Introduction Les propos placés par Karl Polanyi au début de l

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LA « PLACE DE LECONOMIE » : LA METHODE COMPARATIVE DE KARL
POLANYI
Introduction
Les propos placés par Karl Polanyi au début de l’Introduction à son ouvrage La
subsistance de l’homme se vèlent appropriés dans la situation actuelle d’une crise qui
semble concerner notre civilisation, bien au delà d’une ‘normale’ crise économique :
il est nécessaire de reconsidérer entièrement le problème de la subsistance
matérielle de l’homme, afin d’accroître notre liberté d’adaptation créatrice et
d’augmenter ainsi nos chances de survie.
1
Les deux faces de l’œuvre de Polanyi la recherche sur les économies archaïques
et primitives, et la critique du moderne « système de marché » doivent être
considérées dans leur unité. Gérald Berthoud soutenait cette thèse il y a longtemps, avec
de très bonnes raisons. Il écrit que trois sujets de réflexion sont liés l’un à l’autre par
Polanyi : la recherche d’une méthode générale pour la comparaison des systèmes
économiques, l’étude des sociétés dans leur organisation spécifique au cours de
l’histoire, et les problèmes de nos temps, qui demandent une solution et préalablement
une connaissance
2
.
La perspective holistique que Polanyi adopte, selon Berthoud, implique une
critique de la méthode individualiste et de « l’autonomie conceptuelle du domaine
économique
3
», qui sont l’expression de la forme particulière de l’organisation
économique moderne et de l’individualisme qu’elle comporte.
Comprendre d’autres cultures nous aide à mettre en question la nôtre, les traits de
cette dernière se présentant ainsi comme tels, dans leur spécificité. Cette démarche
permet à son tour de ne pas projeter sur les autres cultures des caractères de la nôtre,
présents de façon acritique dans notre esprit. C’est en ce sens que Louis Dumont
propose une « comparaison réflexive ». Berthoud
4
mentionne Dumont, et souligne que
le paradoxe d’une comparaison qui réfléchit simultanément sur l’unité et la diversité du
genre humain est seulement apparent.
Une mentalité « acquisitive » et utilitariste est liée à la réalité d’une société
« économique », « le gain et la faim » constituent les motivations essentielles de
1
K. Polanyi, La subsistance de l’homme, traduit et présenté par B. Chavance, Paris, Flammarion, 2011, p.
15.
2
G. Berthoud, « Toward a Comparative Approach : The Contribution of Karl Polanyi », dans The Life
and Work of Karl Polanyi, ed. by Kari Polanyi-Levitt, Montréal & New York, Black Rose Books, 1990,
p. 171.
3
Ibid., p. 173.
4
Ibid. Voir aussi G. Berthoud, « La comparaison : une idée ambiguë », Revue européenne des sciences
sociales, XXIV, 1986, p. 5-15.
2
l’activité économique ; on tombe dans le « déterminisme économique » si on transforme
ces attitudes culturelles historiquement contingentes en des lois prétendument
naturelles. La « mentalité de marché » est « obsolète », d’après Polanyi ; elle ne nous
permet ni de comprendre notre passé ni de mettre en question notre présent ni de
construire un futur vivable. Aujourd’hui dit Berthoud
5
, et nous pouvons le dire à plus
forte raison 25 ans après cette critique polanyienne est précieuse, « dans un monde
affligé non seulement par la pénurie et la faim, mais aussi par la destruction matérielle
sur grande échelle et le gaspillage généralisé ».
La société de marché et l’économie
L’influence de la pensée de Karl Polanyi a commencé à se répandre dans les
milieux académiques seulement dans les dernières années de sa vie, après la publication
en 1957 de Trade and Market in the Early Empires
6
.
Les anthropologues furent les premiers à s’apercevoir de la nouveauté et de
l’importance de la théorie et de la méthode proposées par Polanyi ; le débat se déploya
d’abord sur la revue American Anthropologist, intéressée depuis longtemps au thème de
la méthode comparative. L’approche « substantielle » de Polanyi se présentait comme
opposée a celle « formelle », suivie par la majorité des anthropologues économiques,
qui appliquaient dans leurs analyses, plus ou moins strictement, les principes
fondamentaux de la théorie économique néoclassique.
