Inessif du verbe, subordination et modalité Gilles Authier On examinera ici, dans deux petites langues peu connues du Caucase de l’Est, le kryz et le budugh, la grammaticalisation d’un cas spatial appliqué à une base verbale pour produire des formes soit « intégratives »1 (en l’occurrence adverbiales, de gérondif de manière) soit indépendantes (modales) et illustrer comment la métaphore spatiale contribue au renouvellement du système modo-temporel.2 1. Introduction Les langues kryz et budugh, branche sud de la sous-famille lezgi à l’intérieur de la grande famille daghestanaise, sont très archaïques dans leur morphologie, tant nominale que verbale. Elles ont hérité d’un riche système de cas spatiaux dont on trouve les correspondants dans la plupart des branches de la famille. De plus, des marques de cas se retrouvent employés comme morphèmes verbaux ; ils marquent la dépendance de formes nominalisées, et ces dernières sont fréquemment dé-subordonnées et reversées dans le système des formes indépendantes.3 Comme la plupart des langues daghestanaises, le kryz et le budugh ont ainsi des formes verbales d’emploi dépendant (argumental, adverbial ou épithète) qui se rencontrent aussi dans un énoncé indépendant mais chargées d’une valeur modale.4 J’ai un doute. Pourriez-vous vérifier ? Il s’agit des marques ou des cas ? Les abréviations utilisées dans les exemples se trouvent page 325. 1 2 3 4 Voir Creissels (2006, vol. II). Je remercie Timur Maisak pour sa relecture attentive d’une première mouture de cette étude, ainsi que mes principaux informateurs : Majlis Shamseddinov et Adigoezel Hajiev. Sur cette question, voir Evans (2007) et Aikhenvald (2008). Voir Kalinina et Sumbatova (2006). Floricic_05-10avec 2e partie.indd 313 23/10/09 12:51:20 314 ESSAIS DE TYPOLOGIE ET DE LINGUISTIQUE GÉNÉRALE Cette étude examine en kryz et en budugh l’émergence et l’évolution sémantique de formes verbales qui présentent le morphème de cas spatial -a’, marqueur, sur les nominaux, d’une localisation (essive) ‘dans, à’ glosée IN. Le morphème de localisation -a’ ‘IN’ est ancien : il est attesté dans toutes les langues du groupe, et au-delà dans la famille daghestanaise. Son emploi dans la flexion verbale remonte vraisemblablement à l’état commun. Tant en kryz qu’en budugh, (mais aussi en rutul qui est d’une autre branche) il permet de créer, sur la base verbale imperfective, un gérondif analogue à celui du français en faisant…). En Budugh et en kryz seulement, cette forme s’emploie indépendante comme éventuel. Enfin, il s’est créé, indépendamment dans chacune de ces deux langues, une forme plus complexe actualisée par une copule, de sens progressif. 2. Cas spatiaux et inessif en kryz et en budugh Le système morphologique des cas spatiaux est un des aspects les mieux étudiés de la grammaire comparée de la famille des langues daghestanaises (voir Alekseev 1999, Comrie 1999). On aura un aperçu du système dans le tableau suivant, qui reprend toute la déclinaison du kryz (23 cas) et du budugh (15 cas) : gloses absolutif kryz.: génitif / bud.: base oblique ergatif datif instrumental ABS GEN ERG DAT INSTR ‘oursʼ en kryz sar-Ø sar-id sarid-ir sarid-iz sarid-zina ‘oursʼ en budugh sor-Ø (*sor-uld-) soruld-ur soruld-uz soruld-uzina (sarid-a) (saridaˤ-an) (sarid-aˤ-ar) soruld-a’ (sorulda’-n) (soruld-a-’r) sarid-iv sarid-v-an sarid-v-ar soruld-u/o soruld-u/ovon soruld-u/ovor sarid-v-as(an) sarid-vas-ar Ø Ø sarid-ux sarid-ixv-an sarid-ixv-ar soruld-u/ox soruld-u/oxun soruld-u/oxur