UNIVERSITE PARIS IV-SORBONNE Ecole doctorale IV - Civilisations, Cultures, Littératures et Sociétés. Thèse, pour l’obtention du diplôme de Docteur de l’Université Paris IV-Sorbonne, Discipline: Etudes Anglophones. présentée et soutenue publiquement le 12 juin 2008 par Guillaume Plougoulm Citoyenneté et espace : développement, urbanisme, et culture politique dans la métropole de Durban (1996-2006). Directeur de thèse: Professeur Jean-Claude Redonnet. JURY: Rapporteurs: Christian Huetz de Lamps : Professeur, Géographie, Université Paris-IV Sorbonne. Thierry Leterre : Professeur, Sciences Politiques, Université Versailles Saint-Quentin-en-Yvelines. Jean-Paul Revauger : Professeur, Etudes Anglophones, Université Bordeaux-III Michel de Montaigne. 1 Une réussite démocratique fragile : Avec la tenue d’élections démocratiques inédites en 1994, le long combat antiapartheid accouchait d’un dénouement pacifique aussi surprenant qu’espéré. Une décennie a passée, et cette libération vaut toujours une moralité d’estime à l’Afrique du Sud. Il faut dire que, depuis, d’incontestables réussites ont visiblement affranchit la nation des heures les plus sombres de son histoire. La révolution institutionnelle a été brillamment menée. De fait, la démocratie sud-africaine apparaît tout à fait performante sur ce plan. Elle dispose notamment d’une Constitution qu’on cite fréquemment comme l’une des plus avancées au monde. D’inspiration marshallienne, cette dernière garantit aux citoyens un large éventail de droits (politiques, civiques, sociaux). Au-delà de ce bilan formel globalement positif, c’est aussi la manière qui suscite l’enthousiasme. La nécessité d’éviter un éclatement imminent ayant dicté la volonté d’impliquer la population dans son ensemble, c’est d’un véritable « atelier démocratique » qu’a émergé la « nouvelle » Afrique du Sud. Les fruits de cette approche novatrice s’exportent d’ailleurs largement. Les réformateurs peuvent en effet s’enorgueillir du fait que nombre des stratégies utilisées pour susciter le débat de la transition post-apartheid fassent désormais autorité de par le monde. Qu’on ne s’y méprenne pas néanmoins. L’ampleur du défi proposé à la jeune démocratie disqualifie l’optimisme à ce stade. Les attentes sont fortes et les chantiers nombreux. La lutte qui a traversé le vingtième siècle sud-africain stigmatisait un système oligarchique qui dénigrait le droit à la représentation politique de 80% de la population. L’obtention du droit de vote représentait alors le préalable fondamental sans lequel les aspirations de la majorité ne pouvaient être satisfaites. Il est logique, dès lors, que cet aspect civique ait longtemps préempté tout autre demande. La conquête du suffrage universel, en revanche, permit de libérer une deuxième génération de revendications – d’ordres socioéconomiques notamment. De fait, les attentes de progression sociale de la population étaient déjà grandes à la libération et sans doute sont-elles allées encore croissantes depuis. Il faut dire à ce sujet que la transformation, bien que remarquable sous de nombreux rapports, s’est cantonnée en grande partie au registre d’une « révolution formelle ». Malgré des efforts indéniables, le pays a jusqu’ici peiné à donner corps à sa vision en général, et à son volet social en particulier. Dans ce contexte post-apartheid qui a vu les inégalités socioéconomiques croître au niveau national, il paraît ainsi raisonnable de postuler la montée d’une certaine frustration dans les couches populaires. Dans quelle mesure une telle impatience démocratique saperait-elle les fondements de la « nation arc-en-ciel » ? L’exemple du voisin zimbabwéen est là pour rappeler, s’il le fallait, la fragilité d’une construction démocratique. Surtout, certains éléments poussent à réinterpréter l’enthousiasme initialement manifesté par les sudafricains à l’égard du projet démocratique. En 2006, le limogeage d’un haut dirigeant soupçonné de corruption a certes offert des gages de la capacité des institutions à pérenniser la « bonne gouvernance » nécessaire à l’exercice démocratique… gages immédiatement invalidés puisque ledit dirigeant a depuis réintégré les plus hautes sphères du pouvoir politique et semble promis à un bel avenir. Moins que ce retour en grâce, c’est surtout le mécontentement populaire qu’avait suscité le limogeage qui peut inquiéter au plus haut point. Cette réaction suggère en effet que l’attachement des sud-africains à leur démocratie s’est peut être moins structuré autour des principes que de ses incarnations – ce qui laisserait présager d’une marge de manœuvre considérable pour les dirigeants. Cette situation n’est évidemment pas souhaitable dans un cadre démocratique. Elle l’est d’autant moins en réalité que, si l’on 2 en juge par certaines prises de position intempestives,1 certaines de ces incarnations pourraient bien se faire l’instrument d’une régression populiste si on les laissait faire. À ce prisme, la lutte civique n’aura que peu perdu de sa pertinence dans l’aprèsapartheid. Le front s’est déplacé. Le développement constitue ainsi le véritable moteur de la construction démocratique post-apartheid. Il ne s’agit pas seulement d’améliorer le sort de la majorité. Il s’agit également, ce faisant, de lui donner quelques éléments qui valideraient son adhésion à la nation arc-en-ciel et à tout ce que cela représente. En somme, c’est la crédibilité de l’action politique en tant qu’émanation du nouveau système national qui est en jeu dans ce défi socioéconomique. Or, la concrétisation des promesses de la révolution est une tâche de longue haleine. Nul n’entend ici nier la difficulté de cette aventure socioéconomique. Il sera intéressant, en revanche, de tenter de jauger l’efficacité de cette forme de consolidation démocratique à ce stade. La ville de Durban, à bien des égards, offre un terrain d’étude privilégié pour appréhender ainsi le rapport qu’entretiennent les Sud-Africains avec la « nouvelle » Afrique du Sud telle que définie dans le projet post-apartheid. Un terrain propice à l’analyse : Sur un plan symbolique, tout d’abord, il était important d’ancrer une étude citoyenne dans un milieu urbain. Historiquement en effet, l’appartenance au groupe s’est souvent jouée dans la ville. Il est significatif de noter à cet égard que l’étymologie lie intimement la citoyenneté à la cité. Qui s’en étonnerait ? Après tout, il ne faut voir là que l’expression d’une vérité