Cet article est disponible en ligne à l’adresse :
http://www.cairn.info/article.php?ID_REVUE=CIS&ID_NUMPUBLIE=CIS_111&ID_ARTICLE=CIS_111_0291
L’Iran, la démocratie et la nouvelle citoyenneté
par Farhad KHOSROKHAVAR
| Presses Universitaires de France | Cahiers internationaux de sociologie
2001/2 - n° 111
ISSN 0008-0276 | ISBN 2130520804 | pages 291 à 317
Pour citer cet article :
— Khosrokhavar F., L’Iran, la démocratie et la nouvelle citoyenneté, Cahiers internationaux de sociologie 2001/2, n°
111, p. 291-317.
Distribution électronique Cairn pour Presses Universitaires de France .
© Presses Universitaires de France . Tous droits réservés pour tous pays.
La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des
conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre
établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie, sous quelque forme et de quelque manière
que ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur
en France. Il est précisé que son stockage dans une base de données est également interdit.
L’IRAN, LA DÉMOCRATIE
ET LA NOUVELLE CITOYENNETÉ
par Farhad KHOSROKHAVAR
Farhad Khosrokhavar
Iran, nouvelle citoyenneté, démocratie
RÉSUMÉ
Trois mouvements sociaux caractérisent la société iranienne d’aujourd’hui. Le premier
est le mouvement des étudiants, qui combine des revendications culturelles pour une société
plus ouverte avec des demandes politiques pour une société plus libre, dans laquelle la parti-
cipation active des citoyens à la scène politique devrait être reconnue. Le second mouvement
est celui des femmes, par lequel des femmes d’âge moyen ainsi que la nouvelle génération
expriment leur demande pour une société moins discriminatoire vis-à-vis des femmes. Le
troisième mouvement est celui des intellectuels, par lequel de nouvelles interprétations de
l’islam mettent en question la nature théocratique du régime politique en vigueur. Contrai-
rement aux mouvements des années 1970, qui débouchèrent sur la révolution islamique
de 1979, les nouveaux mouvements sociaux en Iran ont une forte dimension démocratique.
Ils sont « protodémocratiques » dans le sens où ils revendiquent l’ouverture du système poli-
tique au nom d’une nouvelle version de l’islam, moins holistique, plus individualiste, sépa-
rant le registre de la spiritualité religieuse de celui du politique.
Mots clés : Mouvements sociaux protodémocratiques, Mouvement des
intellectuels, Mouvement des femmes, Mouvement des étudiants, Théocratie
islamique, Société postislamique.
SUMMARY
Three social movements characterize today’s Iranian society. The first is the stu-
dents’ movement which combines cultural demands for a more open society with a politi-
cal one, for a freer society in which the citizens’ participation to the political system
should be recognized. The second is the womens’ movement, through which middle-aged
women and the younger generation express their claim for a less gender-discriminating
society. The third movement is the intellectuals’ movement, in which new interpretations
of Islam put into question the theocratic nature of the political regime. Contrary to the
movements of the 1970s that ended up in the Islamic Revolution of 1979, the new
social movements in Iran have a strong democratic dimension. They are « protodemocra-
tic » in the sense that they ask for the opening of the political system in the name of a
new version of Islam, less holistic, more individualistic, separating the realm of religious
spirituality from the arena of the politics.
Key words : Proto-democratic social movements, Intellectuals’ movement,
Womens’ movement, Students’ movement, Islamic theocracy, Post-islamic
society.
Cahiers internationaux de Sociologie, Vol. CXI [291-317], 2001
La protodémocratie
On entend par protodémocratie un régime politique qui pré-
sente certains traits démocratiques et la probabilité de s’acheminer,
dans un avenir plus ou moins prévisible, vers des formes sensible-
ment plus démocratiques. Les critères les plus pertinents pour
l’accès à la protodémocratie sont un espace politique de plus en plus
influencé par le vote populaire, des institutions qui donnent au suf-
frage universel un poids important dans les processus politiques, la
constitution de nouvelles élites cherchant leur légitimité non pas
dans les hiérarchies traditionnelles ou bureaucratiques, mais dans
leur capacité d’agrégation des voix populaires en relation au verdict
des urnes, la marginalisation progressive des élites antidémocrati-
ques, la constitution d’un espace public de plus en plus articulé et
l’apparition, dans la société, d’un état d’esprit fait de tolérance et de
définition non substantive de la vérité1. Cette définition suppose
d’une part, la présence d’importantes caractéristiques démocratiques
(comme la possibilité d’exprimer par son vote son point de vue
politique), la probabilité escomptée d’un surplus de démocratie dans
l’avenir et surtout, la présence d’acteurs ou de sujets qui poussent
vers la démocratisation de la société.
