Introduction Les propos placés par Karl Polanyi au début de l

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LA « PLACE DE L’ECONOMIE » : LA METHODE COMPARATIVE DE KARL
POLANYI
Introduction
Les propos placés par Karl Polanyi au début de l’Introduction à son ouvrage La
subsistance de l’homme se révèlent appropriés dans la situation actuelle d’une crise qui
semble concerner notre civilisation, bien au delà d’une ‘normale’ crise économique :
il est nécessaire de reconsidérer entièrement le problème de la subsistance
matérielle de l’homme, afin d’accroître notre liberté d’adaptation créatrice et
d’augmenter ainsi nos chances de survie.1
Les deux faces de l’œuvre de Polanyi – la recherche sur les économies archaïques
et primitives, et la critique du moderne « système de marché » – doivent être
considérées dans leur unité. Gérald Berthoud soutenait cette thèse il y a longtemps, avec
de très bonnes raisons. Il écrit que trois sujets de réflexion sont liés l’un à l’autre par
Polanyi : la recherche d’une méthode générale pour la comparaison des systèmes
économiques, l’étude des sociétés dans leur organisation spécifique au cours de
l’histoire, et les problèmes de nos temps, qui demandent une solution et préalablement
une connaissance2.
La perspective holistique que Polanyi adopte, selon Berthoud, implique une
critique de la méthode individualiste et de « l’autonomie conceptuelle du domaine
économique 3 », qui sont l’expression de la forme particulière de l’organisation
économique moderne et de l’individualisme qu’elle comporte.
Comprendre d’autres cultures nous aide à mettre en question la nôtre, les traits de
cette dernière se présentant ainsi comme tels, dans leur spécificité. Cette démarche
permet à son tour de ne pas projeter sur les autres cultures des caractères de la nôtre,
présents de façon acritique dans notre esprit. C’est en ce sens que Louis Dumont
propose une « comparaison réflexive ». Berthoud4 mentionne Dumont, et souligne que
le paradoxe d’une comparaison qui réfléchit simultanément sur l’unité et la diversité du
genre humain est seulement apparent.
Une mentalité « acquisitive » et utilitariste est liée à la réalité d’une société
« économique », où « le gain et la faim » constituent les motivations essentielles de
1
K. Polanyi, La subsistance de l’homme, traduit et présenté par B. Chavance, Paris, Flammarion, 2011, p.
15.
2
G. Berthoud, « Toward a Comparative Approach : The Contribution of Karl Polanyi », dans The Life
and Work of Karl Polanyi, ed. by Kari Polanyi-Levitt, Montréal & New York, Black Rose Books, 1990,
p. 171.
3
Ibid., p. 173.
4
Ibid. Voir aussi G. Berthoud, « La comparaison : une idée ambiguë », Revue européenne des sciences
sociales, XXIV, 1986, p. 5-15.
1
l’activité économique ; on tombe dans le « déterminisme économique » si on transforme
ces attitudes culturelles historiquement contingentes en des lois prétendument
naturelles. La « mentalité de marché » est « obsolète », d’après Polanyi ; elle ne nous
permet ni de comprendre notre passé ni de mettre en question notre présent ni de
construire un futur vivable. Aujourd’hui – dit Berthoud5, et nous pouvons le dire à plus
forte raison 25 ans après – cette critique polanyienne est précieuse, « dans un monde
affligé non seulement par la pénurie et la faim, mais aussi par la destruction matérielle
sur grande échelle et le gaspillage généralisé ».
La société de marché et l’économie
L’influence de la pensée de Karl Polanyi a commencé à se répandre dans les
milieux académiques seulement dans les dernières années de sa vie, après la publication
en 1957 de Trade and Market in the Early Empires6.
Les anthropologues furent les premiers à s’apercevoir de la nouveauté et de
l’importance de la théorie et de la méthode proposées par Polanyi ; le débat se déploya
d’abord sur la revue American Anthropologist, intéressée depuis longtemps au thème de
la méthode comparative. L’approche « substantielle » de Polanyi se présentait comme
opposée a celle « formelle », suivie par la majorité des anthropologues économiques,
qui appliquaient dans leurs analyses, plus ou moins strictement, les principes
fondamentaux de la théorie économique néoclassique.
Melville Herskovits, par exemple, se réfère à la rareté et au choix rationnel, pour
proposer une anthropologie économique qui vise à « comprendre les implications
interculturelles du processus de l’économiser 7 ». Les systèmes économiques se
présentent alors comme différents à cause de leur degré de développement par rapport à
un modèle général d’économie, et à cause du milieu culturel à l’intérieur duquel se
déroule le comportement économique – défini pourtant en général, c’est-à-dire
indépendamment de la diversité culturelle.