chronologique. S. Kalberg souligne dans ce registre que : « la première citoyenneté viable apparaît dans les cités médiévales autonomes… ».2 Historiquement avérée, cette parenté entre ville et appartenance est d’autant plus significative dans le cas qui nous occupe. Pendant l’apartheid effectivement, les nonblancs n’étaient pas seulement privés de citoyenneté. Ils étaient surtout exclus de la ville. On peut dès lors penser que sous l’incidence de ce précédent douloureux, les représentations de la ville et de la citoyenneté s’entrelacent peut être plus étroitement encore dans l’Afrique du Sud contemporaine qu’ailleurs… notre intérêt pour la gestation d’un sentiment d’appartenance à l’endroit d’une ancienne « citadelle blanche »3 n’en sera que plus légitime. Si l’on quitte maintenant la dimension symbolique de la ville en général pour aborder plus spécifiquement notre cas d’espèce, deux arguments seront susceptibles de renforcer ou, du moins, de mettre en perspective la pertinence d’une analyse sur la citoyenneté à Durban. Le premier élément découle de la composition raciale de la cité. La métropole durbanaise se démarque du schéma traditionnel de la ville sud-africaine en la matière. La plupart des cités mettent en présence une majorité noire et une minorité blanche. S’ajoute plus rarement une population métisse. En cela, la démographie durbanaise est inédite. Les origines africaine (68.3%), indo-asiatique (19.9%), européenne (8.98%) et métisse (2.89%) de sa population confèrent une originalité indéniable à la métropole.4 Elles font surtout de Durban la ville qui couvre le plus complètement la largeur du spectre démographique de la nation arc-en-ciel et, à ce titre, un espace particulièrement intéressant pour une analyse localisée des prolongements du projet post-apartheid. Le second élément procède de la représentativité socioéconomique de Durban. À nouveau, ici, on peut dire que le microcosme durbanais synthétise les dynamiques qui animent le groupe à l’échelle nationale. Ce mimétisme prend souvent la forme de défis. Durban, principale agglomération du KwaZulu-Natal, constitue notamment une destination privilégiée des phénomènes migratoires qui nourrissent l’urbanisation 3 rapide du groupe sud-africain. La cité comptait 1.058.000 migrants en 1996, soit 42% de sa population totale.5 Cela suppose une expansion démographique vigoureuse qu’il faut gérer. Une croissance démographique non jugulée n’aiderait que peu à la résolution des difficultés socioéconomiques qui affectent typiquement les villes sudafricaines.6 En l’occurrence, la liste des problèmes auquel est confronté le groupe durbanais est longue : emploi, santé, sécurité, logement, etc. Ainsi, on peut d’ores et déjà constater qu’un certain nombre de caractéristiques intrinsèques font de Durban un terrain propice à l’illustration de la relation des sudafricains au groupe post-apartheid. À ces causes endogènes s’ajoutent d’autres éléments, exogènes, liés aux recherches dont Durban a pu faire l’objet jusqu’ici. Certains aspects de la progression démocratique de Durban sont largement étudiés. Les domaines de la déségrégation, de la pauvreté, du logement et de l’informalité, pour ne citer que ceux-la, sont par exemple très documentés. La majorité des travaux scientifiques relatifs à la métropole omet en revanche de traiter de l’impact de cette progression démocratique sur le sentiment d’appartenance des individus qu’elle touche. La tendance et lourde. Elle s’observe d’ailleurs aussi dans le corpus traitant de l’Afrique du Sud en général. Au total, si ce que l’arc-en-ciel produit pour ses membres est relativement bien connu aujourd’hui, il semble en revanche que nous en sachions très peu sur ce que cette production peut susciter en retour d’attachement. Il y a là un espace que notre recherche se propose d’investir par un diptyque dont nous détaillons la structure dans ce qui suit. Une tentative de théorisation de l’appartenance arc-en-ciel. Outillage conceptuel. Dans la thèse, nous nous attachons d’abord à traduire la problématique que l’on vient de poser en concepts opératoires. Cela passe par un préalable théorique qu’on développe dans un premier volume du travail. Il s’agit à ce stade d’appréhender la complexité du rapport individu/groupe arc-en-ciel sous un angle causal. Toute la difficulté réside dans la nécessaire particularisation de la citoyenneté : un véhicule de l’appartenance portée par définition vers l’universalisme. Notre effort, en l’occurrence, s’appuie sur un modèle énonciatif. On dégage par ce biais un appareil linguistique formel qui trame la discussion. Quatre séquences résultent de cette tentative de théorisation de la situation d’énonciation citoyenne sud-africaine. La première séquence concerne la langue comme système et ce que ceci nous peut apprendre de la représentation du groupe. La seconde séquence s’occupe des relations causales susceptibles de s’organiser autour de l’appropriation de ce système. La troisième séquence vise les éléments contextuels qui informent la temporalité de l’appartenance (c'est-à-dire le monde concret dans lequel se joue cette appartenance). Enfin, la quatrième séquence analysera l’interlocuteur que ceci fait apparaître : les acteurs susceptible de faire évoluer cette temporalité en fait. Le groupe comme système : genèse d’une autoreprésentation. Il convient de souligner en premier lieu le caractère intrinsèquement politique de l’apartheid. En réalité, la ségrégation était avant tout un projet de gouvernement mis au service d’une conception fondamentalement déterministe de la nation. Les idéologues à l’origine du nationalisme afrikaner voyaient en effet dans le groupe 4 national l’expression d’une continuité historique – seule garante de l’épanouissement de l’individu. Leur projet, dès lors, avait une valeur quasi-métaphysique. Il s’agissait de promouvoir une logique de filiation censée sauvegarder le groupe – et, on l’aura compris, avec lui l’individu – de toute dénaturation. La ségrégation, dans ces conditions, avait une vocation humaniste. Le nationalisme afrikaner trouvait là le moyen de réaliser son destin supposé : la réalisation du potentiel de son groupe… mais aussi de celui des autres. Il va sans dire que la nation afrikaner restait prioritaire néanmoins. La conséquence première de cette évidence est que ce que l’idéologie présentait comme une campagne d’émancipation relevait en pratique d’une entreprise ethnocidaire. Les victimes