Extrait de la publication Extrait de la publication Extrait de la publication Bibliothèque des Idées Extrait de la publication © Éditions Gallimard, 1965. Extrait de la publication de sorte que, étant enracinés et fondés dans la charité, vous deveniez capables de com- prendre avec tous les saints quelle est la largeur et la longueur, la profondeur et la hauteur, et de connaître l'amour du Christ qui surpasse toute connaissance, pour que vous soyez remplis de toute la plénitude de Dieu. Paul (Éphésiens, III, 17-19). Extrait de la publication Extrait de la publication Introduction Tel qu'il est aujourd'hui employé dans la plupart des disciplines, le concept de structure ne tire-t-il son crédit et son prestige que d'une complaisante souplesse de sens? C'est dans des acceptions très différentes qu'on parle de « structures » en logique, en mathématiques, en physique, en sociologie, en économie politique, en physiologie, en anthropologie, en linguistique, sans compter l'esthétique et l'urbanisme ou les théories du caractère, du comportement, du commandement, de la décision. Au sens restreint et précis de système formel ou d'axiomatique, cette notion tient cependant en mathématiques une place dominante d'où elle tend à rayonner sur les autres sciences. Mais malgré les brillantes applications du formalisme à la phonologie et à certains secteurs de l'anthropologie et de l'économie politique, il est trop clair qu'on ne peut réduire à ce même sens l'ensemble proliférant de « structures » qu'on veut découvrir, jour après jour, dans les diverses activités humaines. Ne faut-il donc pas s'interroger aussi sur les motivations profondes de cet emploi et se demander si ce mot n'est pas d'abord un mot-refuge permettant d'éluder plus de difficultés qu'il n'en résout ou même n'en affronte? Dans l'actuel état de multi- plicité, de spécialisation et de mouvance des sciences dites humaines, il semble jeter un pont transversal entre les disciplines, il annonce partout des réductions, des fixations, des invariants, il laisse croire à de communes possibilités d'ancrage, de passages obligés, de mise en forme. Il rassure l'esprit. Il flatte ses besoins d'unité et de permanence. Mais ce mot-refuge n'est alors qu'un mot-piège. Les « structures » se multiplient. Il faut à leur tour les réduire, les hiérarchiser, les structurer. La méthodologie structuraliste est-elle déjà suffisamment systématique pour ordonner cette montée, cette convergence? Cet ordre génétique, peut-on même s'autoriser à penser qu'il existe? Même en phonologie et en anthropologie, la structuration reste La structure absolue pragmatiste et comme tâtonnante, elle n'avance que de proche en proche, et certes elle ne dénombre plus des objets mais des « structures », mais elle se contente de les dénombrer. Ainsi, à force de structurer, la structuration se perd. Très vite, on assiste paradoxalement à une dégénérescence du point de vue structuraliste et à un retour au point de vue classificatoire qu'on voulait dépasser 1. N'est-ce pas alors qu'on s'est trompé dès le début sur le contenu du concept lui-même, ou plutôt que ce dernier est seulement d'arrivée, non de parcours, et encore moins de départ, ce qui implique la mise au jour d'une méthodologie entièrement nouvelle? Le présent ouvrage essaiera de répondre à cette question. Au cœur du concept de « structure », on se contentera de reconnaître pour le moment, et quitte, une fois le parcours plus avancé, à effacer ces traces, la notion plus ou moins confuse d'une interdépendance globale entre éléments adéquats, le global induisant dans le local des propriétés dont ce dernier ne rend pas compte avant d'être intégré, ce qui implique le primat de la relation par rapport aux individus et, dans les esprits, une juste réaction contre l'atomisme qui construisait le tout biologique ou psychologique par parties juxtaposées ou associées. Cette « définition » procède d'une phénoménologie scientifique banale. Telle quelle, et ainsi que Lévi-Strauss l'a rappelé après Troubetzkoï, elle explique que toute « structure » reste longtemps inconsciente ou cachée pour paraître, il lui faut attendre que le dénombrement croissant des « parties » et de leurs fonctions plus ou moins « isolables » atteigne un point critique et provoque un brouillage de sens insupportable pour l'esprit, en sorte que cette