Inessif du verbe,
subordination et modalité
Gilles Authier
On examinera ici, dans deux petites langues peu connues du Caucase de l’Est, le
kryz et le budugh, la grammaticalisation d’un cas spatial appliqué à une base ver-
bale pour produire des formes soit « intégratives »
1
(en l’occurrence adverbiales,
de gérondif de manière) soit indépendantes (modales) et illustrer comment la
métaphore spatiale contribue au renouvellement du système modo-temporel.2
1. Introduction
Les langues kryz et budugh, branche sud de la sous-famille lezgi à l’intérieur
de la grande famille daghestanaise, sont très archaïques dans leur morpho-
logie, tant nominale que verbale. Elles ont hérité d’un riche système de cas
spatiaux dont on trouve les correspondants dans la plupart des branches de
la famille. De plus, des marques de cas se retrouvent employés comme mor-
phèmes verbaux ; ils marquent la dépendance de formes nominalisées, et ces
dernières sont fréquemment dé-subordonnées et reversées dans le système des
formes indépendantes.3 Comme la plupart des langues daghestanaises, le kryz
et le budugh ont ainsi des formes verbales d’emploi dépendant (argumental,
adverbial ou épithète) qui se rencontrent aussi dans un énoncé indépendant
mais chargées d’une valeur modale.4
1 Voir Creissels (2006, vol. II).
2 Je remercie Timur Maisak pour sa relecture attentive d’une première mouture de cette étude,
ainsi que mes principaux informateurs : Majlis Shamseddinov et Adigoezel Hajiev.
3 Sur cette question, voir Evans (2007) et Aikhenvald (2008).
4 Voir Kalinina et Sumbatova (2006).
Les abréviations utilisées dans les exemples se trouvent page 325.
J’ai un doute.
Pourriez-vous véri er ?
Il s’agit des marques ou
des cas ?
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314 ESSAIS DE TYPOLOGIE ET DE LINGUISTIQUE GÉNÉRALE
Cette étude examine en kryz et en budugh l’émergence et l’évolution séman-
tique de formes verbales qui présentent le morphème de cas spatial -a’, mar-
queur, sur les nominaux, d’une localisation (essive) ‘dans, à’ glosée
IN
. Le mor-
phème de localisation -a’IN’ est ancien : il est attesté dans toutes les langues du
groupe, et au-delà dans la famille daghestanaise. Son emploi dans la exion ver-
bale remonte vraisemblablement à l’état commun. Tant en kryz qu’en budugh,
(mais aussi en rutul qui est d’une autre branche) il permet de créer, sur la base
verbale imperfective, un gérondif analogue à celui du français en faisant…). En
Budugh et en kryz seulement, cette forme s’emploie indépendante comme éven-
tuel. En n, il s’est créé, indépendamment dans chacune de ces deux langues, une
forme plus complexe actualisée par une copule, de sens progressif.
2. Cas spatiaux et inessif en kryz et en budugh
Le système morphologique des cas spatiaux est un des aspects les mieux étu-
diés de la grammaire comparée de la famille des langues daghestanaises (voir
Alekseev 1999, Comrie 1999). On aura un aperçu du système dans le tableau sui-
vant, qui reprend toute la déclinaison du kryz (23 cas) et du budugh (15 cas) :
gloses ‘oursʼ en kryz ‘oursʼ en budugh
absolutif ABS sar-Ø sor-Ø
kryz.: génitif / bud.: base oblique GEN sar-id (*sor-uld-)
ergatif ERG sarid-ir soruld-ur
datif DAT sarid-iz soruld-uz
instrumental INSTR sarid-zina soruld-uzina
IN + (bud. : gén. inal.,
2e datif) « IN » (sarid-a) soruld-a
adverbial ADV (saridaˤ-an) (sorulda’-n)
