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d) HUMANITÉS OU ENSEIGNEMENT SCIENTIFIQUE ?
Mais enfin, ces objets sur lesquels on nous exerce, sont, pour ainsi dire, des accidents de la langue et
de la littérature. Les vérités des mathématiques sont éternelles et nécessaires. Les vérités de l'histoire
naturelle sont universelles et permanentes. Celles qui composent la science des humanités sont
particulières, contingentes, de pure forme en quelque sorte et n'intéressent que le petit nombre. On me
dira que l'expression suppose toujours une pensée et qu'on n'apprend pas une langue sans apprendre
ce dont elle parle. Sans doute, et je n'ai pas dit qu'il ne nous restait absolument rien des idées
exprimées dans nos auteurs. Mais ce gain se faisait par-dessus le marché. On ne nous le recommandait
nullement, on nous parlait des mots, non des idées.
e) FORMATION DE L'INTELLIGENCE OU DE LA SENSIBILITÉ ?
Jamais un jugement sur la valeur d'une maxime, sur la moralité d'une action. Nos professeurs
d'humanités ne nous exprimaient pas une opinion religieuse, politique, morale même, et c'est, je crois,
qu'ils n'en avaient aucune. Il n'y avait pas de cours d'histoire alors; tout ce qu'on nous disait de l'histoire,
c'est que la narration devait être claire, rapide, animée, qu'il fallait que l'historien fût le peintre... Si l'on
nous avait demandé la différence de la morale de Cicéron à celle de Sénèque, nous n'aurions rien su
dire, sinon que le style de l'un était plus coulant que celui" de l'autre, trop haché. Les beautés mêmes de
la poésie dès qu'elles s'élevaient au-dessus d'une épithète qui fît image, ou d'une coupe de vers
imitative, passaient inaperçues dans l'explication littérale ou philosophique. Le commentaire manquait
au texte et la faculté de l'admiration, cette faculté qui ressemble à une vertu, était à peine cultivée. De
cet enseignement froid et sec résultait une jeunesse d'une intelligence aiguisée, d'un goût difficile,
propre à la critique des détails, mise en garde contre l'entraînement et l'enthousiasme, défiante,
indifférente, dénigrante, se connaissant aux phrases, et portée à croire que tout était phrasé. Elle était
libre d'esprit, c'était son plus grand mérite...
Je résistais au desséchement de notre éducation par un peu d'imagination rêveuse, par une certaine
sensibilité à l'harmonie de la parole, par l'amour des beaux vers, par l'admiration pour Racine et Virgile,
par un goût d'ignorant pour la peinture, par un goût un peu plus éclairé pour le théâtre, car celui qui ne
sait pas les procédés des arts ne peut les goûter que dans leurs rapports avec la nature et avec l'âme,
et la représentation des chefs-d'œuvre de la scène produit une impression plus émouvante qu'une leçon
de littérature.
f) LA DÉCOUVERTE DE LA PHILOSOPHIE
L'Université organisée depuis deux ans s'était peu à peu développée, en complétant les études selon
l'ancien système. Un de ces compléments était un cours de philosophie qui n'était pas obligatoire et qui
pouvait être suivi indifféremment par les élèves de rhétorique et de seconde. Dans la semaine qui suivit
la rentrée, on vint nous prévenir un matin que ce jour-là même, le professeur de philosophie
commencerait son cours immédiatement après notre classe.
Sans trop de réflexion, par désœuvrement ou vague curiosité, je me décidai d'assister à cette ouverture
de cours, sans me douter le moins du monde de ce que ce pouvait être. Cette résolution tout à fait
fortuite, que ni mon père, (...) ni personne ne m'aurait suggérée, est peut-être la plus importante que j'ai
prise de ma vie...
g) UN PROFESSEUR D'UN STYLE NOUVEAU
Je compris donc mieux ce que c'était que cette philosophie du XVlIIe siècle, dont je n'avais longtemps
ouï-dire que du mal et que maintenant j'apprenais à distinguer de ses abus et de ses erreurs. Il me serait
resté à lier la philosophie à la politique et à poursuivre le mouvement de l'esprit moderne jusque dans la
Révolution française. Mais ce pas, je ne le franchis point. Les convenances restrictives de
l'enseignement sous l'Empire et les opinions personnelles de notre professeur, qui était fort timoré en
politique, ne permettaient pas qu'on nous fît même entrevoir ces conséquences, et les préjugés de mon
éducation m'en éloignaient. Je m'en tins à la philosophie pure.
Charles de RÉMUSAT Mémoires de ma vie