complexité doit être à tout prix sommée et réduite. Le succès des thèses gestaltistes en psychologie illustre ce globalisme. Cependant, on ne saurait s'en tenir là, même empiriquement. Ce réseau de relations abstraites fait de lois de composition ou de voisinage, on peut le concevoir comme s'étendant de proche en proche à des globalités de plus en plus étendues, de plus en plus intégrantes, mais ce réseau reste spatial. Or il y a également des relations temporelles qui apparaissent avec le temps, et ce passage aussi veut être « structuré ». Les meilleurs auteurs reconnaissent que la « structure » est empreinte d'un caractère dialectique, ils notent que la structuration s'accompagne d'une tendance plus ou moins nette à un sens pri- vilégié d'évolution, et que se trouvent ainsi posées non seulement la notion d'unités hiérarchisées ou d'étage « supérieur » mais la structuration même de cette différenciation et de ces 1. G.-G. Granger Paris, 1960), p. 83. Pensée formelle et sciences de l'Homme (éd. Montaigne, Introduction émergences. En phonologie, par exemple, on ne se contente pas d'opposer l'unité locale ou « paradigmatique » du phonème aux unités globales ou « syntagmatiques » d'ordre supérieur, on ajoute une perspective dynamique par déplacement des équilibres globaux, ce déplacement obéissant à des règles d'économie « structurales » par lesquelles on essaye de fonder une physique des communications minimisant le coût de l'activité mentale. Autre exemple en histoire où, par une mutation qui est le produit des grandes crises géopolitiques, de grands ensembles continentaux se substituent aux anciennes nations fragmentaires et cloisonnées, après un passage par l'étape beaucoup moins stable des empires on cherche également à structurer ce passage. Dans tous les cas, synchronie et diachronie se confrontent dialectiquement. Cependant l'exemple de l'histoire est spécialement instructif. Rien de plus subjectif que la détermination d'un événement historique en tant que tel, aussi est-ce dans ce domaine que la prolifération des faits « isolés » et la difficulté, sinon l'impossibilité, de leur dénombrement entier requièrent avec le plus d'exigence la mise au jour des compositions. Mais la prolifération des « structures » possibles ne le cède en rien à la prolifération des événements. Il n'est rien de plus confus ni, à son tour, de plus subjectif que les notions de loi historique et de cycle d'histoire. Entre toutes les sciences humaines, celle du passé, qui oscille entre une description objective « pure et simple » des faits et une constitution, une re-création husserliennes du temps, offre le meilleur modèle qui soit pour montrer que les « structures » (au pluriel) deviennent évanouissantes. La plurivalence des événements en tant que pôles de structures n'a pas plus de fin que le nombre des événements lui-même. C'est qu'on ne fait pas sa part à la notion d'interdépendance. Il en est de cette notion comme de celle d'infini on ne peut la construire de proche en proche. L'interdépendance est universelle ou elle n'est pas. D'où la profonde naïveté du structuralisme s'il se contente d'être pragmatiste toutes ces structurations successives qui s'encastrent ou s'emboîtent les unes dans les autres mais s'enferment (le sachant ou non) dans des champs réduits sont, au sens étymologique du mot, aliénées elles coupent les liens avec l'universel. Aussi meurentelles vite, comme les fleurs coupées. Bien entendu, ces recherches de proche en proche ne sont pas vaines. Simplement elles satisfont à l'utilité, non à la vérité. Elles sont à la fois efficaces et rudimentaires, ce sont des outils bien définis mais d'emploi lui-même « limité ». C'est toute la méthode « linéariste » de la science expérimentale ou positiviste qu'il faut ici mettre en question. En matière d'épistémologie, on n'a plus le droit de Extrait de la publication La structure absolue commettre, dans la dynamique des « structures », l'erreur qui régna durant plus de cent ans dans la dynamique de la chaleur. On sait que la Deuxième loi de la thermodynamique, dite aussi loi de Carnot-Clausius ou principe de l'entropie croissante, règle les échanges de chaleur dans les espaces clos. Cette notion de clôture est essentielle. En toute rigueur, pourtant, rien de moins définissable la notion de clôture elle aussi est de pure approximation