-F
2
‘Tu égorgeras et écorcheras le mouton [de façon qu’il ne souffre pas]’
Un emploi fréquent de cette forme est dans l’apodose de périodes hypothétiques,
mais jamais dans la protase :
(49)
mux
tum
ar-na
vun,
mux
an
yixh-ra
vun
corn
sowing
do-IF
2
corn(N)
foc
N.reap-EVT
2
‘Si tu sèmes du blé, tu moissonneras du blé.’ (Proverbe)
Alors que le gérondif de manière du kryz, comme en budugh, garde la négation
préfixée caractérisant les formes dépendantes dans cette langue, son homonyme au positif, l’éventuel, est senti en kryz comme une simple variété de
futur, et a pris comme les autres formes indicatives (aoriste, parfait, présentatif et futur) une négation suffixée8 (par quoi il se distingue de l’éventuel
négatif budugh qui préserve la négation infixée, voir supra) :
8
Le même déplacement de la négation s’observe pour l’aoriste, également d’origine participiale, puis modale, puis de valeur simplement prétéritale: en dialecte de kryz, elle est encore
préfixée, alors qu’elle est suffixée à Alik. Ce phénomène est un exemple typique de ce que Haspelmath (1993) désigne comme ‘externalisation de la flexion’ dans les cas où un morphème
est pris entre deux éléments lexicaux (ici le préverbe et la racine).
Floricic_05-10avec 2e partie.indd 322
23/10/09 12:51:21
INESSIF DU VERBE, SUBORDINATION ET MODALITÉ
‘se tenir’
M
N
F
‘tirer’
M
N
F
(50)
négatif éventuel
ğalt’al-da-r
ğalt’al-da-d
ğalt’al-da-b
≠ gérondif
ğa-da-lt’al-a
=
=
yinghin-da-r
yinghin-da-d
yinghin-da-b
yi-di-nghin-a’
yi-di-nghin-a’
yu-du-nghun-a’
ts’ili-c
xhic-ir
adami
tuğats’-da-r
pond-GEN
water-ERG
person
carry-NEG.EVT-M
323
‘L’eau d’une mare n’emporte(ra) pas un homme’ (proverbe)
Si la préfixation de la négation est perçue en kryz et en budugh comme caractéristique des formes dépendantes ou fortement modales (injonctifs, optatif
et déontique, interrogatifs), l’éventuel ne se situe pas dans les deux langues du
même côté de cette dichotomie entre formes « indicatives » et « modalisées ».
L’éventuel budugh est du côté des formes moins assertives, alors que l’éventuel
kryz est plus assertif, mais général, d’où l’emploi non actualisé comme habituel
dans les proverbes non prescriptifs et comme futur probable.
5. Le présent progressif
À l’intérieur du domaine indicatif, on relève des formes complexes manifestement dérivées de l’éventuel ; elles combinent à la base inessive en -a’ une
copule, de façon à exprimer une modalité non pas générale, habituelle, mais
constative et plus spécifiquement progressive, selon une métaphore relativement similaire à celle du français « être en train de ».
5.1. Le présent progressif en budugh
Le présent au sens strict, temporel, du budugh est un progressif à copule -vi :
(51)
dide-ri
bişxab-ar
sonzu-na’-vi
mother-ERG
plate-PL
wash-IN-COP = PROGR
‘La mère est en train de laver les assiettes’
Ce présent progressif est réservé aux procès dont le déroulement coïncide
avec l’énonciation. La négation est suffixée, et l’accord est un accord double,
sur la base et sur la négation :
(52)
vaz
irqi-ra’doduz
ki,
ime
sa’s
ˤari
ğaraxhar-a’-da-d
2-DAT
see-PROG.NEG.N.Q
KI
3.IN
sound
well
exit-PROG-NEG-N
‘Ne vois-tu pas que comme cela le son ne sort pas bien?’
Floricic_05-10avec 2e partie.indd 323
23/10/09 12:51:21
324
(53)
ESSAIS DE TYPOLOGIE ET DE LINGUISTIQUE GÉNÉRALE
/
ğoroxhor-a’vi
F.exit-PROG
ğoroxhor-a’-da-b
F.exit-PROG-NEG-F
‘Elle est/n’est pas en train de sortir’
5.2. Le présent progressif en kryz
Le kryz forme son progressif sur le même gérondif de manière en -a en lui ajoutant la « copule spatiale » ˤaca ‘être dans’, qui s’accorde ; elle n’a pas de négatif.
Cette forme assez rare et très marquée est surtout utilisée après le verbe introducteur ikayc (ki) ‘voir, constater que’.
(54)
ik-re ki
sa-b
bu’u
acdaha
ˤa-şxhva-ra
ˤac-u
look-PRS KI
one-F
large
dragon
PV-arrive.F-Manner
be.in-F
‘Il voit un grand dragon qui s’avance’
Son emploi n’a pas d’incidence sur la valence du verbe, l’agent restant à
l’ergatif :
(55)
şidr-i
yik-ir
ug
ğalça-c
yak
ugul-aˤaca
sister-GEN
meat-ERG
RFLM(GEN)
thigh-GEN
meat
eat-PROG
‘La chair de sa sœur est en train de manger la chair de sa cuisse’
6. Conclusion
On a étudié ici une forme verbale marquée par un cas spatial qui présente,
en kryz et en budugh, deux emplois, l’un dépendant et plus proche de l’origine adverbiale circonstancielle, l’autre indépendant mais non actualisé par
une copule, avec des valeurs modales variées. Moyennant l’adjonction d’une
copule, on a vu comment cette forme peut être basculer dans le domaine de
l’indicatif, avec un sens de progressif. Au vu des données kryz et budugh, on
peut donc reconstruire assez sûrement un système dans lequel la modalité
de l’éventuel joue un rôle charnière, étant morphologiquement identique au
gérondif, mais syntaxiquement autonome :
gérondif = éventuel
PV + accord + base IPF+ a’
PV + NEG + accord + base IPF + a’
présent progressif
PV + accord + base IPF +a’+ copule (spatiale
?)