On peut envisager une échelle à trois degrés, selon que les sys-
tèmes politiques sont démocratiques, protodémocratiques ou non
démocratiques. Selon cette conception, de nombreux systèmes
politiques au monde et notamment dans le monde musulman sont
non seulement dénués de dimension démocratique, mais aussi, pro-
292 Farhad Khosrokhavar
1. Dans le cas iranien, comme on le verra, nombre de ces ingrédients sont pré-
sents, nombre d’autres n’étant pas suffisamment développés. Il en est ainsi des insti-
tutions démocratiques. Le Parlement et le président de la République sont élus au
suffrage universel et représentent le pôle démocratique des institutions politiques en
Iran. Mais d’un autre côté, il existe des institutions majeures non démocratiques,
voire antidémocratiques, comme le Conseil des gardiens (qui doit confirmer
l’islamité des lois votées au Parlement), le Conseil du discernement des intérêts
supérieurs (qui doit trancher, en cas de litige, entre le Parlement et le Conseil des
gardiens), l’office du Guide de la révolution ainsi que l’appareil judiciaire, qui limi-
tent de manière très restrictive la portée des deux institutions démocratiques men-
tionnées. Quant à la tolérance, dans les nouvelles générations et chez les groupes
d’intellectuels réformateurs, elle est présente, mais pas dans l’élite politique des
groupes conservateurs. Enfin, on assiste à une marginalisation des nouvelles élites
politiques « protodémocratiques » par les groupes conservateurs qui accentuent ainsi
les faiblesses des institutions démocratiques de la société face aux appareils et les
structures institutionnelles non démocratiques léguées par la révolution. Par ailleurs,
les conservateurs s’appuient sur une définition substantive de l’islam (univocité du
droit et de la vérité, application de la shari’a et sa légitimation par le Vélâyat faghih
(souveraineté du docteur de la loi islamique), alors que les réformateurs entendent
mettre la « vérité » dans le champ social et ne pas l’imposer au nom du sacré à
l’ensemble de la société.
todémocratique. Tels sont les systèmes politiques syrien et irakien
dans les années 1990 et à l’aube du XXIesiècle. Le système politique
turc est incontestablement protodémocratique ; le système politique
marocain, après la disparition de Hassan II et l’avènement du nou-
veau roi, présente des signes d’évolution protodémocratique.
L’Iran, après les élections de 1997 et la présidence de Khatami, les
élections municipales de 1999 et celles du sixième Parlement
en 2000, montre une démocratisation croissante malgré les blocages
institutionnels, les fragiles acquis démocratiques étant de plus en
plus menacés par l’assaut des conservateurs contre la liberté de la
presse et les libertés politiques. Il n’en demeure pas moins que l’on
note, dans la plupart de ces sociétés, l’avènement d’un sujet démo-
cratique qui tente de lutter contre un système politique plus ou
moins fermé afin de promouvoir une société plus ouverte.
Les mouvements sociaux de l’Iran moderne
L’histoire de l’Iran moderne, depuis le début du XXesiècle, est
dominée par trois mouvements sociaux de grande ampleur. La
composante démocratique y a été minoritaire dans le cas de la
Révolution constitutionnelle, relativement prégnante dans le cas du
mouvement nationaliste de 1951-1953 et extrêmement faible dans
le cas de la Révolution islamique.
Le premier mouvement collectif est la Révolution constitution-
nelle (1906-1911) où l’on voit émerger les idées de liberté (horriyat,
âzâdi) et de justice (revendication des « maisons de justice », édâlat
khânéh), et de la nation (revendication d’une monarchie constitu-
tionnelle où le peuple serait souverain).