utilitaire. Je lève la main, je tends le bras et, ce faisant, je modifie la gravitation universelle, ce qui veut dire que j'agis jusqu'aux confins du monde. Assurément, dans leurs calculs, Newton et Einstein n'ont pas à tenir compte de mon geste, de portée infinitésimale, et d'ailleurs statistiquement compensé. Il n'en reste pas moins que les lois usuelles de la gravitation, qui n'intègrent qu'un nombre fini de variables, ne peuvent être en toute rigueur qu'approximatives. La science est obligée de faire des choix préférentiels entre les variables. Encore faut-il qu'elle connaisse ses limites et n'extrapole pas indûment, comme elle le fit jusqu'à Schrôdinger pour la loi de l'entropie croissante, en annonçant la mort thermique du monde, que rien ne permet de considérer comme un espace « clos », ou comme font aujourd'hui ceux qui parlent de la « théorie du champ unitaire » comme d'un sésame universel et définitif. C'est pour une semblable raison qu'il n'y a aucune possibilité « scientifique » de fonder réellement, c'est-à-dire universellement, le concept de « structure ». Même le formalisme mathématique n'y parviendra pas. C'est en vain que l'on demandera que la formulation structurale soit soumise à des règles logiques rigoureuses, c'est-à-dire en fin de compte qu'elle se moule dans une axiomatique. L'axiomatique unique, principe universel de déduction et d'explication, n'existe pas. Les axiomatiques mathématiques elles-mêmes sont multiples, et aucune d'entre elles ne peut prétendre jouer un rôle originaire, prioritaire ou intégrant. Déjà Kant avait souligné que l'univers en tant que concept n'est pas « réalisable » par l'esprit il est l'Idée inépuisable dont parle la Dialectique. De même, de l'unité de la substance on ne peut rien déduire logiquement, et Spinoza a montré une fois pour toutes que les attributs ne découlaient pas analytiquement de la substance, ni les modes des attributs 1. Sans avoir besoin de se référer à ce sujet au théorème de Gôdel, il suffit, pour comprendre les raisons profondes de cette impossibilité, de se rappeler que la formalisation mathématique, qui ramène la mathématique entière à l'arithmétique minimale, suppose pour se constituer l'existence d'un fonds 1. Ch. Ferrus Essai sur la signification de la logique (éd. Félix Alcan, Paris, 1939), p. 143. Extrait de la publication Introduction intuitif irréductible à toute formalisation, un domaine de base donné, non déduit et non déductible, qui est en quelque sorte le socle métaphysique inconscient de tout l'édifice scientifique. Le mathématicien Daniel Lacombe délimite comme suit ce domaine dont on ne discute pas « Nous considérons comme données les notions d'appartenance des éléments à un ensemble, de sous-ensemble ou partie d'un ensemble et de couple (ou « paire ordonnée ») constitué par deux éléments quelconques 1. » Mais pour fonder réellement le concept de « structure », c'est justement cette acceptation intuitive banale des notions de « tout » et de « partie », de « distinction » et d' « ordre », qui fait problème, en ce sens que la notion d'interdépendance universelle ruine ces notions. Se servir d'elles pour fonder le structuralisme, c'est admettre d'emblée ce qu'il faut fonder. Aussi bien, puisque la réaction structuraliste de la science contre ses propres « excès » de dénombrement est à son tour emportée dans la multiplicité, ce sont évidemment les données de base de la science qui sont en question. Le problème qui se pose alors est de savoir si, à titre de postulat, la notion de l'interdé- pendance universelle peut être substituée aux anciennes notions intuitives de base. Ici les notions de « partie distincte » ou de « parties ordonnées » sont évanouissantes. Le moindre atome contient l'univers. Les propriétés inhérentes se confondent avec les propriétés induites. Avant équivaut à après, au-delàà en deçà. Dans ce brouillage de toute limite, la seule « déduction » possible paraît tenir dans le célèbre aphorisme Tout est dans tout, qui peut passer, au choix, pour vaine tautologie ou connaissance suprême. Aucune science logico-déductive ne peut sortir de ce totalitarisme opaque qui ne permet aucune prise. Mais la « science » en tant que moyen de conquête du monde par l'homme doit-elle être obligatoirement logico-déductive? De bons auteurs parlent des conquêtes de la méthode « analogique », qui ne doivent rien à la déduction formelle. En se fixant sur l'ambition d'un structuralisme universel, peut-on imaginer une autre méthode absolument intégrante par laquelle c'est la notion même de « structure absolue » qui serait mise au jour? C'est ici un tournant capital, mais même si cette ambition se révèle absurde, il est clair qu'on ne peut la former qu'en sortant d'une philosophie du concept pour rentrer dans une philosophie de la conscience. C'est ce point qu'il faut maintenant étudier. 