inélatif INEL (sarid-aˤ-ar) (soruld-a-’r)
AD + (bud. : gén. alién. ;
kryz et budugh : 2e datif) « AD » sarid-iv soruld-u/o
adressatif ADR sarid-v-an soruld-u/ovon
adélatif ADEL sarid-v-ar soruld-u/ovor
collocatif CUM sarid-v-as(an) Ø
cumélatif CUMEL sarid-vas-ar Ø
apudessif APUD sarid-ux soruld-u/ox
apudlatif DIR sarid-ixv-an soruld-u/oxun
apudélatif APUDEL sarid-ixv-ar soruld-u/oxur
subessif SUB sarid-ik (soruld-ik)
(sublatif) invocatif (INVOC)sarid-k-an Ø
(subélatif) = partitif SUBEL sarid-k-ar soruld-ikir
(superessif) superlocatif SUPER sarid-iğØ
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INESSIF DU VERBE, SUBORDINATION ET MODALITÉ 315
(super-latif) équatif EQU sarid-ğ-an Ø
(super-élatif) équatif SUPEL sarid-ğ-ar Ø
2.1. Le cas locatif ou inessif en kryz
Par opposition aux cas purement grammaticaux, le morphème d’inessif fait
partie des cas spatiaux, qui peuvent se combiner à des morphèmes supplémen-
taires d’orientation. Il a des ré exes dans les principaux groupes de la famille
daghestanaise et dans toutes les langues du groupe lezgi, qui gardent aussi des
traces de son origine lexicale autonome sous forme d’adverbes et surtout de
préverbes. Le kryz emploie ainsi le morphème de localisation –a(ˤ)5, signi ant
‘dans un espace (non compact)’, non seulement comme cas, mais comme pré-
verbe ˤa-, dans l’adverbe ˤara ‘dedans’, et dans la copule existentielle du kryz
yaˤa ‘Il y a’. Dans les deux langues la localisation -ˤ- est aussi la plus vague, et
prospère aux dépens des autres plus spécialisées.
Ce cas marque en kryz la localisation ‘dans’, sans mouvement, et aussi avec
mouvement dans le dialecte d’Alik. Cette localisation est la moins marquée et
les exemples de corrélation avec le préverbe ˤa- sont innombrables :
(1) a-d şahar.c-ayip-d-u
3-notNcity-IN F.go-AOR-F
‘Elle est allée à la ville’
(2) va ma’al har cigaçaˤamayts’u !
2.GEN nose every place.IN PROH.put
‘Ne fourre pas ton nez partout !’
(3) rix-éˤarfu-d
road-IN M.get.in-AOR.M
‘Il se mit en route’
L’emploi temporel exprime une durée délimitée :
(4) sunci sin-a
one.GEN year-IN
‘en l’espace d’un an’
(5) lu ğaˤa-ci sin-a
this twenty-OBL year-IN
‘pendant ces vingt ans’
2.2. Le locatif en budugh
Le morphème d’inessif (on trouve les allomorphes –e et –a’)6 a pris en budugh
une extension considérable avec trois valeurs dérivées l’une de l’autre : locatif
5 /ˤ/n’est pas articulé en nale atone à Alik, mais apparaît en dérivation.
6 Le morphème -a’ est un seul phonème, prononcé [a] tandis que le phonème /a/ est prononcé [ă].
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316 ESSAIS DE TYPOLOGIE ET DE LINGUISTIQUE GÉNÉRALE
avec ou sans mouvement, comme dans le dialecte kryz d’Alik ; deuxième datif
entrant dans la valence de nombreux verbes ; génitif inaliénable, par opposition
au génitif aliénable en -u/o issu de l’adessif (ces deux cas on ni par éliminer
l’ancienne forme de génitif, qui ne transparaît plus en budugh que comme
‘base oblique’). Comparer les di érents emplois dans l’exemple suivant :
(6) saray iv-eyan-cağürküyeoxşomi yuxhor-ni
palace.F3-IN side-IN stall.IN looking.like F.be.IPF-PAST
‘Un palais, à côté de celui-ci, aurait ressemblé à une étable’
yan-ca ‘à côté’ représente le sens locatif premier ; ğürkü-ye, locatif de ğürküc,
est régi par le verbe ressembler à ; en n iv-e est un locatif en fonction de génitif
inaliénable.