sarid-ik sarid-k-an sarid-k-ar sarid-iğ (soruld-ik) Ø soruld-ikir Ø IN + (bud. : gén. inal., 2e datif) adverbial inélatif « IN » ADV INEL AD + (bud. : gén. alién. ; kryz et budugh : 2e datif) adressatif adélatif « AD » collocatif cumélatif CUM apudessif apudlatif apudélatif APUD subessif (sublatif) invocatif (subélatif) = partitif (superessif) superlocatif Floricic_05-10avec 2e partie.indd 314 ADR ADEL CUMEL DIR APUDEL SUB (INVOC) SUBEL SUPER 23/10/09 12:51:21 INESSIF DU VERBE, SUBORDINATION ET MODALITÉ (super-latif) équatif (super-élatif) équatif EQU SUPEL sarid-ğ-an sarid-ğ-ar 315 Ø Ø 2.1. Le cas locatif ou inessif en kryz Par opposition aux cas purement grammaticaux, le morphème d’inessif fait partie des cas spatiaux, qui peuvent se combiner à des morphèmes supplémentaires d’orientation. Il a des réflexes dans les principaux groupes de la famille daghestanaise et dans toutes les langues du groupe lezgi, qui gardent aussi des traces de son origine lexicale autonome sous forme d’adverbes et surtout de préverbes. Le kryz emploie ainsi le morphème de localisation –a(ˤ)5, signifiant ‘dans un espace (non compact)’, non seulement comme cas, mais comme préverbe ˤa-, dans l’adverbe ˤara ‘dedans’, et dans la copule existentielle du kryz yaˤa ‘Il y a’. Dans les deux langues la localisation -ˤ- est aussi la plus vague, et prospère aux dépens des autres plus spécialisées. Ce cas marque en kryz la localisation ‘dans’, sans mouvement, et aussi avec mouvement dans le dialecte d’Alik. Cette localisation est la moins marquée et les exemples de corrélation avec le préverbe ˤa- sont innombrables : (1) a-d şahar.c-a yip-d-u 3-notN city-IN F.go-AOR-F ‘Elle est allée à la ville’ (2) va ma’al har cigaça ˤamayts’u ! 2.GEN nose every place.IN PROH.put ‘Ne fourre pas ton nez partout !’ (3) rix-é ˤarfu-d road-IN M.get.in-AOR.M ‘Il se mit en route’ L’emploi temporel exprime une durée délimitée : (4) sunci sin-a one.GEN year-IN ‘en l’espace d’un an’ (5) lu ğaˤa-ci sin-a this twenty-OBL year-IN ‘pendant ces vingt ans’ 2.2. Le locatif en budugh Le morphème d’inessif (on trouve les allomorphes –e et –a’)6 a pris en budugh une extension considérable avec trois valeurs dérivées l’une de l’autre : locatif 5 6 /ˤ/n’est pas articulé en finale atone à Alik, mais apparaît en dérivation. Le morphème -a’ est un seul phonème, prononcé [a] tandis que le phonème /a/ est prononcé [ă]. Floricic_05-10avec 2e partie.indd 315 23/10/09 12:51:21 316 Pourrez-vous vérifier ? ESSAIS DE TYPOLOGIE ET DE LINGUISTIQUE GÉNÉRALE avec ou sans mouvement, comme dans le dialecte kryz d’Alik ; deuxième datif entrant dans la valence de nombreux verbes ; génitif inaliénable, par opposition au génitif aliénable en -u/o issu de l’adessif (ces deux cas on fini par éliminer l’ancienne forme de génitif, qui ne transparaît plus en budugh que comme ‘base oblique’). Comparer les différents emplois dans l’exemple suivant : (6) saray iv-e yan-ca ğürküye oxşomi yuxhor-ni palace.F 3-IN side-IN stall.IN looking.like F.be.IPF-PAST ‘Un palais, à côté de celui-ci, aurait ressemblé à une étable’ yan-ca ‘à côté’ représente le sens locatif premier ; ğürkü-ye, locatif de ğürküc, est régi par le verbe ressembler à ; enfin iv-e est un locatif en fonction de génitif inaliénable. 