1. Voir La Notion de Structure el la Structure de la Connaissance (travaux de la XX. Semaine de Synthèse, éd. Albin Michel, Paris, 1957), p. 62. Extrait de la publication La structure absolue Il faut insister ici sur l'immense portée de la révolution husserlienne. Philosophie de la conscience, soit, mais pas de n'importe quelle conscience. Descartes partait lui aussi d'une telle philosophie, mais il manqua la véritable orientation transcendentale et aboutit à considérer un monde séparé, objet de science, et s'enferma finalement dans une philosophie du concept. Husserl apparaît juste au moment où cette science cartésienne connaît sa crise de linéarité et où son exigence de dénombrement entier des variables devient insoutenable. Aussi Husserl renverse-t-il Descartes et, voulant comme lui fonder radicalement la science, il réintroduit le monde dans la conscience. Le subjectivisme transcendentalouvre en Occident une ère philosophique nouvelle dont la grande majorité des « savants » ne soupçonne même pas l'importance. C'est que l'Ego transcendental, bien au-delà des catégories de la logique formelle, n'est pas comme l'Ego banal une sorte d'affirmation distraite du Moi, il est la prise de conscience de la conscience même, un pouvoir vécu, un acte premier qui exige pour être assumé une ascèse intellectuelle dont le moins qu'on puisse dire est que sa voie est moins démonstrative qu'intuitive et même illuminative. Dans un être donné, l'émergence de ce pouvoir n'a rien à voir avec le savoir scientifique accumulé Heidegger dirait qu'elle est de l'ordre de l'ontologique, non de 1,'ontique. Elle est liée à un niveau de connaissance, non de science. Nous posons ici la science comme analytique, la connaissance comme synthétique. La science établit des médiations entre le monde et la conscience, la connaissance est prise directe de la conscience sur le monde. La science cherche à établir partout des distinctions, des oppositions, elle est réductrice, la connaissance voit partout des complémentarités, elle est intégratrice. Déjà l'on comprend que la notion de structure est, dans l'absolu, affaire de connaissance, non de science, mais on se tromperait gravement si l'on affectait cette vision du caractère un peu trouble que la science dénonce dans les états de la conscience naturelle, avant qu'ils soient médiatisés par elle. On sait combien ces états apparaissent à la science comme trompeurs, comment elle les qualifie de grossiers, mystiques ou irrationnels. Toute la conception que se fait Husserl de la conscience transcendentale témoigne au contraire d'une exigence rationaliste fondamentale. C'est là le cœur de la doctrine et de la praxis husserliennes. Quand il veut distinguer philosophie de la conscience et philosophie du concept, un logicien comme Jean Cavaillès ne veut voir dans tout fait de 1. Nous écrivons transcendental et non transcendantal pour distinguer le transcendental husserlien du transcendantal kantien. Introduction conscience qu'un acte opératoire isolé ayant pour corrélat une essence et pour qualité l'évidence, tandis que le concept est pour lui la systématisation d'actes opératoires multiples ayant pour corrélat une structure et pour qualité la cohérence 1. Ces nouvelles distinctions ne sont pas vaines, mais elles sont le fait de la science elle-même conceptuelle et non de la connaissance. Ici non plus il ne faut pas compter sur les scientifiques pour dialectiser ces « oppositions » qui réintroduisent d'emblée, par une naïve et fatale pétition de principe, la notion de conscience « isolée ». En ce point de mon exposé, on me fera sûrement remarquer que Husserl, lui aussi, prend pour point de départ l'Ego individuel. Son intersubjectivité transcendentale reste une activité personnelle de cet Ego, qui est ainsi posé avant le Nous et à plus forte raison avant