ne pouvaient que résister à l’oppression. Le conflit, on le sait, dura presque quarante ans. Il faudrait ce que beaucoup continuent à considérer comme un miracle pour que l’Afrique du Sud puisse finalement en sortir. En fait de miracle, la transition post-apartheid s’est surtout largement structurée autour de l’idéal démocratique – opérant une redéfinition radicale du groupe sud-africain. Or il était impossible de simplement réorienter le système filiatif. La transition sudafricaine est allée au-delà en déplaçant le centre de gravité du groupe. Le philosophe politique remarquerait ainsi que, sous l’incidence de cet effort, le rapport entre l’État et la nation s’est inversé en Afrique du Sud. Précédemment, on était dans ce qu’il convient d’appeler une typologie romantique où la nation était antérieure à l’État. Toute l’action publique était mobilisée au bénéfice d’un groupe censé posséder une réalité propre et qui pouvait tout à fait, à ce titre, survivre à l’État. La libération a rendu ce romantisme obsolète. Elle a, au contraire, nourri la redéfinition du groupe sud-africain de références civiques. Ainsi, depuis la révolution constitutionnelle, l’État précède la nation en Afrique du Sud. C’est dire que le groupe n’existe plus en dehors du politique qui l’organise. On a quitté la ligne communautaire pour embrasser une ligne sociétale. En conséquence, la nation arc-en-ciel est un objet éminemment politique qui doit trouver sa légitimité dans un engagement des individus pour le projet démocratique qu’il matérialise. Ce glissement dans la définition du groupe bouleverse totalement les modalités d’appartenance. On naissait Sud-Africain (ou Zoulou, Sotho, Xhosa, etc.) du temps de l’apartheid. Depuis la démocratisation il faut théoriquement s’engager à être sudafricain. Chacun pourra observer que ceci recèle de difficultés supplémentaires. Il est aisé d’appartenir quand on ne vous demande pour cela qu’une couleur de peau, ou qu’une compétence linguistique… c’est chose moins aisée (certains diraient moins « naturelle ») lorsque cela impose de reprendre à son compte le seul véhicule unitaire qu’aient trouvé les démocrates sud-africains : le respect des particularismes et de la différence. La prochaine séquence explore justement plus particulièrement ce que la description de cette « nation de citoyens »7 à la mode sud-africaine qui nous aura occupé jusqu’à présent ne pouvait qu’effleurer : les relations causales qui s’articulent autour de l’appartenance arc-en-ciel que ceci suppose. La mécanique appropriative : l’appartenance arc-en-ciel et ses relations causales. Dès lors que la relation au groupe doit transiter par l’État, le discours scientifique s’enferre souvent dans une dichotomie droits/devoirs qui convient mal à la complexité du cas sud-africain. Actant de cette limitation, l’approche utilisée dans la thèse s’efforce de déborder l’étroitesse de ce qu’il convient de considérer comme une logique marshalliene en optant pour un examen qu’on pourrait qualifier de « culturaliste ». Plutôt que sur la typologie binaire du contrat (adhésion/non adhésion), on raisonne alors sur une palette d’objets relatifs au groupe – des micro5 représentations du système national en fait. L’appartenance, dans ce schéma, est un amalgame complexe qui recouvre la réalité de l’appropriation de ces objets par l’individu, Pour plus de clarté, on peut dire que les objets englobés dans cette alchimie complexe relèvent en réalité de trois classes distinctes. La reconnaissance regroupe tout ce que le groupe peut véhiculer de mythologie. Dans cette classe, les objets se réfèrent au groupe dans ses valeurs, sa symbolique, son imaginaire, etc. Vient ensuite une dimension métaphorique. Cette classe d’objets concerne les principes mis en avant par le groupe et censés régir le comportement de ses membres. Les indicateurs de cette classe concernent des objets largement introspectifs (mesures d’intérêt pour la vie publique, de participation politique, etc.). Enfin, la subdélégation sociale intègre la performance concrète du groupe dans le monde matériel. La classe d’objets éponyme doit alors pouvoir rendre compte de la diversité des prestations du pouvoir décisionnel (de l’efficacité de l’action publique en fait). À partir de cette classification sommaire, on peut distinguer plusieurs « cultures politiques »,8 c’est-à-dire plusieurs profils d’appartenance en fait. À de stade on évoque un premier principe de causalité de l’appartenance selon lequel chaque culture politique étaye une structure politique qui lui est propre. Ce subtil équilibre se décline en une hiérarchie cumulative. Au plus faible degré de l’appartenance, un individu n’intègre que les objets relatifs à la reconnaissance du groupe auquel il appartient. Le lien individu/groupe, quand il est aussi lâche, n’impose que peu de contraintes à la structure politique. De ce fait, ce mode d’appropriation convient particulièrement aux groupes traditionnels. À un niveau supérieur de l’appartenance, l’individu s’approprie en plus les objets qui relèvent de la subdélégation sociale. Dans ce cas de figure, on est en présence d’un individu typiquement associé aux formes de régimes autoritaires. C’est un sujet qui n’attend qu’une chose de la structure qui encadre le groupe : qu’elle respecte les règles préétablies. Si le sujet n’ambitionne à aucun moment de faire évoluer les règles, cette ambition est au contraire pleinement constitutive du dernier niveau de l’appartenance. À ce degré d’appartenance, le membre est aussi citoyen. Celui-là participe suffisamment pour maintenir la structure politique (et l’élite notamment) sous pression. Il correspond ainsi au type d’individu requis par le groupe démocratique. On notera que ce dernier ne conteste pas systématiquement la décision lorsqu’elle est prise, il octroie ainsi la marge de manœuvre nécessaire au bon fonctionnement du groupe. Ces fondations théoriques posées, l’analyse se tourne ensuite vers ce qui constitue son objet principal : l’élucidation de la causalité structure/culture. Avec cet inversement des perspectives, on explique notamment que l’appartenance procède de l’intériorisation d’un « calcul culturel » par l’individu. Ainsi, c’est la satisfaction de son intérêt personnel qui motive le rapport de ce dernier au groupe. On théorise alors la culture politique de l’individu comme la résultante de sa confrontation à la réalité du groupe, c’est-à-dire comme le fruit