COMPTES RENDUS
coutumes du lieu, en l’occurrence de la région
de Grand, l’actuelle Lorraine, il était indispen-
sable de ménager le droit romain avec celles-ci.
La justice rendue par le dieu Apollon Grannus
était précisément un rituel qui, moyennant
l’ordalie de l’eau bouillonnante comme instru-
ment de preuve, favorisait la vulgarisation du
droit romain sous l’égide du religieux et assu-
rait ainsi une solution plus proche des attentes
des parties.
Qu’entre le séculier et le religieux la rela-
tion ait été souvent d’instrumentalisation réci-
proque, l’histoire la plus récente ne cesse de
le rappeler. Les monitoires ecclésiastiques
dans le diocèse de Poitiers entre le XVII
e
et
le XVIII
e
siècle, étudiés par Fabrice Vigier, en
fournissent un exemple. Lorsqu’une enquête
criminelle piétinait, une chance était offerte
par un appel à témoins prononcé au cours de
la messe pendant plusieurs dimanches. Le
prêtre y demandait aux fidèles de dénoncer
tout ce qu’ils savaient du crime sous peine
d’excommunication. L’appartenance à la
communauté religieuse devait donc fonction-
ner comme caution pour l’accomplissement de
devoirs qui relevaient de la communauté
civile. Toute une rhétorique est par consé-
quent requise pour induire la collaboration des
fidèles dont la résistance, devant ce qu’ils per-
çoivent comme une délation, aurait dû céder
face à la crainte d’être excommuniés. Pensé
pour briser l’omertà, l’appel à témoins se révèle
être en définitive un mécanisme peu perfor-
mant : les Poitevins d’Ancien Régime ne
répondaient qu’une fois sur trois aux injonc-
tions de leurs autorités.
Si, dans le civil, le type de preuve dépend
de l’activité économique à la base du négoce
– l’écrit dans les affaires foncières, le témoi-
gnage pour le commerce et le serment dans
les conflits entre maître et serviteur, selon ce
que décrit Frédérique Pitou à propos du siège
ordinaire de Laval au XVIII
e
siècle – dans le
pénal, le témoignage reste cependant crucial.
Alain Provost, analysant le procès contre
Guichard, l’évêque de Troyes (1308-1314),
s’attelle à une analyse structurelle de la dépo-
sition à charge la plus importante de l’affaire.
En s’appuyant sur Roland Barthes, l’auteur
repère la condition qui rend possible un témoi-
gnage dans ce que le sémiologue appelait le 1187
« luxe de la narration », à savoir la présentation
d’un petit monde construit sur une durée, sur
un espace et sur une sociabilité et dont les
détails font sens globalement. Le dossier ainsi
composé n’est pas simplement le résultat
objectif d’un enregistrement de dépositions
différentes, mais également une mise en
forme écrite, et donc manipulatrice, de tous
les éléments. On ne peut que se rallier aux
conclusions de A. Provost : malgré la technici-
sation très avancée des moyens de preuve,
combien d’affaires de notre actualité ne
deviennent la matière d’un jugement qu’à la
suite de « l’effet de réel » produit par les récits
des témoins ? Et, bien que le procès exige la
désincarnation sociale du témoin comme le
fait remarquer Martine Charageat à propos du
témoignage en Aragon à la fin du Moyen A
ˆge,
il est difficile d’ignorer que, non seulement,
cette désincarnation est une fiction procédurale
qui n’annule pas le conditionnement social
existant, mais qu’elle est dès l’origine devancée
par l’acte d’une parole qui raconte le monde
et décentre, par ce simple fait, le témoin de
ses appartenances habituelles.
La montée de l’expertise se laisse sans
doute expliquer également par la nécessité de
limiter la force de « véridiction » reconnue à
tout récit subjectif, soit un témoignage ou
un aveu. Dans ce cadre, à la fin du XIX
e
siècle
s’affirme la preuve indicielle : partiellement
valorisé sous l’Ancien Régime, l’indice gagne
progressivement en capacité probatoire grâce
à la criminologie du début du XX
e
siècle qui lui
reconnaît le statut de « témoin muet », comme
le montre Frédéric Chauvaud. Mais selon Éric
Pierre et David Niget, la justice des mineurs
en France résiste à cette expertise de la preuve
jusqu’à la fin de la Seconde Guerre mondiale.
Dans ce domaine, en effet, les juges non seule-
ment s’attachent à l’aveu comme à la preuve
souveraine, mais construisent aussi entièrement
leur conviction sur les témoignages, l’intérêt à
protéger étant encore celui de la famille plutôt
que celui de l’enfant. Pour le reste, la confiance
se répand sur le travail de laboratoire, le seul
capable de libérer le discours latent des indices
et de déclencher ainsi la rupture épistémo-
logique fondamentale qui marque l’histoire de
la preuve judiciaire : le passage de l’empirique
au scientifique. On connaît la détresse de la
Document téléchargé depuis www.cairn.info - EHESS - - 193.48.47.240 - 30/04/2013 10h51. © Editions de l'E.H.E.S.S.
Document téléchargé depuis www.cairn.info - EHESS - - 193.48.47.240 - 30/04/2013 10h51. © Editions de l'E.H.E.S.S.