le Soi. Husserl le précise lui-même à la fin des Méditations cartésiennes sa phénoménologie de l'intersubjectivité est basée sur une « égologie solipsiste2 ». Cette démarche de proche en proche, fidèle à la méthode universitaire, nous poserait de graves problèmes si le caractère transcendental de l'Ego husserlien ne le distinguait fondamentalement, malgré son « isolement », de l'Ego naturel. Comment ne pas me souvenir ici que ce qui m'a le mieux ouvert à l'œuvre de Husserl, au point de m'en décou- vrir d'un coup le caractère initiatique et prophétique, ce sont les phrases célèbres des Méditations cartésiennes et des Idées qui témoignent de l'irréductible confiance de Husserl dans l'intercommunication, la communion et même la fusion des consciences? Comment ne pas interpréter dans le sens le plus large ces affirmations qui fixent à l'être, comme seule voie du fondement radical des sciences, celle « d'une pleine, entière et universelle prise de conscience de soi-même, monadique d'abord, intermonadique ensuite3 », tout en ajoutant que « la conscience absolue, à titre de champ, [.]est accessible à une investigation intuitive et se prête à une infinité d'évidences de la plus haute dignité scientifique4 »? Il y a là une vision de l'intersubjectivité universelle et de la conscience absolue que je veux prendre non seulement comme fin mais comme postulat, même si Husserl, dans sa prudence universitaire, déclare que seule une série infinie d'études peut lui conférer la clarté. L'orientation transcendentale de l'Ego sauve celui-ci de l'isolement et du pointillisme. C'est l'accession de cet Ego à une prise de 1. G.-G. Granger 2. E. Husserl 3. E. Husserl op. cit., p. 180. Méditations cartésiennes (éd. Vrin, Paris, 1947), p. 133. op. cit., p. 134. 4. E. Husserl Idées directrices pour une phénoménologie (éd. Gallimard, Paris, 1950*, p. 181-185. Extrait de la publication La structure absolue conscience de sa conscience même (et pas seulement des contenus de celle-ci) qui donne une validité immédiate et universelle à ses nouvelles intuitions et fonde, au-delà du rationalisme déductif, un nouveau rationalisme. La conscience naturelle connaît des évidences naïves qui sont situées en quelque sorte en deçà de la science et que celle-ci à juste raison récuse ou invalide. Au contraire, les intuitions de la conscience transcendentale, bien qu'immédiates comme toutes les intuitions, sont situées en quelque sorte au-delà de la science, elles sont le fruit d'une science intégrée, incorporée, qui n'a pas plus besoin d'analyser et de déduire que nous n'avons besoin de consulter un manuel de physiognomonie pour lire dans un visage connu, une science devenue connaissance. C'est ce nouveau type de validité que nous appelons à l'appui non plus du concept mais de l'idée de Structure Absolue cette idée ne peut surgir valablement que pour une conscience transcendentale. Aussi bien Husserl, extrapolant hardiment sa propre démarche de proche en proche, n'hésite-t-il pas à annoncer que sa phénoménologie, si elle est « pleinement et systématiquement déve- loppée », est « une authentique ontologie universelle1 ». Plus tard, dans le corps du présent ouvrage, nous verrons comment cette démarche linéaire a privé l'édifice husserlien du socle métaphysique et ontologique que réclament aujourd'hui pour lui les meilleurs de ses épigones. Pour le moment, contentonsnous d'affirmer que la notion de l'interdépendance universelle considérée comme postulat de départ interdépendance qui implique l'intersubjectivité d'un Nous transcendental ou, mieux, d'un Soi (au sens védantiste), c'est-à-dire la présence universelle d'une conscience absolue constitue le corps métaphysique implicite qui peut le mieux servir de base à toute philosophie conceptuelle ou explicite et restituer à cette dernière une conscience exacte de sa portée, c'est-à-dire la rendre réellement scientifique. Prisonnière de la forme banalisante et démotique de son enseignement, l'université ne peut que saluer de loin l' « absolu » en en faisant simplement l'index de ce qu'elle n'atteindra jamais. Mais il est des prudences de langage qui ne cachent que des routines de méthode, qui sont ellesmêmes le produit d'un long mandarinat. Le temps paraît venu d'un changement radical qu'appelle à lui seul, pour répondre à une réaction désordonnée, la clarification