Le mouvement se termina dans le despotisme, puis, après la Pre-
mière Guerre mondiale, par l’avènement de la dynastie Pahlavi qui
ouvrit une longue période de despotisme modernisateur, jusqu’à la
Seconde Guerre mondiale et le départ forcé de Réza chah sous la
pression des alliés. Pendant cette période d’occupation, des formes
protodémocratiques de pouvoir virent le jour en Iran.
La guerre froide et la proximité de l’Iran et de l’Union sovié-
tique (1 500 km de frontières communes) n’ont pas joué en faveur
de la démocratie en Iran.
Le mouvement nationaliste de 1951-1953, malgré son caractère
hétérogène et éclaté, en dépit des dissensions entre les diverses
composantes du Front national (djébhé yé mélli) dans un monde
dominé par la guerre froide, et en particulier dans un Iran menacé
par l’Union soviétique, a eu sa première expérience démocratique
importante avec Mossadegh. Celui-ci prônait l’équilibre négatif,
une sorte de troisième voie marquée par le refus de la voie occiden-
Iran, nouvelle citoyenneté, démocratie 293
tale et de la voie soviétique – et proposait une version protodémo-
cratique du politique. Le légalisme de Mossadegh, son respect plus
ou moins grand des processus démocratiques et l’apparition d’un
projet de gouvernement et d’un système politique émanant du
peuple militent pour une interprétation nuancée du mouvement et
surtout, de la reconnaissance d’une dimension indéniablement pro-
todémocratique en son sein, malgré le populisme et les travers liés à
l’émergence de la jeune démocratie au sein d’un système politique
autocratique, marqué par la clôture des villages par rapport aux
villes à cause de l’existence de grands propriétaires fonciers absen-
téistes et réactionnaires.
La Révolution islamique de 1979 présente une image beaucoup
moins démocratique, du moins à ses débuts. Même si les intellectuels
qui ont contribué à la lancer ont revendiqué la liberté et l’ouverture
du système politique, on peut affirmer que nombre d’entre eux
étaient mus par des idéologies marxistes-léninistes, voire gauchistes
et que la démocratie était identifiée pour la majorité d’entre eux au
formalisme bourgeois1. Le devenir même de la révolution l’éloigne
de la démocratie, et, tout au long des années de la guerre contre
l’Irak (1980-1988) et jusqu’à la première moitié des années 1990, ce
sont les tendances antidémocratiques qui ont le dessus.
Le dernier mouvement populaire iranien montre le paradoxe de
l’histoire de l’Iran moderne. Dans l’ensemble, les transformations
sociale, culturelle et économique de la société par l’État despotique
et modernisateur des Pahlavis ont eu pour conséquence l’essor des
mouvements antidémocratiques après l’échec du mouvement mossa-
déghiste des années 1950, et ce sont les mouvements de guérillas
gauchistes ou marxistes-islamiques et pour finir, une révolution
populiste, qui en ont été les conséquences. Or, depuis la seconde
moitié des années 1990 on assiste à une inflexion nouvelle dans la
société iranienne : le mouvement révolutionnaire s’épuise et de nou-
veaux mouvements se profilent à l’horizon qui montrent, chacun à sa
façon, un contenu protodémocratique indéniable : les mouvements
des intellectuels, des jeunes à l’Université et des femmes.
Les mouvements démocratiques :
la nouvelle sécularisation du religieux
La révolution iranienne n’a pas eu pour unique conséquence le
renversement du régime du chah et l’instauration d’un régime
théocratique qui se fonde directement sur la version chiite de
294 Farhad Khosrokhavar
1. Cf. Farhad Khosrokhavar, L’anthropologie de la révolution iranienne, Paris,
L’Harmattan, 1997.
1 / 28 100%
La catégorie de ce document est-elle correcte?
Merci pour votre participation!

Faire une suggestion

Avez-vous trouvé des erreurs dans linterface ou les textes ? Ou savez-vous comment améliorer linterface utilisateur de StudyLib ? Nhésitez pas à envoyer vos suggestions. Cest très important pour nous !