Coût-utilité

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Sauver à tout prix
Philippe Bizouarn
Service d’anesthésie-réanimation, Hôpital Laënnec, Nantes
Laboratoire Sphere, UMR 7219, Paris-Diderot, Paris7
[email protected]
Sauver à tout prix : question de justice?

« Aucune société ne peut prendre en charge
tous les soins dont pourraient bénéficier
tous les sujets. Aucune société solidaire ne
peut accepter que des soins utiles,
appropriés, soient refusés parce que les
ressources ont été gaspillées de façon
inappropriée » (Bernard Grenier)

A contrario, une société peut-elle accepter
que des soins inutiles, inappropriés, soient
prodigués à des patients dont le devenir est
incertain, au risque de ne pouvoir faire
bénéficier à d’autres des soins plus utiles?
Expérience de pensée : le dilemme du tramway (1)
Un tramway fou va écraser 5 personnes car il ne peut être stoppé.
Pierre peut le détourner sur une autre voie où se trouve une seule personne.
Que faire : laisser le tramway poursuivre sa route, ou actionner l’aiguillage?
Individus « anonymes »
Philippa Foot, « The Problem of Abortion and the Doctrine of the Double Effect », Virtues and Vices, Oxford, Basil Blackwell, 1978
Expérience de pensée : le dilemme du tramway (2)
Et si sur la voie secondaire se trouve un enfant au visage apeuré?
Un enfant au visage apeuré
Individus « anonymes »
Un cas clinique

Jeune patient de 14 ans


3ème enfant d’une famille de 4 enfants
Notion de malaises à l’effort sans « cause »



Le 1er février: fièvre + myalgie
Le 9/2: compétition d’équitation




Retrouvé en ACR dans un box (Noflow: 5 à 10 min?)
Démarrage par témoins de MCE à 11h03 (appel SAMU)
Arrivée du SAMU à 11h28: gasps, intubation, RCP + planche à masser
(alternance FV, asystolie, dissociation électromécanique)  appel réanimation
pour ECLS et transfert accepté, « malgré l’incertitude sur le no flow »
Le 9/2: démarrage de l’ECLS à 13h24


Cousin présentant possiblement une dysplasie arythmogène du VD
Soit 2h30 après heure supposée de l’effondrement
Evolution catastrophique


Syndrome hémorragique post ACR
EME confirmé le 17/2: décès déclaré à 17h43



Etait favorable à don
Contre-indiqué / prélèvements du fait des atteintes multi-organes
Arrêt de la ventilation et des amines à 23h: le cœur s’arrête quelques minutes plus tard,
en présence de son frère et de son père
Sachant le « succès » de l’ECLS dans l’ACR
Pitié-Salpêtrière
ACR extrahospitalier
2 survivants à 28 j
51 patients
Le Guen M Crit Care Med 2011
Fallait-il poser une machine chez cet adolescent, dans
l’espoir de le sauver?
Réanimation 2009
Fallait-il proposer un prélèvement, au nom d’un « bénéfice »
pour d’autres?
Bastien, IRBM 2008
Une tension : sauver à quel prix?

Sauver cet individu

Ici et maintenant
 Quelques soient les conséquences /
coût
 Au nom d’un impératif psychologique

Sauver des individus

A venir et anonymes
 Soupesant les risques / bénéfices
collectifs
 Au nom de l’équité
Schelling: « The life you save may be your own » (1968)
Staline: « la mort d’un seul soldat russe est une tragédie. Un million
de morts est une statistique »
Analyses médico-économiques
Type étude
Numérateur
(unité monétaire)
Dénominateur
Minimisation des
coûts
Coût
aucun
Coût-bénéfice
Coût
Coût (unité monétaire)
Coût-efficacité
Coût
Mesure d’efficacité (nombre
d’années sauvées)
Coût-utilité
Coût
Mesure d’utilité (nombre
d’années sauvées ajustées sur
la qualité : QALY)
Analyse coût-efficacité : 4 situations « théoriques »
Moins coûteux et plus
efficace
Plus coûteux et plus
efficace
Le rêve
Dilemme
Dilemme
A rejeter
Moins coûteux et
moins efficace
Plus coûteux et moins
efficace
Différence des efficacités
Différence des coûts
Ratios coût-utilité
Angus DC, Crit Care Med 2003
Critical Care 2010
300 patients
Âge médian 60.5
Durée médiane 6.7 j
Faut-il encore réanimer selon une logique des utilités?
(1986)