PV + accord + base IPF + a’ + NEG + accord
Le budugh garde un système très proche, avec seulement le fait que -nı peut
s’ajouter au gérondif pour mieux le distinguer de l’éventuel et marquer l’affinité avec la forme coordinative perfective (séquentiel). Les copules spatiales
ayant été perdues par le budugh, la copule intégrée au progressif n’est plus en
elle-même de sens spatial. Le kryz a plus innové, et distingue tout d’abord au
négatif l’éventuel, mode fini, du gérondif, mode dépendant, en faisant passer
la négation après la base, du côté des modes finis, et en ajoutant ou substituant
un accord suffixé à l’accord préfixé, y compris au positif :
Floricic_05-10avec 2e partie.indd 324
23/10/09 12:51:21
INESSIF DU VERBE, SUBORDINATION ET MODALITÉ
positif
négatif
gérondif kryz
PV (+ accord) + base IPF + a’
PV + NEG (+accord)+ aase IPF + a’
325
éventuel kryz
PV (+accord) + base IPF + a’+ accord
PV (+accord) + base IPF + NEG(a’) + accord
Également par analogie avec les modalités indicatives, le suffixe du progressif kryz s’accorde, contrairement au budugh. Le déplacement de la place
de la négation et de l’accord relève d’une répartition plus stricte entre formes
modales, y compris dépendantes, et formes indépendantes indicatives.
Ce développement de formes verbales indépendantes à partir d’une
forme dépendante fléchie casuellement illustre les tendances suivantes,
valables pour l’ensemble des langues du groupe lezgi et au-delà dans la famille
daghestanaise :
— certaines formes verbales non finies, marquées par un morphème nominalisant et/ou un cas, peuvent avoir un emploi indépendant, avec généralement aussi un emploi modal. C’est le cas fréquent des participes employés au
lieu des formes indicatives dans les énoncés interrogatifs, et des infinitifs,
porteurs d’un morphème de datif, que l’on rencontre employés sans copule
comme futurs ou injonctifs (en archi, rutul, ou tsakhur) ;
— les copules servaient originellement à la focalisation et n’étaient que
facultativement attachées au verbe (voir Kalinina et Sumbatova 2006), ce qui
est un phénomène aréal puisqu’il existe aussi en arménien oriental et dans la
variation dialectale turco-azérie. Mais la validation qu’elles apportent une fois
grammaticalement liées au prédicat produisent des formes nouvelles à modalité assertive forte. Cette copule peut secondairement servir de support à la
négation et à l’accord en genre et nombre ;
— les formes sans copule homonymes de formes dépendantes originellement non marquées modalement sont parfois possibles dans des contextes
discursifs moins purement assertifs, ou bien radicalement réaffectées à l’expression de modalités inactuelles. Les paradigmes se renouvellent par création de formes plus assertives, et les formes anciennes, reléguées à des emplois
modaux, perdurent dans la langue tant que leurs modalités ne sont pas endossées par d’autres formes.
Pourrez-vous
vérifier ?
Abréviations
M
F
NPL
HPL
humain masculin
humain féminin (adulte) en budugh mais ‘féminin ou animal singulier’ en kryz
non-humain pluriel
humain pluriel
Floricic_05-10avec 2e partie.indd 325
Souhaitez-vous
compléter la liste ?
23/10/09 12:51:21
326
ESSAIS DE TYPOLOGIE ET DE LINGUISTIQUE GÉNÉRALE
Références
ALEKSEEV M. 1999. Reconstruction of the PEC locative morphemes. Van den Berg,
H. (éd.), 116-124.
AIKHENVALD A. 2008. Versatile cases. Journal of Linguistics 44, 565–603.
AUTHIER, G. 2009. Éléments de grammaire kryz. Paris : Peeters.
COMRIE B. 1999. Spatial cases. Daghestanian languages. Sprachtypologie und Universalienforschung 52/2, 108-117.
EVANS N. (2007). Insubordination and its uses. Nikolaeva, I. (éd.), 366-432.
HASPELMATH M. 1993. The diachronic externalization of inflection. Linguistics 31.2,
279-309.
KALININA E. et N. Sumbatova. 2006. Clause structure and verbal forms in Nakh-Daghestanian languages. Nikolaeva, I. (éd.), 183-249.
LAZARD G. 1975. La catégorie de l’éventuel. Mélanges linguistiques offerts à Émile Benveniste. Paris : Société de linguistique de Paris. 347-358.
MEJLANOVA U. A. 1984. Buduxsko-russkij slovar’. Moscou : Nauka.
NIKOLAEVA I. (éd.). 2007. Finiteness. Theoretical and empirical foundations. Oxford :
Oxford University Press.
VAN DEN BERG H. 1999. Studies in Caucasian linguistics. Selected Papers of the Eighth
Caucasian Colloquium. Leiden : Research School CNWS.
Floricic_05-10avec 2e partie.indd 326
23/10/09 12:51:21
Téléchargement