d’une expérience modulée par des paramètres socioculturels. Dont acte. Il convient dès lors d’aborder la réalité de l’arc-en-ciel dans son expression durbanaise. Les présents de l’arc-en-ciel à Durban : la preuve par l’espace ? La temporalité est un élément indispensable de l’énonciation linguistique où, si l’on simplifie, le présent informe le contenu du discours en organisant son rapport au monde. À certains égards, cet aspect temporel occupe une fonction similaire dans la 6 construction de l’appartenance. Il fournit ce cadre sociohistorique en dehors duquel, pour Bouillon,9 la citoyenneté ne peut faire sens. Or, comment l’individu se confronte-t-il au groupe si ce n’est dans ses évolutions quotidiennes ? En l’occurrence, quand il se rapporte à la temporalité du groupe, le présent n’est pas simplement historique mais aussi spatial. De manière plus spécifique à l’Afrique du Sud, ce présent est surtout largement prospectif. Ce n’est pas l’expérience du groupe en tant que telle qui informe l’appartenance ; c’est plutôt cette expérience rapportée à la représentation de ce groupe – son mythe fondateur en fait. En Afrique du Sud, ce mythe (la réalisation de l’arc-en-ciel) se situe clairement à l’horizon d’un futur. Le passé ne peut faire référence dans ce cas de figure. En conséquence, on examine ce différentiel futur/présent dans un triptyque qui nous sera désormais familier (reconnaissance, métaphore, subdélégation sociale). Sous ces trois aspects, le verdict que nous livre Durban est d’ailleurs indifféremment sévère. En matière de reconnaissance, par exemple, on voit que la structure de l’occupation résidentielle oppose toujours un démenti cinglant au « vivre ensemble » auquel engage pourtant l’arc-en-ciel. La tendance serait même plutôt à la régression de cette mythologie. À de rares exceptions près en effet (en voie de normalisation d’ailleurs), la mixité sociale est aujourd’hui moins présente à Durban que du temps de l’apartheid ! Pire, ce constat ne s’améliore que peu sous l’angle de la déségrégation relationnelle, pourtant par nature plus fluide. Il faut dire, et l’on rejoint là la dimension métaphorique de la réalisation arc-en-ciel, que les relations interpersonnelles sont largement marquées par la méfiance à Durban. L’altérité est crainte. Qui s’en étonnera ? C’est le moins qu’on puisse attendre du contexte de criminalité endémique qui affecte la cité. D’une certaine manière, c’est peut être aussi le moins qu’on puisse attendre du haut degré d’inégalité de développement qui caractérise Durban. Même si on laisse les données spécifiquement économiques de côté à ce stade de l’analyse, on voit bien en effet que la subdélégation sociale est encore largement polarisée dix ans après l’officialisation de la « nouvelle » Afrique du Sud. C’est certainement une évidence au regard de l’héritage laissé par l’apartheid, mais on croit tout de même bon de montrer à ce stade de l’analyse que la ville n’offre clairement pas la même prestation à ses usagers selon qu’ils pratiquent plutôt un campement informel, un township, un (ancien) quartier blanc ou une nouvelle périphérie d’évitement... Au total, quelle que soit la dimension qu’on choisisse pour l’appréhender, le différentiel entre le référent qui a guidé la révolution sud-africaine et la réalité durbanaise s’apparente à un fossé béant. La dernière séquence de l’effort théorique porte justement sur les possibilités de réduction de cette fracture démocratique. L’interlocuteur ou la question capacitaire. La théorie linguistique définit l’interlocuteur comme le destinataire du contrat d’énonciation. Ce dernier fait invariablement sienne la temporalité du locuteur. C’est d’ailleurs cette synchronisation qui garantie la continuité du sens dans l’échange allocutaire. La transposition de ce mécanisme à la problématique de l’appartenance durbanaise qui nous occupe se fait sans peine dans cette dernière séquence du cheminement théorique. Comme l’indique la logique linguistique qu’on vient d’exposer, c’est à sa volonté d’assumer la temporalité de l’énonciation (c’est-à-dire le présent 7 prospectif qui doit porter l’espace durbanais vers l’idéal démocratique) qu’on doit identifier à ce stade l’interlocuteur de l’appartenance. Cette identification recouvre d’abord une question de juridiction. Qui a autorité sur les espaces de Durban ? Si l’on s’en tient à une définition formelle, la question admet une réponse catégorique. En effet, tirant les leçons du passé et plus précisément du caractère paralysant de son atomisation institutionnelle, l’Afrique du Sud a rationalisé son administration territoriale. À Durban, cela s’est traduit par la constitution d’une large entité métropolitaine aux pouvoirs étendus. La municipalité d’eThekwini, c’est son nom, est ainsi théoriquement souveraine sur l’ensemble de la cité. En pratique, l’autorité métropolitaine n’est pas sans concurrence. Le gouvernement central, notamment, conserve des domaines de compétence qui l’investissent de fait de la gestion de large portions de l’espace durbanais. C’est vrai s’agissant d’espaces immatériels (eThekwini, cela n’a rien d’inhabituel, n’est pas libre de fixer ses impôts), mais surtout d’espaces physiques (les installations portuaires échappent totalement au contrôle municipal). À cette concurrence intergouvernementale, il faut ajouter celle, pragmatique, que proposent certains acteurs privés. On évoquera en particulier le cas d’un grand propriétaire terrien, soucieux de gérer à sa guise des possessions situées en partie dans le giron métropolitain (Moreland). Au total, l’identification de l’interlocuteur de l’appartenance durbanais émergera d’une configuration juridictionnelle relativement éloignée d’un monopole. C’est d’autant plus vrai, en fait, que l’autorité métropolitaine ne dispose pas de moyens suffisants pour assumer son mandat dans l’immédiat. Ces conditions difficiles laissent peu de choix à eThekwini : il lui faut augmenter ses ressources pour espérer assumer son statut. L’espace joue un rôle central à cet égard. Il représente de ce point de vue bien davantage qu’une cible du développement : c’est surtout l’outil qui doit permettre à Durban d’exister sur le marché mondial et de mobiliser à terme des acteurs économiques susceptible d’aider la municipalité à réaliser son mandat crucial. Conclusion partielle. Le premier livre de la thèse se referme sur un certain nombre de certitudes. Particularisée, la matrice