Un dernier lit, 2 scénarios :



Patient de 62 ans, « pour le don », anoxie
cérébrale post-traumatique « irréversible » :
LAT et prélèvement permettant aux patients
greffés 5 ans ou 30 ans de vie
Patient de 62 ans, métastases cancer du
colon, en choc septique et atteinte multiorgane: probabilité de survie de 5% à 1 an
Réponses

684/2206 des médecins et 438/988 des
infirmières contactés
 Préférences pour « rule of rescue » :
353/684 docs et 149/438 IDE

Justifications pour préférer le patient
« identifié »




Obligation envers patient identifié et vivant:
65% des docs et 75% des IDE
Croyances que donneur pourrait être accueilli
ailleurs: 30% des docs et 37% des IDE
Incertitude sur intérêt de greffe: 15% des docs
et 11% des IDE
Urgence pour soin potentiellement bénéfique:
10% des docs et 16% des IDE
Rachel Kohn, Intensive Care Med 2011
Rule of Rescue (RoR)

Impératif psychologique (sympathie, pitié, compassion)
de sauver un individu identifié, face à une mort évitable,
imminente, né d’une réaction d’horreur, quelques soient
les coûts

Au nom de valeurs « sacrées » partagées


Au risque de ne pas pouvoir « sauver » des victimes statistiques


Devoir d’assistance (même si pas de risque mortel)
Non identifiées
Contre un principe de maximalisation des utilités
(logique médico-économique), où améliorer la santé de
A est équivalent à améliorer la santé de B (principe
d’agrégation)

Dans un contexte de ressources contraintes


« felicific calculus » (Bentham)
Au risque de « sacrifier » des victimes futures jugées trop graves

Futilité probabiliste
Albert Jonsen, Law Medicine Health Care 1986
John McKie, Social Science Medicine 2003
Justification utilitariste de RoR




L’utilité dérivant d’une amélioration de l’état de santé
chez un individu (QALYs)
Utilité dérivant de la connaissance, par un individu,
que quelque chose a été faite pour l’aider
L’utilité sociale d’une amélioration de la santé (un
individu sauvé contribue au bonheur des autres, par son
retour au travail par ex.)
L’utilité sociale dérivant de la connaissance que
quelque chose a été faite pour aider un individu
particulier
Justification de la discrimination prima facie inhérente à RoR?
Justification de RoR et priorisation

Facteurs liés à RoR et statut normatif de l’effet « victime
identifiée »

Aspect « vivant » de la scène (vividness)


Certitude/incertitude


Equité si préférence pour certitude (mort si rien n’est fait) /
incertitude (risques probabilisables)?
Proportion du groupe de référence pouvant être sauvé


Politique de santé publique fondée sur la familiarité/la distance?
Quel sens de préférer traiter une maladie qui tue 100% des 10%
d’une population / maladie qui tue 10% de 100% de la population?
Evaluation ex post vs ex ante

Quel sens préférer intervenir au moment de l’événement survenant
chez cette victime (ex post) qui aurait pu être prévenu (ex ante)?
Karen Jenni, Journal of Risk and Uncertainty 1997
Une autre manière de mesurer?
Si les nombres comptent
Erik Nord, Health Policy 1993
Conclusions non définitives


Sauver est un « impératif social »
Sauver a un coût et/ou un prix à justifier :
 Auprès
 Auprès

du patient / proches
des autres patients moins graves
La nécessité de sauver « trompe » la rationalité
utilitariste
 Rappelle
que l’évaluation des politiques de santé
n’est pas seulement un problème technique
 Mais également rationnel (non utilitariste)/moral : une
victime statistique pourra devenir une victime bien
identifiée, certaine de mourir si rien n’est fait, n’est-ce
pas Monsieur Bentham?
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