THÈSE DE MAÎTRISE
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COMMENT PENSER LE
POLITIQUE ?
Les tâches contemporaines de la philosophie politique
selon Raymond Geuss, Chantal Mouffe et Pierre Manent
Thèse présentée par
Étienne Brown
Département de philosophie
Université d’Ottawa
Juillet 2011
Directeur : M. Daniel Tanguay
Membres du comité : MM. Douglas Moggach et David Robichaud
© Étienne Brown, Ottawa, Canada, 2011
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Résumé
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Cette thèse concerne la pensée de trois auteurs qui s’interrogent quant à la manière dont les
philosophes politiques devraient procéder pour en arriver à comprendre et à juger les
phénomènes politiques de manière adéquate : Raymond Geuss, Chantal Mouffe et Pierre
Manent. Plus spécifiquement, elle se propose d’étudier les critiques que ces derniers
dirigent à l’endroit de l’approche dominante en philosophie politique contemporaine et qui
est à leur avis le mieux exemplifiée par l’œuvre de John Rawls. Aux yeux de ces derniers,
cette approche, qui consiste essentiellement à s’engager dans une réflexion abstraite sur la
nature de la justice définie comme l’ensemble des droits politiques dont les citoyens
devraient légitimement pouvoir jouir, souffre d’un important manque de réalisme, c’est-à-
dire qu’elle reflète très peu la délibération dans laquelle les citoyens et les hommes
politiques doivent concrètement s’engager pour faire face aux problèmes politiques réels.
Dans un premier temps, l’auteur expose les objections que Geuss, Mouffe et Manent
formulent contre la philosophie rawlsienne et il présente les fondements de la pensée de ces
trois auteurs. Il s’efforce ensuite de vérifier si leur critique du normativisme abstrait en
philosophie politique nous permet toujours de penser un certain fondement aux jugements
politiques.
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INTRODUCTION! 3!
CHAPITRE!1.!RAYMOND!GEUSS!:!UNE!PHILOSOPHIE!POLITIQUE!HORS!DE!L’ÉTHIQUE! 12!
1.1#Les#leçons#de#la#philosophie#allemande#14!
1.1.1!Nietzche!et!la!méthode!généalogique!14!
1.1.2!Adorno!et!l’Ideologiekritik!18!
1.2#Le#manque#de#réalisme#de#la#philosophie#politique#rawlsienne# 23!
1.3#Qu’est<ce#que#le#réalisme#?#32!
CHAPITRE!2.!CHANTAL!MOUFFE!ET!LE!POLITIQUE!EN!TANT!QUE!CONFLIT!49!
2.1#Du#post<marxisme#à#la#pensée#de#Carl#Schmitt#51!
2.1.1!Antonio!Gramsci!et!la!critique!du!marxisme!traditionnel!51!
2.1.2!Une!interprétation!démocratique!de!Carl!Schmitt!57!
2.2#La#critique#du#consensus#rawlsien#67!
2.3#Le#projet#d’une#démocratie#radicale#et#plurielle#74!
CHAPITRE!3.!LA!QUESTION!DE!LA!FORME!POLITIQUE!DANS!LA!PENSÉE!DE!PIERRE!
MANENT! 85!
3.1#Du#régime#à#la#forme#:#Pierre#Manent#et#la#science#politique#grecque#88!
3.1.1!L’expérience!naturelle!du!citoyen!et!la!notion!aristotélicienne!de!régime!89!
3.1.2!La!forme!politique!et!l’enjeu!de!la!médiation!95!
3.2#Les#lacunes#de#la#théorie#contemporaine#de#la#démocratie#99!
3.3#La#démocratie#moderne#et#la#nation#110!
CONCLUSION!118!
BIBLIOGRAPHIE! 127!
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Introduction
Après avoir connu un long silence, la philosophie politique prétend aujourd’hui être
en mesure de discourir sur le juste. Depuis le début des années 1970, la réflexion sur le
politique connaît effectivement un renouveau important dont le point de départ fut
certainement la parution de la Théorie de la justice de John Rawls, un livre qui eut une
postérité immense dans le milieu universitaire anglo-américain et qui domine toujours une
part centrale des débats politiques qui se sont développés en son sein. Dans son livre
d'introduction à la philosophie politique, Will Kymlicka décrivait ainsi la tâche de la
philosophie politique contemporaine comme celle de recenser les théories développées
après la publication de l'opus magnum de Rawls en 1971, qui ne serait rien de moins que la
pierre angulaire de l'interrogation contemporaine sur le politique 1.
Mais quelle est donc l'ambition fondamentale de la Théorie de la justice de John
Rawls ? Comment, en d'autres termes, ce renouveau inattendu de la philosophie politique a-
t-il pris forme au sein du monde universitaire et vers quel type de réflexion nous a-t-il
mené ? Il faut tout d'abord spécifier que l'interrogation contemporaine sur la notion de
justice s'est avant tout présentée comme une réflexion normative, c'est-à-dire comme une
réflexion qui visait ultimement à prescrire des normes aux gouvernements démocratiques et
à définir les droits que ces gouvernements se doivent de garantir aux citoyens afin que les
principes de liberté et d'égalité soient respectés 2. Or, comme la signification précise de ces
deux principes est souvent équivoque, le débat qui suivit la publication de la Théorie de la
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1 Will Kymlicka, Contemporary Political Philosophy. An Introduction, 2e édition, Oxford, Oxford University
Press, 2002 [1990], p. viii.
2 Ibid., p. x.
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justice de Rawls fut largement orienté autour de la question de savoir quelles politiques
publiques sont le plus susceptibles de concrétiser la liberté et l'égalité au sein des
démocraties libérales de manière à ce que l'on atteigne un certain équilibre entre ces deux
idéaux.
Aux yeux de Rawls, la réponse à ce problème ne pouvait venir que d’une
réappropriation de la tradition contractualiste et d’une expérience de pensée abstraite qui
nous permettrait de cibler deux principes de justice reflétant à son avis les préférences
politiques neutres et impartiales des citoyens des démocraties libérales contemporaines. Les
principes de justice définis par Rawls visaient plus précisément à défendre les libertés et les
droits individuels des citoyens qui étaient à ses yeux menacés par les théories utilitaristes
dominantes tout en s'assurant que ces droits et libertés soient compatibles avec une forte
redistribution des richesses qui permettrait de faire régner une égalité substantielle entre les
citoyens 3.
Les premières critiques qui suivirent la diffusion de la Théorie de la justice et dont
la plus célèbre est sans aucun doute la critique libertarienne de Robert Nozick ne vinrent
pas directement remettre en cause la méthodologie employée par Rawls, mais se
proposèrent plutôt de questionner la valeur des deux principes de justice trouvés,
notamment sous prétexte qu’ils limitaient sans raisons suffisantes certaines libertés et
certains droits individuels dont les citoyens devraient pouvoir jouir 4. En somme, le débat
qui relança la philosophie politique contemporaine au début des années 1970 se cristallisa
autour de l'idée qu'une des tâches essentielles de cette dernière était d’élaborer des théories
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3 John Rawls, A Theory of Justice, Cambridge, Belknap Press of Harvard University Press, 1971, p. 4-5.
4 Robert Nozick, Anarchy, State and Utopia, New York, Basic Books, 1974.
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