2.3. Le masdar locatif en budugh C’est certainement à partir des emplois avec des noms abstraits d’événement (empruntés) que le locatif a pu par analogie s’appliquer à des bases verbales : (7) mik’e div-iliz ucber iberqa-cma ird cuşuna’ vidkici little demon-DAT 3-HPL HPL.see-Immediate blood boiling-IN N.enter-NAR ‘Quand il les vit, le sang du petit démon entra en ébullition’ En budugh, le masdar s’identifie presque toujours à la base imperfective7 dont sont dérivés les temps et modes imperfectifs. Cette base a des emplois nominaux mais aussi indépendants, comme mode débitif. Le cas locatif est présent dans la déclinaison du masdar, régi, avec la combinaison aspectuelle (inceptif + duratif) « commencer à faire quelque chose dans la durée » : (8) hhuv-o ğaye ba’ştemi soxho-ci volsol-ca mill-AD stone(A) starting F.be-NAR F.turn.MSD-IN ‘La meule du moulin commença à tourner’ (9) baştemi saxha-ci ive ibir ˤut’onşu-ye, ts’eˤ beginning M.be-NAR 3.NH.IN ear pinch.MSD-IN goat baştemi soxho-ci zarimi yuxhor-ca beginning A.be-NAR moaning A.be.MSD-IN ‘Il commença à lui tordre l’oreille, (et) la chèvre commença à crier’ 7 Les noms d’actions ou masdars sont des créations récentes et indépendantes en kryz et en budugh. Le kryz forme son masdar par substantivation au genre neutre du participe perfectif, et n’emploie pas la forme locative du masdar, sans doute parce que la durée qu’implique la métaphore locative est incompatible avec l’aspect perfectif de la base choisie. Floricic_05-10avec 2e partie.indd 316 23/10/09 12:51:21 317 INESSIF DU VERBE, SUBORDINATION ET MODALITÉ 3. Le gérondif de manière, ou inessif du verbe Le gérondif de manière est une autre forme d’inessif qui correspond au gérondif du français (‘en faisant’) pour le sens et par son origine locative. Il adjoint, en budugh comme en kryz, le morphème -a’ à la base imperfective, soit directement si elle se termine déjà par une sonante (verbes intransitifs), soit, si elle ne se termine pas par une sonante (verbes transitifs, et quelques verbes intransitifs), moyennant la sonante –r ; on a ainsi : 3.1. Le gérondif de manière en budugh ‘faire’, accord M/N ‘faire’, accord F ‘faire’, accord A ‘faire’, accord HPL ‘faire’, accord HPL, négatif base IPF = masdar si’i sir’i sü’ü sibi’i sidebi’i gérondif de manière si’i-r-a’ sir’i-r-a’ sü’ü-r-a’ sibi’i-r-a’ sidebi’i-r-a’ ‘rester debout’, accord M/F/N ‘rester debout’, accord A ‘rester debout’, accord HPL ‘rester debout’, accord HPL, négatif ğalt’al ğolt’ol ğabalt’al ğadabalt’al ğalt’al-a’ ğolt’ol-a’ ğabalt’al-a’ ğadabalt’al-a’ L’emploi du gérondif de manière peut être simple : (10) rij-eri ˤül-ümba’r xhad ˤalakal-a’ yıpa-ci... girl-ERG eye-PL.INEL water flow-Manner say-NAR ‘La fille dit, en pleurant...’ (11) ano idmer-ır şeher-ber ˤabalsal-a’ idmi axtermi si’ir-ci 3.H.AD person.PL-ERG city-PL HPL.walk-Manner person seeking do-NAR ‘Ses hommes, en parcourant les villes, recherchèrent l’homme’ ou redoublé pour plus d’expressivité : (12) ğiçhi-ra’ ğiçhi-ra’ abud vodo-ra’-vodo-ra’ duqqaz-car ğaran ğa-ç’u-ci drag-MannerX2 A.gather-MannerX2 outside exit-NAR walnut(A) doorway-INEL ‘En se traînant et en ramassant les noix, il finit par sortir par le portail’ Sur le modèle du séquentiel (gérondif d’antériorité) qui a une forme identique au radical perfectif nu et une autre marquée par -nI : (13) ğubzur(-nu) vüxhü-cü A.stand.up-(SEQ) A.go-NAR ‘Elle se leva et s’en alla’ Le gérondif de manière prend souvent la même extension -nI ; comparer : Floricic_05-10avec 2e partie.indd 317 23/10/09 12:51:21 318 (14) ESSAIS DE TYPOLOGIE ET DE LINGUISTIQUE GÉNÉRALE sa-d herk’i şey çuruhhu-ra’ ˤüşğü-ra’vi one-N heavy thing drag(MSD)-Manner bring-PROG ‘Il apporte quelque chose en le traînant’ (15) ğil-im çuruhhu-ra’nı