Melville Herskovits, par exemple, se réfère à la rareté et au choix rationnel, pour
proposer une anthropologie économique qui vise à « comprendre les implications
interculturelles du processus de l’économiser
7
». Les systèmes économiques se
présentent alors comme différents à cause de leur degré de développement par rapport à
un modèle général d’économie, et à cause du milieu culturel à l’intérieur duquel se
déroule le comportement économique défini pourtant en général, c’est-à-dire
indépendamment de la diversité culturelle.
Daniel Fusfeld remarque que cet emploi du modèle du choix rationnel ne permet
qu’une image nérique et déformée de systèmes économiques qui sont fondés sur des
motivations et des rapports appartenant entièrement et directement à chaque spécifique
organisation socio-culturelle. L’application à ces systèmes d’une théorie économique
tirée d’une forme particulière de société celle capitaliste-de marché résulte, donc,
inconséquente
8
. Marshall Sahlins adopte ensuite l’approche polanyien et propose
d’abandonner ce type de méthode, « l’anthropologie économique», pour adopter la
5
« Toward a Comparative Approach : The Contribution of Karl Polanyi », op. cit.
6
K. Polanyi, C.M. Arensberg and H.W. Pearson, eds, Trade and Market in the Early Empires, Glencoe,
Ill., The Free Press & The Falcon’s Wing Press, 1957. (Les systèmes économiques dans l’histoire et la
théorie, Paris, Larousse, 1975).
7
M.J. Herskovits, Economic Anthropology, New York, Knopf, 1952, p. 4.
8
D.B. Fusfeld, « Economic Theory Misplaced : Livelihood in Primitive Societies », dans Trade and
Market in the Early Empires, op. cit., pp. 342-356.
3
méthode de « l’économie anthropologique »
9
. En renversant le propos de Herskovits, on
peut dire qu’il s’agit alors des implications économiques de la diversité culturelle.
Il semble nécessaire, à ce point, poser à nouveau la question de l’économie en
général. Qu’est-ce que ‘économique’ signifie ? Le livre de 1957 comprenait aussi l’essai
de Polanyi « The Economy as Instituted Process », qui s’ouvre avec la distinction entre
deux sens du terme ‘économique’ :
Le sens substantif tire son origine de la dépendance de l’homme par rapport à la
nature et à ses semblables pour assurer sa survie. Il renvoie à l’échange
[interchange] entre l’homme et son environnement naturel et social. Cet échange
fournit à l’homme des moyens de satisfaire ses besoins matériels.
Le sens formel dérive du caractère logique de la relation entre fins et
moyens, comme le montrent les expressions économique ou économiser. Ce
sens renvoie à une situation bien déterminée de choix, à savoir entre les usages
alternatifs des différents moyens par suite de la rareté de ces moyens. Si les lois
gouvernant le choix des moyens sont appelées logique de l’action rationnelle, nous
pouvons désigner cette variante de la logique par un concept nouveau : l’économie
formelle
10
.
Le premier sens connote l’économie en général, dans sa substance : dans son
essence. En effet, cette définition peut s’appliquer à n’importe quelle société. En même
temps, elle renvoi à l’organisation spécifique de l’économie dans chaque société. Karl
Marx, un siècle plus tôt, donne une définition semblable : « Toute production est une
appropriation de la nature par l’individu à l’intérieur et au moyen d’une forme
déterminée de société
11
».