2.3. Le masdar locatif en budugh
C’est certainement à partir des emplois avec des noms abstraits d’événement
(empruntés) que le locatif a pu par analogie s’appliquer à des bases verbales :
(7) mik’e div-iliz ucber iberqa-cma ird cuşuna’ vidkici
little demon-DAT 3-HPL HPL.see-Immediate blood boiling-IN N.enter-NAR
‘Quand il les vit, le sang du petit démon entra en ébullition’
En budugh, le masdar s’identi e presque toujours à la base imperfective
7
dont
sont dérivés les temps et modes imperfectifs. Cette base a des emplois nomi-
naux mais aussi indépendants, comme mode débitif. Le cas locatif est présent
dans la déclinaison du masdar, régi, avec la combinaison aspectuelle (inceptif
+ duratif) « commencer à faire quelque chose dans la durée » :
(8) hhuv-o ğaye ba’ştemi soxho-ci volsol-ca
mill-AD stone(A) starting F.be-NAR F.turn.MSD-IN
‘La meule du moulin commença à tourner’
(9) baştemi saxha-ci iveibir ˤut’onşu-ye,ts’eˤ
beginning M.be-NAR 3.NH.IN ear pinch.MSD-IN goat
baştemi soxho-ci zarimi yuxhor-ca
beginning A.be-NAR moaning A.be.MSD-IN
‘Il commença à lui tordre l’oreille, (et) la chèvre commença à crier’
7 Les noms d’actions ou masdars sont des créations récentes et indépendantes en kryz et en
budugh. Le kryz forme son masdar par substantivation au genre neutre du participe perfectif,
et n’emploie pas la forme locative du masdar, sans doute parce que la durée qu’implique la
métaphore locative est incompatible avec l’aspect perfectif de la base choisie.
Pourrez-vous véri er ?
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INESSIF DU VERBE, SUBORDINATION ET MODALITÉ 317
3. Le gérondif de manière, ou inessif du verbe
Le gérondif de manière est une autre forme d’inessif qui correspond au
gérondif du français (‘en faisant’) pour le sens et par son origine locative. Il
adjoint, en budugh comme en kryz, le morphème -a’ à la base imperfective,
soit di rec tement si elle se termine déjà par une sonante (verbes intransitifs),
soit, si elle ne se termine pas par une sonante (verbes transitifs, et quelques
verbes intransitifs), moyennant la sonante –r ; on a ainsi :
3.1. Le gérondif de manière en budugh
base IPF = masdar gérondif de manière
‘faire’, accord M/N si’i si’i-r-a’
‘faire’, accord F sir’i sir’i-r-a’
‘faire’, accord A sü’ü sü’ü-r-a’
‘faire’, accord HPL sibi’i sibi’i-r-a’
‘faire’, accord HPL, négatif sidebi’i sidebi’i-r-a’
‘rester debout’, accord M/F/N ğalt’al ğalt’al-a’
‘rester debout’, accord A ğolt’ol ğolt’ol-a’
‘rester debout’, accord HPL ğabalt’al ğabalt’al-a’
‘rester debout’, accord HPL, négatif ğadabalt’al ğadabalt’al-a’
L’emploi du gérondif de manière peut être simple :
(10) rij-eri ˤül-ümba’r xhad ˤalakal-a’ yıpa-ci...
girl-ERG eye-PL.INEL water ow-Manner say-NAR
‘La lle dit, en pleurant...’
(11) ano idmer-ırşeher-ber ˤabalsal-a’ idmi axtermi si’ir-ci
3.H.AD person.PL-ERG city-PL HPL.walk-Manner person seeking do-NAR
‘Ses hommes, en parcourant les villes, recherchèrent l’homme’
ou redoublé pour plus d’expressivité :
(12) ğiçhi-ra’ ğiçhi-ra’ abud
vodo-ra’-vodo-ra’
duqqaz-car ğaran ğa-ç’u-ci
drag-MannerX2
walnut(
A
)
A.gather-MannerX2 doorway-INEL outside exit-NAR
‘En se traînant et en ramassant les noix, il nit par sortir par le portail’
Sur le modèle du séquentiel (gérondif d’antériorité) qui a une forme identique
au radical perfectif nu et une autre marquée par -nI :
(13) ğubzur(-nu) vüxhü-cü
A.stand.up-(SEQ)A.go-NAR
‘Elle se leva et s’en alla’
Le gérondif de manière prend souvent la même extension -nI ; comparer :
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