ğüxhü-cü leg-PL drag(MSD)-Manner come-PAST ‘Il arriva en traînant les pieds’ Cette contamination de la forme perfective séquentielle à extension –nI montre que la forme imperfective est elle aussi perçue comme coordinative autant que comme intégrative (casuelle), de sorte qu’on a deux stratégies de coordination parallèles distinguées par l’aspect de la base : (16) a-d xilğılda’ işmeq’ ğuvotu-ra’(-nı) k’ulcoxun ğüxhü-cü 3-M horse.IN whip(A) A.strike.IPF-Manner house.DIR come-NAR ‘En fouettant son cheval, il arriva chez lui’ (17) a-d xilğılda’ işmeq’ ğivata’(-nı) ğüxhü-cü k’ulcoxun 3-M horse.IN whip(A) A.strike.PF-SEQ come-NAR house. DIR ‘Il fouetta son cheval et arriva chez lui’ 3.2. Le gérondif de manière en kryz Le gérondif de manière se forme de la même façon en kryz, mais les bases imperfectives du kryz sont généralement moins précisément accordées en genre et nombre que celles du budugh : ‘rester debout’ M/F/N/HPL ‘rester debout’, négatif base IPF ğalt’alğadalt’al- gérondif de manière ğalt’al-a’ ğadalt’al-a’ ‘tirer’, accord M/N ‘tirer’, accord F/HPL ‘tirer’ négatif, accord M/N yinghyunghyidingh- yingh-ina’ yungh-una’ yidingh-ina’ L’emploi est simple (descriptif ou explicatif) : (18) çay ğiğ-ra ge yiğ yarq-re tea drink-Manner rflgenhpl day(N) N.spend-PRS ‘Ils passent leur journée à boire du thé’ (19) ğvaç-ul hayi.c-iğ ik-ra sakul xvar-a xab-a ˤakva-du ram-GEN testicles-SUPER look-Manner fox dog-GEN hand-IN F.stick-AOR.F ‘À trop reluquer les couilles du bélier, le renard est tombé dans les pattes du chien’ (proverbe) ou redoublé à valeur affective/descriptive : (20) u-d ts’eˤ-il taˤar qirçar-a qi-rçar-a labsil-d-u 3-notN goat-GEN as jump-MannerX2 F.return-AOR-F ‘Elle s’en revint, en bondissant comme une chèvre’ Floricic_05-10avec 2e partie.indd 318 23/10/09 12:51:21 INESSIF DU VERBE, SUBORDINATION ET MODALITÉ (21) 319 gada-r ç’in yi-ra yi-ra riş-i ˤura ˤaşxha-re boy-ERG dance(F) do-MannerX2 girl-GEN in.front come-PRS ‘Le garçon danse, et, en dansant, arrive devant la fille’ Le kryz a aussi une forme, fréquente, de converbe temporel faisant se succéder deux gérondifs de manière dont le deuxième est négatif, avec le sens ‘dès que’ : (22) furi ˤa-şxha-ra ˤa-da-şxha-ra xvar ğap-d-u man PV-come-manner PV-NEG-come-manner dog f.go.out-AOR-f ‘Dès que l’homme arriva, le chien bondit’ Cette tournure paraît clairement être un calque de l’azéri : (23) kişi gäl-är gäl-mäz it hür-dü man come-EVT come-NEG.EVT dog bark-PAST ‘Dès que l’homme arriva, le chien aboya’ Or en azéri, les formes employées (gäl-är, gäl-mäz) sont, prises individuellement, des formes indépendantes, de sens « éventuel » (pour ce terme, voir Lazard 1975). 4. L’éventuel en budugh et en kryz En budugh, la forme de l’inessif du verbe qu’on vient de voir comme gérondif de manière, s’emploie aussi comme éventuel, forme indépendante et modale ; cela ne vaut que partiellement en kryz. 4.1. L’éventuel en budugh L’éventuel correspond au « temps large » (geniş zaman) appelé parfois aoriste du turc et de l’azéri, couvrant un présent général et un futur non certifié, par opposition au futur catégorique. Cette opposition semble être un trait aréal : on oppose en azéri gäl-är ‘il viendra peut-être’ à gäl-äcäk ‘il viendra sûrement, il va venir’, comme dans de nombreuses langues daghestanaises, ainsi qu’en tat. L’éventuel budugh en -a’ homonyme du gérondif de manière s’oppose à un présent-futur en –i : (24) eb-ildir veq’er soˤul-a’ wolf-ERG ram eat-EVT ‘Le loup mangera (vraisemblablement) le bélier / Un loup, cela mange les béliers’ ≠ (25) eb-ildir veq’er soˤul-i wolf-ERG ram eat-PRS/FUT ‘Le loup mange (alors, présent historique) / va manger le bélier’ Floricic_05-10avec 2e partie.indd 319 23/10/09 12:51:21 320 ESSAIS DE TYPOLOGIE ET DE LINGUISTIQUE GÉNÉRALE Comparer : (26) u-ndarı susundarı sa-r arot’u-ra’, kila’ ma’ zın orot’u-ri 3pl.erg recip.h.ERG one-m m.kill-EVT then again 1(a) a.kill-prs/FUT ‘Ils pourraient bien se tuer l’un l’autre, et alors me tueront aussi’ Les correspondants négatifs s’opposent par la place de la négation : l’éventuel négatif ayant en budugh sa négation préfixée, il est totalement homonyme du gérondif : (27) veq’er-idir eb soˤul-da-b ram-ERG wolf(A) eat-NEG.PRS/FUT-A ‘Le bélier ne mange(ra) pas le loup’ ≠ (28) eb-ild-ir veq’er sodoˤul-a’ wolf-ERG ram NEG.eat-EVT ‘Le loup ne mangera pas le bélier’ (29) halma şey yidaxhar-a’, zın zı-vın yodortu-ra’ ki, such thing NEG.be-EVT 1 1-2 NEG.leave-EVT KI ‘Une telle chose est impossible; je ne saurais te laisser [faire...]’ L’éventuel exprime un futur non catégorique, soumis aux contingences : (30) idmer-a’ yık’ ive dats’ar-a’, midker-a’ xan irhhar-a’ şi yıxhar-a’ people-IN here NEG.know-EVT wedding-IN look-EVT be-EVT heart after what ‘On ne saurait connaître ici le cœur des gens, on verra ce qu’il en sera après la noce’ Il s’utilise pour les recommandations, intentions (promesses ou menaces) : (31) yit halma ya’va’n somoˤulu, va’ yık’ sugu-ra’ honey so greedily PROH-eat 2.IN heart burn-EVT ‘Ne te gave pas de miel, tu vas avoir mal au cœur !’ (32) va’ ˤül-ez a-d iderqi-ra’ 2.IN eye-DAT 3-N NEG.see-EVT ‘Tu ne le verras plus’ (33) suda’ma’ za-’a-d za’-va’ ˤük’ü-ra’ again 1-3-A 1-2.IN show-EVT ‘Je vais te la montrer de nouveau’ (34) za-va’ ˤül osu-ra’, suncuyexun-un çadağar-a’ 1-2.IN eye put-EVT one.notH.DIR-FOC NEG.M.go-EVT ‘Je t’attendrai, je n’irai nulle part’ (35) ulu kıda zın yuxlami si’i-ra’, vaz-ın irqi-ra’ this affair(N) 1 checking N.do-EVT 2-DAT-and N.see-EVT ‘Je vais contrôler cette affaire, et tu vas voir’ (36) a-cber ğübkü-zker zı-vın za’-anda-z sorˤura’ 3-HPL HPL.come-TERM 1-2 1-3HPL-DAT cook-EVT ‘Avant qu’ils n’arrivent, je vais te faire cuire pour eux’ Floricic_05-10avec 2e partie.indd 320 23/10/09 12:51:21 321 INESSIF DU VERBE, SUBORDINATION ET MODALITÉ (37) yin va-z a-n-ovon-ın sa-b ˤari hhec ğon-a’, 4 2-DAT 3-H-ADR-and one-A good wife take-EVT ‘Nous allons te trouver une bonne épouse’ (38) acber heye yıbkar-a’ ? 3-HPL.ABS where HPL.be-EVT ‘Où peuvent-ils bien être ?’ Il est enfin proche des modalités injonctives dans la mesure où, employé avec le pronom de deuxième personne, il fournit un quasi-synonyme du prohibitif, en moins impérieux : (39) vın ulu sır hiçhan-ovon yudo-’u-ra’ = yumo’u ! 2 this secret nobody-adr NEG.say-EVT PROH.say ‘Ne dis ce secret à personne!’ (40) yuv-uz memen ğapu-car edelsi-la’ = emelsi, night-DAT guest door-INEL NEG.turn.away-EVT PROH.turn.away ‘(On /) ne renvoie pas un hôte quand il fait déjà nuit !’ L’autre domaine de l’éventuel est celui de la vraisemblance, de l’éventualité liée à certaines conditions, qui peuvent ou non être explicitées dans une protase hypothétique : (41) Iyez nıma yıxhar-a’ ki, vın dan-i, vın iye-ri soˤul-a’ 3.noth.DAT so n.be-EVT ki 2 corn-cop 2 3.noth-ERG eat-EVT ‘Il risquerait de te prendre pour un grain de blé, et de te manger’ Cette valeur rend compte du fait que l’éventuel est par excellence la forme employée dans les proverbes ou sentences : (42) halma-n-ovor ˤaq’alsız yu-’u-ra’ such-h-adel