Le deuxième sens, au contraire, selon Polanyi, « renvoie à une situation bien
déterminée de choix », qui se répand, jusqu’à caractériser systématiquement l’activité
économique, seulement dans la moderne société de marché ou capitaliste. Cela dépend
de l’organisation même de cette société, caractérisée par deux traits fondamentaux : 1)
l’échange exchange » : de marchandises) devient la « forme d’intégration »
(d’organisation) dominante sur la base de l’institution du marché plus précisément,
d’un « système de marchés créateurs de prix »
12
. L’échange est une des trois « formes
d’intégration » de l’activité économique, les autres étant la réciprocité et la
redistribution. 2) La production est généralement organisée par des rapports de
production capitalistes. Les deux conditions sont interdépendantes pour Polanyi, et elles
marquent ensemble une nouvelle époque historique, comme il est clair dans le passage
suivant :
En une génération disons de 1815 à 1845 […] le marché faiseur de prix, qui
n’avait jusque existé que sous la forme de quelques spécimens dans divers ports
de commerce ou bourses de valeurs, fit la preuve de sa capacité stupéfiante à
9
M. Sahlins, « Political Power and the Economy in Primitive Societies », dans G.E. Dole and R.L.
Carneiro, eds, Essays in the Science of Culture. In Honor of Leslie White, New York, Crowell, 1960. Et
M. Sahlins, « Economic Anthropology and Anthropological Economics », Social Sciences Information,
VIII, 5, 1969.
10
K. Polanyi, Essais, Textes réunis et présentés par M. Cangiani et J. Maucourant, Paris, Seuil, 2008, p.
53.
11
K. Marx, 1974, Grundrisse der Kritik der Politischen Ökonomie, Berlin, Dietz Verlag, p. 9.
12
K. Polanyi, Essais, op. cit., p. 60.
4
organiser les êtres humains comme s’ils n’étaient que des morceaux de matières
premières, et à les combiner entre eux (ainsi qu’avec la surface de la terre mère,
que l’on pouvait désormais librement traiter comme une marchandise) ; cette
combinaison était opérée dans des unités industrielles sous les ordres de personnes
privées, qui s’employaient essentiellement à acheter et vendre pour faire du
profit
13
.
Une forme spécifique de société est ainsi définie : une « structure
institutionnelle », de laquelle « les effets sociaux du comportement individuel
dépendent
14
». C’est dans ce sens que Polanyi parle d« intégration » et qu’il propose de
classifier les systèmes économiques « selon les formes dominantes d’intégration », en
précisant qu’une forme d’intégration peut être désignée comme dominante dans la
mesure où « elle englobe terre et main-d’ œuvre dans la société » ; voilà donc que
[o]n peut déterminer l’époque à laquelle le marché est devenu une force souveraine
dans l’économie en notant dans quelle mesure la terre et la nourriture étaient
mobilisées par l’échange et dans quelle mesure la main-d’œuvre devenait une
marchandise que l’on pouvait librement acheter sur le marché
15
.
Toutes les trois formes d’intégration peuvent être présentes dans une société
donnée ; mais une seulement est dominante. L’échange est la forme dominante dans la
société de marché ne l’étant dans aucune autre. L’institution du système de marché,
avec son autonomie et sa domination, marque une différence radicale par rapport à
toutes les sociétés précédentes, des marchés pouvaient exister, mais seulement avec
des significations, fonctions, règles et limites établies par d’autres institutions.
Plusieurs lecteurs de Polanyi insistent tellement sur la présence des formes
d’intégration l’une à côté de l’autre dans la même société, qu’ils sous-estiment
l’importance de la domination d’une d’entre elles pour l’analyse comparative. En
particulier, la société de marché ne peut être comprise en général, c’est-à-dire dans
son ensemble et sa spécificité par rapport à toutes les autres qu’à partir de la
domination de la forme d’intégration de l’échange qui la caractérise, contrairement aux
autres, dominaient la réciprocité ou la redistribution. Liée à cette caractéristique, et
également essentielle dans la théorie comparative de Polanyi, il y a l’opposition entre
économie embedded et économie disembedded (voir ci-dessous), laissée aussi de côté
ou explicitement refusée par ces mêmes lecteurs comme il est logique de s’attendre.