énonciative aura permis de faire reposer le schéma de l’appartenance durbanaise sur un socle causal théoriquement solide. Surtout, le raisonnement aura permis de dégager deux questionnements qui permettront d’éprouver cette solidité supposée dans le monde réel. Dans quelle mesure la production de l’espace public durbanais souffre-t-elle de la tension que laisse supposer l’implication de plusieurs acteurs (on en a identifié au moins trois) aux moyens et intérêts divergents, parfois même contradictoires (économiquement, socialement parlant) ? L’espace public constitue-t-il réellement le lieu d’expérience indispensable à l’appartenance qu’indique la théorie et, le cas échéant, la qualité de l’expérience durbanaise peut-elle augurer d’un rendement civique satisfaisant ? Ce sont c’est deux axes de réflexion qu’aura fait émerger la théorie qui font l’objet du livre empirique à suivre. Les développements de l’espace métropolitain : des productions polémiques. Objectifs et méthodologies: 8 Peut-être en écho à la dualité de la question qu’il aborde, le livre empirique repose sur une véritable diversité méthodologique. L’essentiel du développement (cinq parties) est consacré à l’étude de la production de l’espace public durbanais censé renseigner l’appartenance de ses usagers. Ce propos repose largement sur un protocole d’entretiens qualitatifs menés qui nous a vu solliciter les principaux décisionnaires de l’espace métropolitain. La constitution du panel a découlé d’une analyse évènementielle. Les articles de presse, l’organigramme municipal, celui de Moreland, mais également les entretiens en eux-mêmes, ont ainsi permis d’identifier les protagonistes. Au total, ceci inclut indifféremment hommes politiques, urbanistes, économistes, journalistes, agents immobiliers, etc. Ce sont leurs discours croisés, et augmentés de l’analyse de différents matériaux écrits (législations, document municipaux, articles de presse, etc.), qui nous permettent de dessiner les grandes orientations suivies par la géographie publique durbanaise au cours de sa jeune histoire démocratique. Dans la forme, le livre empirique s’organise autour de quatre études de cas représentatifs de la diversité des approches, des convictions mêmes, quant à la manière de « produire de l’espace public » à Durban. À travers les prismes d’Umhlanga d’abord, de Point, du CBD et de Warwick ensuite, on tente ainsi de mettre à jour une ville tiraillée entre la tentation suburbaine et le recyclage du tissu urbain historique. Plus important encore compte tenu de la problématique construite par le livre théorique, notre examen s’attache à montrer que, dans son fonctionnement, l’espace public durbanais peine parfois à faire cohabiter des intérêts indispensables au développement économique d’une part et un usage démocratisé de la ville d’autre part. Au total, il s’agit de déterminer la mesure dans laquelle la « classe mondiale », l’« espace intermédiaire » et l’« espace de l’informel » (soit les différentes orientations de la production de l’espace public de Durban) concrétisent l’arc-en-ciel : s’agissant d’une certaine représentativité (reconnaissance), d’un certain respect de l’altérité (métaphore) et d’une certaine qualité de la prestation urbaine (subdélégation sociale). Une ultime partie du travail de recherche examinera le rendement civique de l’espace public durbanais. D’une certaine manière, on bascule à cette occasion d’une étude sur la production de l’arc-en-ciel à Durban à une analyse de la production de représentations arc-en-ciel à Durban… Ce basculement s’appuie sur un protocole d’entretiens quantitatifs à destination des usagers ordinaires de la ville. L’objectif est simple. Il s’agit de reconstruire les cultures politiques exprimées dans chacun des trois types de ville identifiés au préalable. On se base pour cela sur les orientations exprimées par les sondés vis-à-vis d’objets constitutifs de la représentation arc-en-ciel (dans ses dimensions de reconnaissance, de métaphore, de subdélégation sociale). La périphérie d’Umhlanga : une production spatiale totale. Comme beaucoup de métropoles de par le monde, Durban tend à s’étaler à mesure qu’elle croît. C’est particulièrement vrai du nord de la cité. Le site d’Umhlanga, surtout, fixe ainsi une concentration importante de nouveaux développements. Moreland, la société qui fournit les terrains à cette urbanisation rampante, assimile cette profonde redéfinition de l’architecture métropolitaine à un rééquilibrage. L’aménageur se félicite ainsi de ce bouleversement qui voit, selon lui, la métropole renouer avec une évolution « naturelle » longtemps contrariée par le carcan de l’apartheid… Il se félicite surtout de ce que, en se mouvant de la sorte, Durban vienne enfin à la rencontre de sa population, massivement nordiste (et suburbaine) dans les faits. 9 Ce discours humaniste ne résiste pas à une analyse rigoureuse. L’outil de mesure économique élaboré à cet effet montre que l’implication déterminante de l’aménageur dans le nord répond aussi à une rationalité économique relativement pressante – davantage en tous cas que son discours ne l’aurait laissé paraître. La suite de l’investigation révèlera que Moreland a fait bien plus qu’accompagner une urbanisation présentée comme « naturelle ». On prétend ainsi que l’engouement pour la périphérie d’Umhlanga a largement procédé d’un avantage différenciatif accentué à dessein par l’aménageur vis-à-vis d’un centre-ville en perte de vitesse. L’argument naturaliste s’effondre d’ailleurs tout à fait quand on montre que l’aménageur s’est en fait méthodiquement ménagé une autonomie productive afin de concrétiser sa vision différenciée. On développe alors l’idée selon laquelle Moreland, sans jamais poser une brique comme il se plaît à le rappeler, produit en réalité un véritable « espace total » à Umhlanga. Deux facteurs sont prépondérants dans cet argumentaire : la largeur de l’éventail des fonctions urbaines couvertes en l’espèce et le haut degré de contrôle exercé par l’aménageur sur cet espace. Ce dernier aspect, surtout, oriente la suite de l’examen. Quelle accessibilité pour le territoire de Moreland ? Le succès d’Umhlanga étant essentiellement à mettre au crédit de sa différence revendiquée, il semble relativement légitime d’émettre quelques doutes quant à la qualité de sa représentativité. L’analyse alimente ces craintes. À grands traits, on peut dire qu’en réalité la publicité d’Umhlanga ne