Penser les troubles de l’existence avec Roland Kuhn
L’INFORMATION PSYCHIATRIQUE VOL. 84, N° 5 - MAI 2008 429
Husserl comme ce qui relève du propre ou, en référence à
Heidegger, comme un mode de l’habiter. Le corps vécu est
en effet ce phénomène primordial par lequel nous entrons
en contact avec le monde de façon pré-réfl exive, c’est-à-
dire encore non intentionnelle, et par lequel s’instaure la
confi ance primaire qui nous unit à lui, ce socle premier qui
constitue le soubassement de tout notre développement
affectif, social et cognitif.
À travers la corporéité advient, au sens propre, cette
co-naissance du moi et du monde, forme première de notre
ex-sister. Comme le remarquent Jean Naudin et al. : « Pour
la phénoménologie, la vie de la conscience ne se résume
pas à la vie de l’ego, elle est existence (ek-sistence) en ce
sens où elle se situe bien plus dans ce qui tend le moi vers
le monde et ce en quoi aussi le monde se donne passivement
au moi que dans la vie d’un sujet simplement conscient de
lui-même et de ses motivations… La corporéité vécue est au
fondement de notre style existentiel. Sur le plan des struc-
tures existentielles, la corporéité vécue est à la fois struc-
ture d’action et structure réceptive, elle est simultanément
se mouvoir, percevoir et sentir. Mon corps n’est pas simple-
ment un objet dans le monde, une machine, un outil parmi
d’autres. Il est aussi ce qui me permet de saisir les objets
dans le monde : c’est ma main qui me permet d’utiliser les
outils que je rencontre dans le monde, c’est avec elle aussi
que je peux toucher et caresser le corps de l’autre [17]. »
Mareike Wolf, dans Théorie de l’action psychothéra-
pique [19], avait déjà souligné combien « l’inconscient
freudien est pensé positivement, chez Binswanger, sous
forme de la corporéité », en insistant sur cette idée que « le
recours binswangérien à l’ontologie ouvre à une probléma-
tique du langage qui, en un sens, fait défaut chez Freud »
[19]. Aux yeux de Roland Kuhn en effet, le langage est bien
chez Freud comme chez Binswanger ce lieu primordial
qui recèle en lui un savoir relatif à l’existence : « L’objet
de la psychologie, écrit-il, n’est pas un état de chose ou un
étant, ni non plus un objet, mais un existant qui apporte
avec lui ses propres mesures et une mobilité qui déplace
les problèmes. Pour tous deux, l’homme est un être qui
se signifi e même là où il se masque ou semble absent de
soi. D’où l’intérêt majeur qu’ils portent au langage, aux
troubles organiques du langage, aux problèmes linguisti-
ques. La parole en fonctionnement, qu’elle soit droite ou
oblique, cohérente ou dissociée, déplacée, condensée, liée
ou libre, leur est plus révélatrice des structures de l’exis-
tence que toutes les données immédiates de la conscience.
C’est justement parce qu’il est un langage – sémantique
chez Freud, stylistique chez Binswanger – que le rêve
exprime l’existence, est une forme ce celle-ci [1]. » Ainsi,
selon l’expression de Binswanger, « la langue commune
est ce qui pour nous fonde et pense » [1], avant le poète et
le penseur.
Dans L’œuvre de Ludwig Binswanger, son origine et
sa signifi cation pour l’avenir [11], Roland Kuhn évoque
encore comment la rencontre du patient et du thérapeute
s’opère à partir d’un dévoilement des structures fonda-
mentales de l’existence humaine, à la fois spatiales et
temporelles, qui participent d’un monde commun. Les
mouvements expressifs, corporels et verbaux, suscitent
en effet une dynamique commune, un climat affectif et
esthétique par lequel les hommes entrent en relation et
se comprennent, fût-ce au prix même de s’opposer. Et la
parole, comme le remarque Binswanger dans Langage et
pensée, ne surgit que sur un fond d’écoute et de silence :
« L’écoute, le silence éloquent dans l’accueil et l’accom-
plissement des pensées du partenaire, est déjà une forme
de réponse, un mode et une façon de se rencontrer dans la
parole [11]. » Ainsi, dans le faire silence réside la condi-
tion de possibilité même d’un échange possible, au sens
où la transcendance de la rencontre avec l’autre dessine
pour la parole propre une liberté capable de fonder. D’une
certaine façon, nous ne parlons jamais vraiment qu’à briser
ce silence premier et la parole ne se déploie tout à fait
qu’à confi ner au silence, dans un certain voisinage avec la
poésie, comme Heidegger l’évoque à propos de Hölderlin
en un aphorisme souvent commenté, tiré de Andenken :
« Was bleibt aber, stiften die Dichter. » (« Mais ce qui
demeure, les poètes le fondent. »)
Ainsi, les rythmes, les scansions et les achoppements
de la parole sont-ils constitutifs du dire et demandent à
être entendus dans leur plénitude, précisément parce que
la parole ne saurait être réduite à une quelconque commu-
nication qui ne véhiculerait que message et information,
faisant fi du transfert qui s’amorce dans toute rencontre
avec l’Unheimlich que suscite en soi la présence même de
l’autre. Comme le remarque Roland Kuhn, « la rencontre
de Binswanger avec son malade, avec l’autre, l’homme
vivant devant lui, ou avec la rencontre de l’œuvre d’un
homme, sur le plan soit artistique, soit psychopathologique,
est tout d’abord une rencontre avec l’inconnu, inconnu
par sa nature biologique et pulsionnelle et inconnu par sa
façon d’exister dans cette nature, d’y acquiescer avec elle.
Ce que Binswanger sait d’avance, c’est qu’il doit se laisser
faire par le mouvement existentiel qui se manifeste par la
liberté de sa relation avec son malade ; celle-ci devient
alors une rencontre ouverte » [11]. L’ouvert, comme l’a
montré Kierkegaard, est ce qui du sein de l’existence se
refuse à faire système. Et c’est bien parce que le processus
de subjectivation ne saurait se subsumer sous une doctrine,
ni se laisser enfermer dans un protocole, que Kuhn se
montre toujours fort circonspect vis-à-vis des interpréta-
tions préétablies qui apparaissent arbitraires au patient.
Dès lors, la prescription première qu’il adresse au psycho-
thérapeute est-elle celle qu’il emprunte au Méphisto du
Faust de Goethe : « Grau, teurer Freund, ist alle Theorie,
und grün des Lebens goldner Baum. » (« Grise, cher ami,
est toute théorie, et vert l’arbre doré de la vie. »)
Citant Binswanger, « l’être psychiatre ne peut se
comprendre sans la compréhension de la transcen-
dance comme liberté de donner un fondement » [11],
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