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Cette découverte était-elle liée au quartier ou à la société en général ?
En fait, au début, on ne savait pas. C’est en sortant du quartier, en allant jouer une petite forme dans toute la ville et
même le département, qu’on a finalement entendu les propos les plus violents. On les a entendus d’ailleurs dans
des endroits où on les attendait le moins. J’ai le souvenir d’une rencontre à Venon qui m’avait complètement
désarmée. On était arrivés sur la question des garçons qui jouent à la poupée et un enfant de 9 ans m’avait dit : "un
garçon qui joue à la poupée, il perd sa dignité". J’avais donc essayé de savoir ce qu’il entendait par dignité, pour être
sûre qu’on parle de la même chose. Il m’avait dit : "humanité ; humain / pas humain". C’était très violent. Du coup, on
a prolongé ce projet qui devait s’inscrire sur une saison avec la création de Mon frère, ma princesse, pour continuer
le dialogue avec, notamment, les plus jeunes : c’est important qu’une thématique éthique aussi complexe soit sur la
place publique et non limitée à la sphère de l’intime.
Et ce Mon frère, ma princesse, créé il y a tout juste un an, est un véritable
succès dans toute la France (en plus d’être une grande réussite)…
Je ne m’attendais évidemment pas à un tel succès même si je savais que c’était
un projet attendu, notamment parce que son auteure Catherine Zambon avait reçu
un prix pour ce texte. On en sera à 80 dates à la fin de la saison alors qu’on est
neuf en tournée, six au plateau : pour du jeune public, c’est carrément suicidaire !
Mon frère, ma princesse fait partie de ces spectacles jeune public, comme
Oh Boy ! d’Olivier Letellier par exemple, qui parlent aux plus jeunes de
thématiques qui agitent beaucoup la société et suscitent divers fantasmes,
mais de façon intelligente et dépassionnée…
C’est une vigilance qu’a toujours le théâtre jeune public : à un moment, on se
donne la responsabilité avec toute une génération d’auteurs, de metteurs en
scène et d’équipes jeune public, de regarder le monde dans lequel on vit et de le
questionner avec le jeune public. Pas pour lui mais avec lui, pour qu’il se sente
concerné par les questions qu’on lui pose. Et puis il faut le faire sans le
désespérer. Mon frère, ma princesse est par exemple un texte assez pacifiant : il
parle d’un petit garçon de cinq ans qui a l’intuition de dire qu’un jour, il aimerait
bien être maman. Une envie qui aurait pu rester à l’état d’intuition si on ne lui
imposait pas tout de suite une impossibilité vu son rôle de garçon. La force du texte de Catherine Zambon, c’est que
la violence qui retombe sur ces personnes quand elles existent dans la vie réelle, elle la fait retomber sur la sœur du
petit garçon, ce qui fait qu’on se moque beaucoup moins de lui. C’est un personnage qu’on a envie de protéger, dont
on peut parler après la pièce…
Comment êtes-vous arrivée à mettre en scène pour le jeune public ?
Je suis tombée dedans à une période – la fin des années 1990 – où je ne me retrouvais plus dans le théâtre dit
généraliste. Grâce à Geneviève Lefaure [ancienne directrice de l’Espace 600 – NDLR], je suis arrivée sur le
répertoire jeune public où il y avait à la fois des auteurs qui se posaient des questions sur des démarches d’écritures
singulières mais qui n’avaient pas oublié le public, et notamment le fait qu’on ne pouvait pas s’adresser à la
jeunesse sans la prendre en compte. Du coup, pour moi, ce n’est pas un théâtre à qui l’on aurait enlevé quelque
chose, c’est un théâtre auquel on va donner une exigence supplémentaire qui est cette adresse particulière. C’est
pourquoi je suis convaincue que les spectacles jeune public sont des spectacles tout public.
Vous avez déjà monté des textes dits du répertoire adulte, comme Antigone (qui nous avait valu une petite
embrouille suite à notre critique !), mais aussi Tabataba de Koltès, même si ce ne sont pas vos spectacles
qui tournent le plus. Ça reste un axe de travail possible ?
La démarche de la compagnie est, comme je le disais, de toujours partir d’une discussion. Si, à un moment, cette
discussion porte sur un sujet spécifiquement adulte, on peut s’en faire l’écho. Là, on part sur tout un volet de
création autour des migrations, avec certains textes qui me semblent très bien problématiser cette question. Mais ils
ne sont pas du tout axés jeune public : je me dis qu’il faut que je trouve le moyen de les faire entendre malgré tout.
Vous êtes à la tête d'une compagnie grenobloise de plus en plus sollicitée en France, grâce notamment au
succès de Mon frère, ma princesse… Après cette résidence à l’Espace 600, comment voyez-vous la suite ?
On est à l’écoute des théâtres qui font appel à nous maintenant, on a la chance que nos spectacles tournent, mais
on n’a pas du tout envie de déserter Grenoble ! Notre travail est tellement ancré sur un territoire que je ne me vois
pas partir sur des créations hors-sol.
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Petit Bulletin Grenoble, n°995
À LA UNE | mardi 8 décembre 2015 - propos recueillis par Aurélien Martinez