stupid say-EVT ‘Une telle personne s’appelle un idiot’ (43) dünya-ca dard, fikir dobu idmi vadaraq’ar-a’ world-in sorrow thought(a) NEG.a.part person NEG.find-EVT ‘Tu ne trouveras au monde personne qui n’ait de soucis’ (44) kaçal-be-d can k’evi yıxhar-a’ bald-HPL.in-notn life(n) strong n.be-EVT ‘Les teigneux sont coriaces’ 4.2. L’éventuel en kryz L’éventuel ou futur probable positif du kryz est comme en budugh homonyme du gérondif de manière en –a’, au masculin seulement. Au féminin et au pluriel, il s’en distingue par l’adjonction d’un accord suffixé, trait caractéristique des formes indépendantes : Floricic_05-10avec 2e partie.indd 321 23/10/09 12:51:21 322 ESSAIS DE TYPOLOGIE ET DE LINGUISTIQUE GÉNÉRALE M/N F HPL ‘rester debout’ ‘tirer’ ğalt’al-a ğalt’al-u < *-a-v ğalt’al-a-b yingh-in-a yungh-un-u < *-a-v yingh-in-a-b Il peut servir à énoncer une promesse ou une menace, à condition que sa réalisation ne dépende pas du locuteur (l’effacement du locuteur sous-entend souvent une volonté supérieure) : (45) qata zi-yin rix-é ˤar-a-b zin tomorrow 1-5 road-IN push-EVT-HPL 1 ‘Je vous raccompagnerai demain’ (46) ya yixh-ci la ğuş ˤaşğu-rav vun ya riq’ar-a zin or M.go-SEQ that bird bring-EVT.F 2 or die-EVT 1 ‘Soit tu rapportes cet oiseau, soit je vais mourir’ (47) Allah-ci kumak.ci-zina va ğizil-bi la fura-var ğan-a jin God-GEN help-INSTR 2.GEN gold-PL that man-ADEL take-EVT 4excl ‘Avec l’aide de Dieu, nous reprendrons ton or à cet homme’ L’éventuel peut enfin être proche du débitif et des impératifs, mais moins impérieux en ce sens que le futur : (48) vul nima kura-ci ya-ş-ra-v vun ewe so slay-SEQ flay-EVT-F 2 ‘Tu égorgeras et écorcheras le mouton [de façon qu’il ne souffre pas]’ Un emploi fréquent de cette forme est dans l’apodose de périodes hypothétiques, mais jamais dans la protase : (49) mux tum ar-na vun, mux an yixh-ra vun corn sowing do-IF 2 corn(N) foc N.reap-EVT 2 ‘Si tu sèmes du blé, tu moissonneras du blé.’ (Proverbe) Alors que le gérondif de manière du kryz, comme en budugh, garde la négation préfixée caractérisant les formes dépendantes dans cette langue, son homonyme au positif, l’éventuel, est senti en kryz comme une simple variété de futur, et a pris comme les autres formes indicatives (aoriste, parfait, présentatif et futur) une négation suffixée8 (par quoi il se distingue de l’éventuel négatif budugh qui préserve la négation infixée, voir supra) : 8 Le même déplacement de la négation s’observe pour l’aoriste, également d’origine participiale, puis modale, puis de valeur simplement prétéritale: en dialecte de kryz, elle est encore préfixée, alors qu’elle est suffixée à Alik. Ce phénomène est un exemple typique de ce que Haspelmath (1993) désigne comme ‘externalisation de la flexion’ dans les cas où un morphème est pris entre deux éléments lexicaux (ici le préverbe et la racine). Floricic_05-10avec 2e partie.indd 322 23/10/09 12:51:21 INESSIF DU VERBE, SUBORDINATION ET MODALITÉ ‘se tenir’ M N F ‘tirer’ M N F (50) négatif éventuel ğalt’al-da-r ğalt’al-da-d ğalt’al-da-b ≠ gérondif ğa-da-lt’al-a = = yinghin-da-r yinghin-da-d yinghin-da-b yi-di-nghin-a’ yi-di-nghin-a’ yu-du-nghun-a’ ts’ili-c xhic-ir adami tuğats’-da-r pond-GEN water-ERG person carry-NEG.EVT-M 323 ‘L’eau d’une mare n’emporte(ra) pas un homme’ (proverbe) Si la préfixation de la négation est perçue en kryz et en budugh comme caractéristique des formes dépendantes ou fortement modales (injonctifs, optatif et déontique, interrogatifs), l’éventuel ne se situe pas dans les deux langues du même côté de cette dichotomie entre formes « indicatives » et « modalisées ». L’éventuel budugh est du côté des formes moins assertives, alors que l’éventuel kryz est plus assertif, mais général, d’où l’emploi non actualisé comme habituel dans les proverbes non prescriptifs et comme futur probable. 