de la notion confusionniste de « structure ». Il s'agit de mettre à la base des sciences une métaphysique régénérée, rejetant toute formulation scolastique au profit d'une activité conscientielle réelle, 1. E. Husserl Médilalions cartésiennes (éd. Vrin, 1917), p. 132. Extrait de la publication Introduction c'est-à-dire d'une connaissance ou d'une sagesse. Une telle métaphysique engage bien entendu des formes d'enseignement fort différentes de celles de l'enseignement actuel de la philosophie, qui ne produisent, au choix, que des érudits éclectiques ou des sectaires. On sait à quel point la « métaphysique » est aujourd'hui discréditée et comment elle est condamnée, surtout par ceux, logiciens, mathématiciens formalistes ou autres, qui s'appuient sans le reconnaître sur les présupposés métaphysiques les plus « lourds ». Nous qui ne condamnons rien, même pas cette condamnation, reconnaissons sans peine que le postulat de l'interdépendance universelle est un présupposé métaphysique et au moins l'avouons-nous comme tel, non sans pouvoir nous référer à ce sujet à d'illustres parrainages. « Toutes choses, écrit Pascal, étant causées et causantes, aidées et aidantes, médiates et immédiates, et toutes s'entretenant par un lien naturel et insensible qui lie les plus éloignées et les plus différentes, je tiens impossible de connaître les parties sans connaître le tout, non plus que de connaître le tout sans connaître les parties. » De même Descartes « Il me vient en l'esprit que l'on ne doit pas considérer une seule créature séparément, lorsqu'on recherche si les ouvrages de Dieu sont parfaits, mais généralement toutes les créatures ensemble car la même chose qui pourrait peut-être avec quelque sorte de raison sembler fort imparfaite si elle était toute seule se rencontre très parfaite en sa nature si elle est regardée comme partie de tout cet univers. » Simplement nous ajoutons tout de suite que ce postulat, même s'il est créateur d'un vertige spirituel inapaisable et tire à jamais la conscience hors du repos, est d'un poids métaphysique aussi léger que possible et surtout qu'il a pour lui de ne rien rejeter, de n'introduire aucune négation, de ne prononcer aucune exclusive. Répétons aussi que, pour nous, parler d'interdépendance ou d'intersubjectivité universelles et de conscience absolue sera une seule et même chose il n'y a là aucune extension de nos données. Voir la conscience, l'intelligence et la connaissance partout, et à leur plus haute clarté, en faire l'étoffe unifiante du monde, attribuer la vision de la diversité, des particularités, des « oppositions », à une insuffisance provisoire de notre vision est au moins, aussi « naturel» que d'admettre la multiplicité comme un fait originaire et définitif. Pourquoi l'intelligence et la conscience seraientelles moins universelles que la gravitation? La terre aussi est un homme, disait Swedenborg. Accordé à ce postulat, notre ouvrage paraîtra ainsi se situer au confluent de deux courants que rien ne semble pourtant destiné à rapprocher, celui d'une certaine pratique husserlienne et celui de la tradition ésoté- Extrait de la publication La structure absolue rique, pour laquelle ce postulat est un dogme indiscuté. Ce fait n'est pas niable, il est même beaucoup moins paradoxal ou inattendu qu'il ne paraît, encore faut-il éviter à ce sujet un malentendu et s'entendre sur la portée que je donne à ladite tradition dans cette confluence. On a voulu me faire passer pour un ésotériste « pur », alors que l'ésotérisme np fut jamais pour moi qu'un appui ou un palier dans une montée plus ou moins tâtonnante. Assurément, je crois à l'existence d'une tradition cachée, unique et universelle, vieille comme les siècles, dans laquelle s'enracinent toutes les religions et tous les symboles. Bien que les textes ou les récits qui nous la transmettent ne nous soient parvenus que voilés ou amputés, leur ensemble n'en possède pas moins une force de conversion incontestable qui peut être d'un précieux effet sur les esprits encore encombrés du fatras des religions socialisées et moralisantes. Tel fut mon cas. Mais, cette étape franchie, il me fallut bien reconnaître que le climat de l'ésotérisme n'était ni pur ni serein. La plupart des commentateurs ne remarquent pas que l'ensemble ésotérique superpose deux couches de connaissances tout à fait