Meddeb, intellectuel franco-tunisien, avec courage, y prenait aussi position, s’y engageant contre l’islamisme
politique « idéologie totalitaire » , contre l’intégrisme, « la maladie de l’islam » selon le titre d’un de ses livres.
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Puis vint la rencontre, le désir partagé de faire un film dont le socle serait les voyages faits ensemble ou seule où s’
exprimerait la pensée de Abdelwahab Meddeb et où la réalisatrice ferait l’expérience de l’altérité.
La disparition de Meddeb n’arrêta pas le film. La nécessité de faire entendre sa voix s’est imposée avec une force
redoublée. Cette mort changea sans doute le mode de présence de Bénédicte Pagnot dans son travail. Jamais à l’
image, elle intervient cependant dans la matière filmique selon deux manières. Dans le cours d’une voix off à la fois
ample et intime comme venue d’une correspondance où prévaut le vouvoiement de l’absent sont convoqués les
écrits de Meddeb qui révèlent une écriture ciselée au service de l’histoire, de l’analyse et de la littérature. Sa pensée
éclaire le film, accordant aux images prises dans le quotidien des étapes du voyage des significations qui vont au-
delà des clichés, s’engageant parfois sur les chemins de la philologie, de l’étymologie. La voix off permet l’
émergence de la subjectivité et du temps de la narration qui instaure une distance avec les choses vues et dans le
même mouvement une proximité avec les mots de Meddeb et leur justesse. La réalisatrice interviendra directement
en voix in lors de ses voyages en solitaire dans les moments de rencontre où le dialogue s’engage avec l’autre. Là
aussi, le prêt-à-penser n’a pas cours et les représentations schématiques sont mises à mal. Les hommes et des
femmes à l’écran sont ouverts, désireux d’échanger avec la réalisatrice en français ou en anglais. Ce chauffeur de
taxi, par exemple, qui écoute avec bonheur et délice la soprano Darya Dadvar chanter Shabam Tarik dans sa
voiture tout en évoquant l’interdiction pour toute femme de chanter dans son pays, l’Iran. Cette femme, « la belle
inconnue de Sidi-Bouzid » qui, dans l’enthousiasme de la victoire du club de football local, déclare à Bénédicte
Pagnot « Nous aimons tout le monde, nous voulons vivre avec tout le monde ». Le voyage comme désir de
rencontre et d’accueil se heurtera aussi à l’interdit du tourisme pour tout non-musulman en Arabie Saoudite.
Les captations des interventions directes de Meddeb lors des voyages faits à deux et de ses chroniques
radiophoniques sont bouleversantes. Non seulement elles permettent une intrication des temps et des espaces
mais surtout elles nous sidèrent par l’intelligence, l’art du discours, la pédagogie ouverte, l’exigence en action qu’
elles montrent. En acceptant d’entrer avec Meddeb dans le mouvement de la connaissance, nous sommes de plain-
pied dans la complexité des choses, complexité féconde qui suscite la réflexion :
« L’islam comme toute religion est une affaire de perfectionnement de soi et non de coercition sociale et une des façons de lutter
contre l’intégrisme est de reconnaître à l’islam sa complexité et ses apports à l’universalité. Pour ce faire il convient de ne pas le
réduire à sa seule expression politique et guerrière et de l’envisager à travers les deux autres instances où il s’est exprimé. Il
faut en effet l’approcher comme civilisation et comme religion avant de prendre en considération sa vocation politique et
guerrière ».
Le film aura à cœur de nous montrer cette part de l’islam en empruntant les chemins qu’en son temps Ibn Battuta
adopta. À Chiraz, nous irons au mausolée du poète persan Hâfêz tant aimé des iraniens qui connaissent ses vers
célébrant l’amour et le charme divin du vin. À Bagdad sera évoquée la maison de la sagesse, dévastée en 1258, où
se côtoyaient, réfléchissaient et débattaient du texte coranique et de ses prescriptions astronomes, théologiens,
traducteurs, philosophes, médecins et poètes d’Alhazen datant du XIe siècle sera présenté
. Le Traité d’optique
comme fondamental et précurseur de l’invention de la perspective par la Renaissance italienne. Le roi Roger, roi
normand de Sicile commandera une géographie commentée du monde en 69 cartes à Al Idrissi au XIIe siècle dont
les sources principales furent Orose et Ptolémée. Les soufis auront une place importante parce qu’ils célèbrent l’
aventure spirituelle « menée aux confins, au péril de l’impiété ».
« Mon cœur est devenu capable de toute forme. Il est pré de gazelles, couvent de moines, temples d’idoles, ka’ba
de pèlerins, tablettes de Torah, feuillets de Coran. Je suis la religion de l’amour. Où qu’aillent ses cortèges l’amour
est ma religion et ma foi. » Ibn Arabi,
l’Interprète des désirs.
Spécialiste de soufisme, Meddeb conduira la réalisatrice dans une mosquée pour un temps de prière parmi des
pratiquants de cette mystique auquel il participera. Le soufisme, abhorré par les salafistes, est aussi une résistance
à l’islamisme.
Les merveilles de l’islam sont montrées, transmises. Le film renoue avec la beauté de cette civilisation sans cacher l’
horreur actuelle, « ces temps de désolation, les pires de l’histoire de l’islam ». Impact de balles au musée du Bardo
à Tunis, touristes tués à Souss, attentat suicide dans une mosquée chiite à Koweit City, ramadan déclaré mois du
malheur pour les mécréants, décapitation d’un patron par un employé en France, Groupe état islamique en Irak et
au Levant, DAECH… Les faits, les lieux, le nombre de morts sont cités. Les paroles, l’analyse de Meddeb aident à
y voir plus clair, à comprendre ; elles sont aussi un appel à combattre :
« … L’exclusion et le déni font croître l’intégrisme. Il importe de ne pas laisser l’islam prospérer comme une entité
en laquelle s’identifieraient tous les exclus du monde. L’islam comme civilisation nous appartient à tous, il constitue
un bien commun qui participe à la mouvante formation de l’identité collective… Tout musulman sensé devrait non
seulement refuser l’islamisme mais aussi lui résister, soit par la parole, soit par l’acte, la sauvegarde de l’islam en
dépend. »
Abdelwahab Meddeb était franco-tunisien. Beaucoup plus qu’animée d’un sentiment de double appartenance sa vie
fut une incessante construction :
« Pendant toute ma vie je n’ai cessé de bâtir une demeure mobile dans l’entre-deux et à la croisée de ma double généalogie
spirituelle arabe et laïque européenne. »
« L’écriture dérive d’une langue à l’autre. Elle traduit ma double généalogie. Le sujet témoigne. La main trace. L’écrit
par égard à la vérité que perçoivent les sens, accélère le voyage de mon esprit entre les langues ».
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