s’affranchit pas d’une dimension de simulacre peu propice au brassage des populations. Loin de favoriser l’intégration de cette périphérie dans le système métropolitain, la pseudo-publicité d’Umhlanga sert avantageusement les intérêts économiques d’acteurs privés. L’espace d’Umhlanga, sous cet aspect, n’est pas produit pour l’usage de la foule anonyme comme le voudrait l’idéal démocratique. On affirme en effet qu’Umhlanga est moins un espace qu’un territoire – avec ce que ceci peut supposer d’instinct de « propriété ». De fait, Moreland affirme encourager l’appropriation de ce territoire par le plus grand nombre. Il s’agit pour l’aménageur d’encourager une décentralisation de la surveillance où chaque usager s’attacherait à défendre « son » territoire. En investissant ainsi le collectif d’une responsabilité sécuritaire, Moreland fait le pari d’abolir les murs. Une telle approche sécuritaire diffuse constitue une révolution dans le paysage durbanais. Cette audace est certes la matière d’une nouvelle différenciation potentiellement vendeuse. Dans la problématique qui est la notre, néanmoins, cette vigilance communautaire peut surtout générer des risques de dérapages. Sous la pression de la valeur foncière, le filtrage comportemental revendiqué à Umhlanga se mue parfois en un véhicule d’exclusion déterministe. La pseudo-publicité de ce territoire le promet ainsi vraisemblablement à une clientèle soigneusement ciblée (et aisée). Elle ne favorise en aucun cas la représentativité de ce point de vue. Pire, on démontre que le moyen terme n’augure de guère plus de progrès sur ce front de la mixité. Au total, socialement parlant, Umhlanga procède davantage d’une sécession que d’une véritable intégration métropolitaine. Peut-être, dans ces conditions, faudra-t-il plutôt chercher l’utilité de cet espace dans sa contribution économique à la communauté durbanaise ? Une périphérie rentable ? L’efficience polycentrique en débat. 10 La réussite économique d’Umhlanga ne souffre que peu de contestation. Ce qui fait largement débat en revanche, c’est l’identité de ses bénéficiaires. Moreland présente sa production spatiale comme la véritable locomotive économique de la métropole. L’espace d’Umhlanga serait, à en croire l’aménageur, un modèle de réussite dans l’adaptation à l’économie mondialisée. Moreland n’hésite d’ailleurs pas, de ce point de vue, à revendiquer la création de milliers d’emplois pour le plus grand bénéfice de son voisinage déshérité. Les responsables municipaux sont loin de partager cette analyse. Ils contestent en effet vigoureusement toute idée d’utilité économique d’eThekwini. À entendre ces derniers, la croissance périphérique est uniquement rentable pour ses promoteurs privés et pas pour la métropole dans son ensemble. Ils décrivent à Umhlanga ce qu’on ne pourrait désigner autrement que comme une économie de pillage. Ainsi, alors que Moreland revendique la création de 40.000 emplois, les économistes municipaux voient surtout là des emplois « volés » au centre-ville… Il ne nous appartient pas dans ce travail de trancher ce débat sur la portée économique d’Umhlanga à l’échelle de la métropole – même si on peut démontrer que les estimations de nouveaux emplois créés qu’avance Moreland sont sans doute optimistes. On peut en revanche affirmer que, quelle que soit l’ampleur de ce bénéfice économique, il aura nécessité des investissements considérables. Les responsables municipaux soulignent ainsi que, plus encore que de la faiblesse du nombre d’emplois créés, l’illégitimité d’Umhlanga s’explique par l’ampleur des ressources que cet espace a mobilisées. À bien des égards, l’évolution polycentrique incarnée par Umhlanga s’avère en effet insoutenable pour Durban. Contrairement à ce qu’affirme Moreland, Umhlanga a bien mobilisé des ressources municipales. En réalité, la municipalité a à la fois financé des investissements infrastructurels sur le site en tant que tel et sur le réseau avoisinant – saturé par cette urbanisation soudaine. Pour les responsables municipaux, il s’est agi d’une dépense municipale qui relève du gaspillage. Au rapport coûts/retombée, Umhlanga est en effet peu rentable pour la métropole – moins rentable en tous cas que d’autres espaces dans la métropole. Les responsables municipaux préconisent en effet un mode de développement métropolitain aux antipodes de cette aventure polycentrique. Le pari d’eThekwini : le développement de l’existant. Le constat municipal est simple : Durban peut difficilement se permettre de s’émanciper du schéma monocentrique qui l’a vu naître – si l’on prend en compte le surcoût qu’implique chaque unité d’infrastructure acheminée en périphérie notamment. L’objectif d’eThekwini, dès lors, consiste à utiliser pleinement le potentiel de la ville en augmentant les densités autour des infrastructures déjà en place. Elle s’appuie pour ce recyclage sur une idéologie rivale du polycentrisme cher à Moreland : « la ville compacte ». L’étalement en vigueur l’atteste pourtant, ce concept a d’ores et déjà perdu toute pertinence opératoire à Durban. Il conserve néanmoins une forte ambition idéologique et, en ce sens, son influence reste effective dans l’orientation que la municipalité souhaite donner au développement métropolitain. La municipalité prône ainsi un développement en petit périmètre. Elle entend pour cela redynamiser le centre et ses installations historiques. Sur cette ligne théorique, la municipalité met toute une série de moyens infrastructurels en œuvre pour recentrer le débat de la croissance durbanaise sur le cœur historique de la métropole. Tout porte à croire, de ce point de vue, que la municipalité durcit progressivement son approche à cet égard. 