Daniel Fusfeld remarque que cet emploi du modèle du choix rationnel ne permet
qu’une image générique et déformée de systèmes économiques qui sont fondés sur des
motivations et des rapports appartenant entièrement et directement à chaque spécifique
organisation socio-culturelle. L’application à ces systèmes d’une théorie économique
tirée d’une forme particulière de société – celle capitaliste-de marché – résulte, donc,
inconséquente 8 . Marshall Sahlins adopte ensuite l’approche polanyien et propose
d’abandonner ce type de méthode, « l’anthropologie économique», pour adopter la
5
« Toward a Comparative Approach : The Contribution of Karl Polanyi », op. cit.
K. Polanyi, C.M. Arensberg and H.W. Pearson, eds, Trade and Market in the Early Empires, Glencoe,
Ill., The Free Press & The Falcon’s Wing Press, 1957. (Les systèmes économiques dans l’histoire et la
théorie, Paris, Larousse, 1975).
7
M.J. Herskovits, Economic Anthropology, New York, Knopf, 1952, p. 4.
8
D.B. Fusfeld, « Economic Theory Misplaced : Livelihood in Primitive Societies », dans Trade and
Market in the Early Empires, op. cit., pp. 342-356.
6
2
méthode de « l’économie anthropologique »9. En renversant le propos de Herskovits, on
peut dire qu’il s’agit alors des implications économiques de la diversité culturelle.
Il semble nécessaire, à ce point, poser à nouveau la question de l’économie en
général. Qu’est-ce que ‘économique’ signifie ? Le livre de 1957 comprenait aussi l’essai
de Polanyi « The Economy as Instituted Process », qui s’ouvre avec la distinction entre
deux sens du terme ‘économique’ :
Le sens substantif tire son origine de la dépendance de l’homme par rapport à la
nature et à ses semblables pour assurer sa survie. Il renvoie à l’échange
[interchange] entre l’homme et son environnement naturel et social. Cet échange
fournit à l’homme des moyens de satisfaire ses besoins matériels.
Le sens formel dérive du caractère logique de la relation entre fins et
moyens, comme le montrent les expressions ‘économique’ ou ‘économiser’. Ce
sens renvoie à une situation bien déterminée de choix, à savoir entre les usages
alternatifs des différents moyens par suite de la rareté de ces moyens. Si les lois
gouvernant le choix des moyens sont appelées logique de l’action rationnelle, nous
pouvons désigner cette variante de la logique par un concept nouveau : l’économie
formelle10.
Le premier sens connote l’économie en général, dans sa substance : dans son
essence. En effet, cette définition peut s’appliquer à n’importe quelle société. En même
temps, elle renvoi à l’organisation spécifique de l’économie dans chaque société. Karl
Marx, un siècle plus tôt, donne une définition semblable : « Toute production est une
appropriation de la nature par l’individu à l’intérieur et au moyen d’une forme
déterminée de société11 ».
Le deuxième sens, au contraire, selon Polanyi, « renvoie à une situation bien
déterminée de choix », qui se répand, jusqu’à caractériser systématiquement l’activité
économique, seulement dans la moderne société de marché ou capitaliste. Cela dépend
de l’organisation même de cette société, caractérisée par deux traits fondamentaux : 1)
l’échange (« exchange » : de marchandises) devient la « forme d’intégration »
(d’organisation) dominante sur la base de l’institution du marché – plus précisément,
d’un « système de marchés créateurs de prix »12. L’échange est une des trois « formes
d’intégration » de l’activité économique, les autres étant la réciprocité et la
redistribution. 2) La production est généralement organisée par des rapports de
production capitalistes. Les deux conditions sont interdépendantes pour Polanyi, et elles
marquent ensemble une nouvelle époque historique, comme il est clair dans le passage
suivant :
En une génération – disons de 1815 à 1845 […] – le marché faiseur de prix, qui
n’avait jusque là existé que sous la forme de quelques spécimens dans divers ports
de commerce ou bourses de valeurs, fit la preuve de sa capacité stupéfiante à
9
M. Sahlins, « Political Power and the Economy in Primitive Societies », dans G.E. Dole and R.L.
Carneiro, eds, Essays in the Science of Culture. In Honor of Leslie White, New York, Crowell, 1960. Et
M. Sahlins, « Economic Anthropology and Anthropological Economics », Social Sciences Information,
VIII, 5, 1969.
10
K. Polanyi, Essais, Textes réunis et présentés par M. Cangiani et J. Maucourant, Paris, Seuil, 2008, p.
53.
11
K. Marx, 1974, Grundrisse der Kritik der Politischen Ökonomie, Berlin, Dietz Verlag, p. 9.
12
K. Polanyi, Essais, op. cit., p. 60.
3
organiser les êtres humains comme s’ils n’étaient que des morceaux de matières
premières, et à les combiner entre eux (ainsi qu’avec la surface de la terre mère,
que l’on pouvait désormais librement traiter comme une marchandise) ; cette
combinaison était opérée dans des unités industrielles sous les ordres de personnes
privées, qui s’employaient essentiellement à acheter et vendre pour faire du
profit13.