5. Le présent progressif À l’intérieur du domaine indicatif, on relève des formes complexes manifestement dérivées de l’éventuel ; elles combinent à la base inessive en -a’ une copule, de façon à exprimer une modalité non pas générale, habituelle, mais constative et plus spécifiquement progressive, selon une métaphore relativement similaire à celle du français « être en train de ». 5.1. Le présent progressif en budugh Le présent au sens strict, temporel, du budugh est un progressif à copule -vi : (51) dide-ri bişxab-ar sonzu-na’-vi mother-ERG plate-PL wash-IN-COP = PROGR ‘La mère est en train de laver les assiettes’ Ce présent progressif est réservé aux procès dont le déroulement coïncide avec l’énonciation. La négation est suffixée, et l’accord est un accord double, sur la base et sur la négation : (52) vaz irqi-ra’doduz ki, ime sa’s ˤari ğaraxhar-a’-da-d 2-DAT see-PROG.NEG.N.Q KI 3.IN sound well exit-PROG-NEG-N ‘Ne vois-tu pas que comme cela le son ne sort pas bien?’ Floricic_05-10avec 2e partie.indd 323 23/10/09 12:51:21 324 (53) ESSAIS DE TYPOLOGIE ET DE LINGUISTIQUE GÉNÉRALE / ğoroxhor-a’vi F.exit-PROG ğoroxhor-a’-da-b F.exit-PROG-NEG-F ‘Elle est/n’est pas en train de sortir’ 5.2. Le présent progressif en kryz Le kryz forme son progressif sur le même gérondif de manière en -a en lui ajoutant la « copule spatiale » ˤaca ‘être dans’, qui s’accorde ; elle n’a pas de négatif. Cette forme assez rare et très marquée est surtout utilisée après le verbe introducteur ikayc (ki) ‘voir, constater que’. (54) ik-re ki sa-b bu’u acdaha ˤa-şxhva-ra ˤac-u look-PRS KI one-F large dragon PV-arrive.F-Manner be.in-F ‘Il voit un grand dragon qui s’avance’ Son emploi n’a pas d’incidence sur la valence du verbe, l’agent restant à l’ergatif : (55) şidr-i yik-ir ug ğalça-c yak ugul-aˤaca sister-GEN meat-ERG RFLM(GEN) thigh-GEN meat eat-PROG ‘La chair de sa sœur est en train de manger la chair de sa cuisse’ 6. Conclusion On a étudié ici une forme verbale marquée par un cas spatial qui présente, en kryz et en budugh, deux emplois, l’un dépendant et plus proche de l’origine adverbiale circonstancielle, l’autre indépendant mais non actualisé par une copule, avec des valeurs modales variées. Moyennant l’adjonction d’une copule, on a vu comment cette forme peut être basculer dans le domaine de l’indicatif, avec un sens de progressif. Au vu des données kryz et budugh, on peut donc reconstruire assez sûrement un système dans lequel la modalité de l’éventuel joue un rôle charnière, étant morphologiquement identique au gérondif, mais syntaxiquement autonome : gérondif = éventuel PV + accord + base IPF+ a’ PV + NEG + accord + base IPF + a’ présent progressif PV + accord + base IPF +a’+ copule (spatiale ?) PV + accord + base IPF + a’ + NEG + accord Le budugh garde un système très proche, avec seulement le fait que -nı peut s’ajouter au gérondif pour mieux le distinguer de l’éventuel et marquer l’affinité avec la forme coordinative perfective (séquentiel). Les copules spatiales ayant été perdues par le budugh, la copule intégrée au progressif n’est plus en elle-même de sens spatial. Le kryz a plus innové, et distingue tout d’abord au négatif l’éventuel, mode