distinctes d'abord un corps métaphysique de base, qui rassemble les postulats globalistes dont j'ai parlé, auxquels on adhère ou on n'adhère pas, mais qui ne souffrent pas plus de mise en forme logique que le corps des postulats impliqués par les sciences; au-dessus, toute une masse de gloses, de développements et d'excroissances d'ordre théologique ou ontologique (par exemple, les dogmes trinitaires ou triadiques, le symbolisme de la croix, la « valeur » des nombres, la théogonie kab- balistique des Séphiroth, en bref tout l'ensemble des symboles isolés et des mythes) qui sont autant de superstructures diverses dont la cohérence et la liaison avec les postulats apparaissent parfois fort mal. C'est peu de dire que ce second ensemble n'a aucun caractère d'évidence, d'unité ou de rigueur philosophique. On nous le présente comme une transcendance alors qu'il renvoie visiblement à de la pensée et de l'histoire humaines. Toute une littérature mystique, poétique ou pseudo-philosophique s'en est emparée, ce qui n'empêche pas la grande majorité des ésotéristes de l'accepter comme tel, sans s'occuper de le fonder et de le reconstituer comme expérience vécue, c'est-à-dire de faire de cette redécouverte l'équivalent d'une création. C'est que la plupart des ésotéristes sont des érudits, non des philosophes. La conséquence est grave. Incapables de faire cet effort de rigueur, c'est-à-dire d'obéir à cette exigence rationaliste qui anime toute pensée réellement vivante, ils préfèrent voir dans la raison une superstition « moderne » et donner tous les pouvoirs à un mystérieux et intuitif « supramental » qui les dis- Extrait de la publication Introduction pense de raisonner. Aussi enferment-ils la conscience dans une lettre préexistante, une « vérité » donnée une fois pour toutes dans un lointain âge d'or, et se veulent-ils les contempteurs inconditionnels du monde moderne. S'ils « vivaient » réellement la métaphysique dont ils parlent, s'ils incarnaient vraiment la sagesse perdue et les valeurs de qualité qu'ils opposent sommairement à notre prétendue soumission au règne de la quantité, ils reconnaîtraient que tout a un sens positif, même l'âge noir où nous sommes, dont ils exalteraient la puissante compression, gage d'une haute densité de pensée. Quelle que soit dès lors l'hypothèse que l'on forme sur l'origine dela connaissance ainsi transmise, qu'on l'attribue à une révélation transcendante, une perception illuminative de symboles et d'images ou, au contraire, au produit d'une réflexion claire dont l'expression aurait été ensuite volontairement voilée, j'ai toujours pensé qu'un effort de reconstitution et même de démonstration s'im- posait. Pourquoi six jours de création, et non cinq, ou sept? Pourquoi un Dieu trinitaire? Par quelle genèse passe-t-on de la « grande triade » à la croix et à l'arbre séphirotique? C'est un fait digne d'attention que les « structures» surabondent dans l'ésotérisme au moins autant que dans les sciences humaines et qu'elles y appellent également une explication génétique, une unification. En moi, la rencontre apparemment fortuite de la phénoménologie moderne et de l'ésotérisme fut à bien des égards éclairante. Vers 1950, alors que je me préparais à fonder avec quelques amis venus de divers horizons le Cercle d'Études Métaphysiques, je me préoccupais donc de « démontrer » phénoménologiquement la « gnose », et notamment la gnose juive. Certes, je pressentais que je partais à la recherche d'une méthodologie d'un type nouveau, à la fois structuraliste et transcendentale, permettant de dépasser partout les oppositions et de les intégrer dans une complémentarité universelle unifiant leur sens. Mais ce nouveau Discours de la Méthode, ou, si l'on veut, cette « Nouvelle Kabbale » réclamée un jour par Kafka, ne pouvait se réduire à une formalisation vide en termes husserliens, elle ne pouvait être authentiquement constituante qu'en se rapportant sans cesse à une connaissance, c'est-à-dire à un contenu perçu ou intuitionné, visé de conscience (noème) distinct de la visée (noèse) qui primitivement le contenait, cet acte à son tour étant noétiquement visé dans un retour de la conscience à elle-même. Autant dire qu'une description purement formelle de la méthode ne suffisait pas c'est toute la difficulté de la Extrait de la publication Extrait de la publication