11 Elle use ainsi plus volontairement des leviers à sa disposition (infrastructure, décisions cadastrales, etc.) pour modeler une ville qui réponde à sa conception de l’intérêt général. Ce volontarisme montre certaines limites néanmoins. En réalité, l’essentiel des évolutions urbaines est l’objet de négociations et, de fait, rien n’est proscrit d’avance – fut-ce en opposition complète avec une architecture compacte. En pratique en effet, la municipalité ne fait que rarement obstruction à un développement même s’il est vrai en revanche qu’elle ne favorise non plus pas tout. On situe de ce point de vue son action dans une logique qui alterne incitations et dissuasions. Le centre s’attire l’essentiel des faveurs municipales. eThekwini y conduit ainsi nombre de projets porte-drapeau, comme autant de catalyseurs urbains. Ces projets infrastructurels à fort pouvoir structurant (réaménagement des plages, installation d’un réseau de fibre optique en très haut débit, rénovation du parc immobilier, etc.), couplés à une politique événementielle ambitieuse, doivent en effet à terme permettre d’accroître l’attractivité du centre historique… quitte à risquer l’encombrement en regroupant ainsi, pêle-mêle, fonctions sociales et économiques, ambitions locales et mondialiste dans un voisinage très étroit. Une ville à partager : les recyclages de Point et de Warwick. La réhabilitation de Point est emblématique de ce point de vue. Longtemps laissé à l’abandon, le destin de ce quartier central a pris un tournant radical en 2004 avec la livraison par la municipalité d’un centre de loisirs sur le site. Depuis, de nouveaux développements ont suivis qui n’ont cessés de confirmer la vocation de cet espace à jouer le rôle d’étendard du renouveau durbanais. Les signaux envoyés par cette initiative municipale sont nombreux. À l’échelle locale cet entrepreneuriat marque le retour aux affaires d’une municipalité un temps dépassée par les évènements… À l’international, il tend également à « mettre Durban sur la carte »… Économiquement parlant, le site semble ainsi s’engager dans la spirale vertueuse qu’on lui promettait. Les valeurs foncières sont au plus haut, l’activité devrait suivre et dynamiser les zones alentours. Socialement, en revanche, l’analyse de la gestion de cet « espace public » met en évidence quelques écueils potentiels qui ne sont pas sans nous rappeler les ambiguïtés relevées à Umhlanga. Cette concordance entre nos deux études de cas pose avec acuité la question de la compatibilité du développement (économique notamment) et de la publicité à Durban. La suite requalifie cette interrogation. Le centre historique de Durban représente, en effet, un microcosme de l’hétérogénéité métropolitaine. Si Point doit tirer ce dernier vers la « classe mondiale », ce mouvement ne concerne pas l’ensemble de cet espace. L’approche municipale, en effet, consiste à diviser cet espace en secteurs investis de fonctions différentes. Dans les six secteurs statutairement identifiés, on peut distinguer trois qualités de publicité. On vient d’évoquer l’espace public de « classe mondiale » dont on a décrit la gestion relativement rigide. Certains espaces du centreville n’ont pas vocation en revanche à atteindre ce niveau de gestion. Les zones adjacentes au quartier de Point ou le quartier des affaires, peuvent par exemple être comptés parmi ces espaces que la municipalité espère voir profiter de la spirale de réhabilitation urbaine lancée par les projets porte-drapeaux… mais sans faire l’objet d’une gestion aussi rigides que celle de la « classe mondiale » à terme. C’est là une autre qualité d’espace public observable dans le centre de Durban. Cette typologie spatiale ne fait pas l’objet d’une gestion particulière. A ce titre, on verra que la production spatiale est destinée répondre aux besoins de la classe moyenne métropolitaine. 12 Le troisième type d’espace public présent dans le centre historique, en revanche, est l’occasion d’une étude de cas dédiée. Cet espace est l’objet d’une gestion encore plus souple que dans les deux cas précédents. C’est l’espace de l’informel, dont on analyse en détail la production dans le quartier de Warwick. Fruit d’un autre recyclage urbain, spontané celui-là, le triangle de Warwick assume en effet un rôle très important dans le développement de Durban. Il est notamment central pour les couches les plus populaires du groupe. C’est vrai au plan économique, mais aussi en termes de transports, de charge symbolique, etc. Sa gestion n’oppose pour autant pas d’obstacle manifeste à la publicité si difficile à réaliser ailleurs… Au terme de l’analyse de cet espace, on disposera ainsi d’éléments qui permettent d’établir que ce n’est donc pas tant le développement (et notamment le développement économique) qui semblent imposer des contraintes avec une publicité caractéristique de l’arc-en-ciel à Durban mais peut-être plutôt les velléités de « classe mondiale ». Usages et appartenances : la ville civilise-t-elle ? À ce stade du raisonnement, il sera établi que trois types d’espaces publics sont produits à Durban : « la classe mondiale », l’espace de l’informel et, entre ces deux extrêmes, un espace intermédiaire. Aucun de ces espaces ne semble réellement correspondre à ce qu’on pourrait attendre d’un espace arc-en-ciel (conjuguant représentativité, respect de l’altérité et prestation fonctionnelle satisfaisantes). L’espace intermédiaire, à la rigueur, s’en approche. La classe mondiale apparaît en revanche peu propice à la représentativité – encore moins à Umhlanga qu’à Point d’ailleurs. Quant à l’espace de l’informel, force est de reconnaître que ses carences sécuritaires s’avèrent rédhibitoires s’agissant de concrétiser le respect de l’altérité caractéristique de l’arc-en-ciel – et ce malgré des efforts indéniables dans ce domaine, Dès lors, il s’agit de croiser ces diverses productions urbaines avec les cultures politiques exprimées par leurs usagers respectifs pour mettre en évidence des correspondances. On recueillera à cette fin les orientations exprimées par les usagers d’Umhlanga, du CBD et de Warwick vis-à-vis d’un ensemble d’objets représentatifs de l’arc-en-ciel. Ce sont là autant d’indicateurs qui nous permettront de reconstruire les cultures politiques respectivement présentes dans la « classe mondiale », l’espace intermédiaire et l’espace de l’informel. La relation potentielle entre pratique spatiale et appartenance peut être testée sous trois angles. On s’efforcera tout d’abord de mettre en parallèle les différents degrés de représentativité constatés dans les espaces et l’appropriation de la reconnaissance arc-en-ciel par ses usagers. Autrement dit : les Durbanais font-ils plus facilement état d’orientations positives vis-à-vis de la mythologie arc-en-ciel lorsqu’ils pratiquent un espace qui rend celle-ci intelligible ? Il s’agira ensuite de vérifier la synergie postulée entre le respect de l’altérité et l’appropriation de la dimension métaphorique de l’arc-en-ciel. Sous cet angle, on cherchera en réalité à déterminer si un durbanais qui pratique un espace où l’interpersonnalité est vécue de manière détendue s’empare plus aisément du destin de la cité qu’un pair