fini, du gérondif, mode dépendant, en faisant passer la négation après la base, du côté des modes finis, et en ajoutant ou substituant un accord suffixé à l’accord préfixé, y compris au positif : Floricic_05-10avec 2e partie.indd 324 23/10/09 12:51:21 INESSIF DU VERBE, SUBORDINATION ET MODALITÉ positif négatif gérondif kryz PV (+ accord) + base IPF + a’ PV + NEG (+accord)+ aase IPF + a’ 325 éventuel kryz PV (+accord) + base IPF + a’+ accord PV (+accord) + base IPF + NEG(a’) + accord Également par analogie avec les modalités indicatives, le suffixe du progressif kryz s’accorde, contrairement au budugh. Le déplacement de la place de la négation et de l’accord relève d’une répartition plus stricte entre formes modales, y compris dépendantes, et formes indépendantes indicatives. Ce développement de formes verbales indépendantes à partir d’une forme dépendante fléchie casuellement illustre les tendances suivantes, valables pour l’ensemble des langues du groupe lezgi et au-delà dans la famille daghestanaise : — certaines formes verbales non finies, marquées par un morphème nominalisant et/ou un cas, peuvent avoir un emploi indépendant, avec généralement aussi un emploi modal. C’est le cas fréquent des participes employés au lieu des formes indicatives dans les énoncés interrogatifs, et des infinitifs, porteurs d’un morphème de datif, que l’on rencontre employés sans copule comme futurs ou injonctifs (en archi, rutul, ou tsakhur) ; — les copules servaient originellement à la focalisation et n’étaient que facultativement attachées au verbe (voir Kalinina et Sumbatova 2006), ce qui est un phénomène aréal puisqu’il existe aussi en arménien oriental et dans la variation dialectale turco-azérie. Mais la validation qu’elles apportent une fois grammaticalement liées au prédicat produisent des formes nouvelles à modalité assertive forte. Cette copule peut secondairement servir de support à la négation et à l’accord en genre et nombre ; — les formes sans copule homonymes de formes dépendantes originellement non marquées modalement sont parfois possibles dans des contextes discursifs moins purement assertifs, ou bien radicalement réaffectées à l’expression de modalités inactuelles. Les paradigmes se renouvellent par création de formes plus assertives, et les formes anciennes, reléguées à des emplois modaux, perdurent dans la langue tant que leurs modalités ne sont pas endossées par d’autres formes. Pourrez-vous vérifier ? Abréviations M F NPL HPL humain masculin humain féminin (adulte) en budugh mais ‘féminin ou animal singulier’ en kryz non-humain pluriel humain pluriel Floricic_05-10avec 2e partie.indd 325 Souhaitez-vous compléter la liste ? 23/10/09 12:51:21 326 ESSAIS DE TYPOLOGIE ET DE LINGUISTIQUE GÉNÉRALE Références ALEKSEEV M. 1999. Reconstruction of the PEC locative morphemes. Van den Berg, H. (éd.), 116-124. AIKHENVALD A. 2008. Versatile cases. Journal of Linguistics 44, 565–603. AUTHIER, G. 2009. Éléments de grammaire kryz. Paris : Peeters. COMRIE B. 1999. Spatial cases. Daghestanian languages. Sprachtypologie und Universalienforschung 52/2, 108-117. EVANS N. (2007). Insubordination and its uses. Nikolaeva, I. (éd.), 366-432. HASPELMATH M. 1993. The diachronic externalization of inflection. Linguistics 31.2, 279-309. KALININA E. et N. Sumbatova. 2006. Clause structure and verbal forms in Nakh-Daghestanian languages. Nikolaeva, I. (éd.), 183-249. LAZARD G. 1975. La catégorie de l’éventuel. 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