Dans son livre de 1944, The Great Transformation, Polanyi emploie le terme
« principe de comportement économique » au lieu de « forme d’intégration » et il ajoute
le principe du « householding » qui disparaît dans l’essai de 1957 à la réciprocité et
la redistribution. Dans toutes les sociétés ces principes étaient dominants, le système
économique était « géré en fonction de mobiles non économiques » ; comme la
recherche historique et anthropologique l’a montré dit Polanyi dans le chapitre intitulé
« Sociétés et systèmes économiques » « les relations sociales de l’homme englobent,
en gle générale, son économie
16
. » La vaste analyse comparative de ce chapitre sert à
13
K. Polanyi, La subsistance de l’homme, op. cit., p. 42-43.
14
K. Polanyi, Essais, op. cit., p. 60.
15
Ibid., p. 64.
16
Polanyi Karl, 1983, La Grande Transformation, Paris, Gallimard, p. 91.
5
marquer la différence radicale, l’exceptionnalité de la société de marché ; dans le
chapitre suivant, un nouveau « principe », celui du « troc » et de « l’échange », est
introduit pour expliquer cette société. La réciprocité, la redistribution et le householding
étaient soutenus, respectivement, par les « modèles institutionnels » de la symétrie, de la
centralité et du groupe clos. Ces modèles, précise Polanyi
17
, « sont des simples ‘traits’
et n’engendrent pas d’institutions vouées à une fonction unique ». Ils désignent
génériquement un trait des institutions ; mais ce sont ces dernières qu’il faut définir
pour comprendre chaque société dans sa spécificité. Au contraire, « le modèle du
marché », qui soutient le principe ou forme d’intégration de l’échange,
comme il est apparenté avec un mobile particulier qui lui est propre celui du
paiement en nature ou du troc est capable de créer une institution spécifique, à
savoir le marché. C’est, en fin de compte, la raison pour laquelle la maîtrise du
système économique par le marché a des effets irrésistibles sur l’organisation toute
entière de la société : elle signifie tout bonnement que la société est gérée en tant
qu’auxiliaire du marché. Au lieu que l’économie soit encastrée [embedded] dans
les relations sociales, ce sont les relations sociales qui sont encastrées dans le
système économique. […] Car, une fois que le système économique s’organise en
institutions séparées, […] la société doit prendre une forme telle qu’elle permette à
ce système de fonctionner suivant ses propres lois
18
.
Donc, la forme d’intégration de l’échange devient dominante lorsqu’elle est
soutenue par le modèle du marché, dont la particularité est de donner lieu à une
institution sociale, le système de marché « faiseur de prix ». Cette institution est
interdépendante avec celle des rapports de production capitalistes. Le marché englobe la
terre et le travail. Voilà donc que la formation du marché du travail a une place centrale
dans La grande transformation. Marx
19
parle de « la séparation du travail libre des
conditions objectives de sa réalisation ». Polanyi crit comme une « catastrophe
sociale » ce processus, qui conduit, entre la fin du 18ème siècle et la première moitié du
19ème, et, pour le moment, dans des aires limitées, au remplacement des formes sociales
précédentes par celle capitaliste. La diffusion du système de marché « ravage » les
rapports sociaux et les rapports avec la nature dans lesquels « l’existence économique »
des individus « était jusque-là encastrée
20
».
Lorsque le travail et la terre deviennent des marchandises, l’activité économique
se déroule comme une « entité séparée [autonomous zone] », « sous le seul contrôle des
incitations produites par la faim et le gain », en donnant lieu à « une société
‘économique’ à un degré tout à fait inconnu jusqu’alors
21
. » Une telle société se
distingue parmi toutes les autres parce que son économie, fonctionnant grâce à des
institutions économiques et des mobiles économiques, devient autonome (disembedded)
et donc dominante. Les autres instances et institutions sociales, d’une part, acquièrent à
leur tour une « rationalité » à elles mêmes, comme Max Weber soutient. D’autre part,
17
Ibid., p. 103-104.
18
Ibid., p. 104.
19
K. Marx, Grundrisse…, op. cit., p. 375.
20
La grande transformation, op. cit., p. 192.
21
K. Polanyi, Essais, op. cit., p. 508.
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