fréquentant un espace où l’altérité est crainte – ce dernier étant supposé faire état d’orientations négatives en la matière. Enfin, sera explorée la relation éventuelle entre les prestations offertes par un espace à ses usagers et leurs orientations vis-à-vis d’objets représentatifs de la subdélégation sociale arc-en-ciel. Il conviendra, à cette occasion d’analyser si les Durbanais se montrent davantage en phase avec les décisions issues du processus politique lorsqu’ils pratiquent un espace qui leur offre une bonne qualité 13 de vie (urbaine) – c'est-à-dire, en réalité, lorsque qu’il témoigne d’un investissement de l’action publique pour le faire fonctionner correctement. Conclusion: Au total, le second livre constitutif de la thèse referme un certain nombre de questions que le cheminement théorique avait contribué à mettre en évidence. L’hypothèse de la tension spatiale, notamment, aura résisté au test empirique. Nos trois orientations spatiales de référence sont gérées de manières totalement différentes. L’équilibre entre publicité et intérêts économiques n’est pas le même à Umhlanga et dans le triangle de Warwick ou même à Point et dans le centre-ville. De fait, cette configuration urbaine extrêmement différenciée est aussi un constat d’échec relatif. Elle signifie toute la difficulté qu’il y a à concilier une certaine conception de Durban (en tant que vitrine mondiale) avec l’impérative appropriation de la métropole par le plus grand nombre. Outre cette problématique de tension spatiale, les données empiriques valident également l’hypothèse d’une fragmentation politique. Au-delà de la polarisation gestionnaire en effet, l’analyse empirique met également en évidence des variations importantes dans les modalités d’appartenance telles qu’on a pu les restituer à divers endroits de la cité. La conclusion générale qui suit évoque la pertinence qu’il y aura à lier ces deux fragmentations durbanaises avérées (spatiale et politique) en l’état des connaissances dégagées par la thèse. La thèse avait pour objectif d’analyser les chances de consolidation du groupe arcen-ciel dans une des principales villes d’Afrique du Sud. Durban génère-t-elle chez ses usagers un sentiment d’appartenance de nature à pérenniser le projet démocratique post-apartheid ? Les conclusions du travail apportent moins de motifs de satisfaction qu’on aurait pu en espérer en la matière. À Durban, de fait, la ville s’inscrit dans une juxtaposition rarement transcendée par les usagers, qui ne vivent l’espace public que de manière fragmentaire et extrêmement différenciée. Le livre théorique proposait de lier ces variations de l’expérience urbaine à la construction de l’appartenance. Est-il avéré que deux membres qui vivent différemment Durban, appartiennent nécessairement au groupe post-apartheid ? Sur cette question, les cultures politiques révélées par nos trois panels (les pratiquants de la « classe mondiale », de l’espace intermédiaire et de l’espace de l’informel) se sont avérées extrêmement différenciées. On ne peut, en revanche, établir avec certitude un véritable lien de causalité linéaire entre ces différenciations spatiales et les différenciations politiques. Toute la difficulté consiste à établir si les individus se construisent des appartenances diverses du fait d’un déterminisme intrinsèque (leurs différences sociologiques) ou du fait de leur exposition à des groupes différents dans leurs pratiques urbaines ? Le panel est trop réduit pour qu’on puisse avancer une réponse à cette question sur un mode « toutes autres choses étant égales ». La réponse statistique ne permet pas tout à fait de faire la part de ce qui relève d’une « détermination sociologique » et de ce qui s’inscrit plutôt dans le contexte d’une « détermination spatiale ». La seule corrélation espace/appartenance que l’on pourrait mettre en avant dans ces conditions expérimentales serait potentiellement polluée par des facteurs périphériques. Dont acte. C’est à une covariance, à défaut d’une corrélation, que le livre empirique permet de conclure sur cette question de la relation entre pratique spatiale et construction de l’appartenance à Durban. La covariance, elle-même, soulève de nouvelles présomptions. On suggérera, dans ce registre, que le déterminisme sociologique et le déterminisme spatial ne sont pas nécessairement antithétiques. On peut penser par exemple qu’un individu maître de 14 ses pratiques spatiales tendra certainement à conforter ses inclinations sociologiques par sa manière de vivre la ville… La synergie des variables sociologiques et spatiales, en revanche, est plus douteuse dans ces situations où l’usage d’un espace ne procède pas explicitement d’un choix – comme dans le cas d’une pratique professionnelle ou d’une pratique enfantine par exemple. Dans ces cas où les variables sociologiques et spatiales s’avèrent potentiellement conflictuels, quel déterminisme prime ? La thèse ne permet pas de trancher ce débat avec certitude. Mais ses conclusions posent des questions nouvelles. De ce point de vue, il faudra à l’avenir investir le champ de recherche durbanais en élargissant le panel d’usagers pour sonder plus avant le déterminisme spatial suggéré par nos résultats théoriques. On repoussera encore les limites théoriques et pratiques atteintes, en exploitant plus profondément les pistes tracées. J. Zuma, intronisé depuis président de l’ANC, s’est exprimé récemment en des termes ambigüs sur un retour éventuel de la peine de mort. (Mail and Guardian on line, Ben MacIennan, 23 novembre 2007, Cape Town « Zuma speaks out against crime in SA ». (http://www.mg.co.za/) 2 S. Kalberg, 'Cultural Foundations of Modern Citizenship', dans B. S. Turner (eds.), Citizenship and Social Theory (London: Sage Publishers, 1993) : 7. 3 P. Haski, L'Afrique Blanche. (Paris: Seuil, 1987) 4 Recensement de 2001, Statistics SA. (http://www.http://www.statssa.gov.za/census01/html/default.asp) 5 C. Cross, The City as Destination : Migration Trends in the Duban Metropolitan Area, Based on the 1999 Quality of Life Survey. Unpublished Report to Durban Metro Council, 2000) : 3. 6 Entretien, Obed Mlaba, 18.5.2006. 7 A. Bouillon, Citizenship and the City: the Durban Centre-City in 2000. 2002) 8 G. Almond et S. Verba, The Civic Culture: Political Attitudes and Democracy in Five Nations. (Princeton: Princeton University Press, 1963) 9 A. Bouillon, Citizenship and the City: the Durban Centre-City in 2000. 2002) 1 15