Une forme spécifique de société est ainsi définie : une « structure
institutionnelle », de laquelle « les effets sociaux du comportement individuel
dépendent14 ». C’est dans ce sens que Polanyi parle d’« intégration » et qu’il propose de
classifier les systèmes économiques « selon les formes dominantes d’intégration », en
précisant qu’une forme d’intégration peut être désignée comme dominante dans la
mesure où « elle englobe terre et main-d’ œuvre dans la société » ; voilà donc que
[o]n peut déterminer l’époque à laquelle le marché est devenu une force souveraine
dans l’économie en notant dans quelle mesure la terre et la nourriture étaient
mobilisées par l’échange et dans quelle mesure la main-d’œuvre devenait une
marchandise que l’on pouvait librement acheter sur le marché15.
Toutes les trois formes d’intégration peuvent être présentes dans une société
donnée ; mais une seulement est dominante. L’échange est la forme dominante dans la
société de marché – ne l’étant dans aucune autre. L’institution du système de marché,
avec son autonomie et sa domination, marque une différence radicale par rapport à
toutes les sociétés précédentes, où des marchés pouvaient exister, mais seulement avec
des significations, fonctions, règles et limites établies par d’autres institutions.
Plusieurs lecteurs de Polanyi insistent tellement sur la présence des formes
d’intégration l’une à côté de l’autre dans la même société, qu’ils sous-estiment
l’importance de la domination d’une d’entre elles pour l’analyse comparative. En
particulier, la société de marché ne peut être comprise – en général, c’est-à-dire dans
son ensemble et sa spécificité par rapport à toutes les autres – qu’à partir de la
domination de la forme d’intégration de l’échange qui la caractérise, contrairement aux
autres, où dominaient la réciprocité ou la redistribution. Liée à cette caractéristique, et
également essentielle dans la théorie comparative de Polanyi, il y a l’opposition entre
économie embedded et économie disembedded (voir ci-dessous), laissée aussi de côté
ou explicitement refusée par ces mêmes lecteurs – comme il est logique de s’attendre.
Dans son livre de 1944, The Great Transformation, Polanyi emploie le terme
« principe de comportement économique » au lieu de « forme d’intégration » et il ajoute
le principe du « householding » – qui disparaît dans l’essai de 1957 – à la réciprocité et
la redistribution. Dans toutes les sociétés où ces principes étaient dominants, le système
économique était « géré en fonction de mobiles non économiques » ; comme la
recherche historique et anthropologique l’a montré – dit Polanyi dans le chapitre intitulé
« Sociétés et systèmes économiques » – « les relations sociales de l’homme englobent,
en règle générale, son économie16. » La vaste analyse comparative de ce chapitre sert à
13
K. Polanyi, La subsistance de l’homme, op. cit., p. 42-43.
K. Polanyi, Essais, op. cit., p. 60.
15
Ibid., p. 64.
16
Polanyi Karl, 1983, La Grande Transformation, Paris, Gallimard, p. 91.
14
4
marquer la différence radicale, l’exceptionnalité de la société de marché ; dans le
chapitre suivant, un nouveau « principe », celui du « troc » et de « l’échange », est
introduit pour expliquer cette société. La réciprocité, la redistribution et le householding
étaient soutenus, respectivement, par les « modèles institutionnels » de la symétrie, de la
centralité et du groupe clos. Ces modèles, précise Polanyi17, « sont des simples ‘traits’
et n’engendrent pas d’institutions vouées à une fonction unique ». Ils désignent
génériquement un trait des institutions ; mais ce sont ces dernières qu’il faut définir
pour comprendre chaque société dans sa spécificité. Au contraire, « le modèle du
marché », qui soutient le principe ou forme d’intégration de l’échange,
comme il est apparenté avec un mobile particulier qui lui est propre – celui du
paiement en nature ou du troc – est capable de créer une institution spécifique, à
savoir le marché. C’est, en fin de compte, la raison pour laquelle la maîtrise du
système économique par le marché a des effets irrésistibles sur l’organisation toute
entière de la société : elle signifie tout bonnement que la société est gérée en tant
qu’auxiliaire du marché. Au lieu que l’économie soit encastrée [embedded] dans
les relations sociales, ce sont les relations sociales qui sont encastrées dans le
système économique. […] Car, une fois que le système économique s’organise en
institutions séparées, […] la société doit prendre une forme telle qu’elle permette à
ce système de fonctionner suivant ses propres lois18.
Donc, la forme d’intégration de l’échange devient dominante lorsqu’elle est
soutenue par le modèle du marché, dont la particularité est de donner lieu à une
institution sociale, le système de marché « faiseur de prix ». Cette institution est
interdépendante avec celle des rapports de production capitalistes. Le marché englobe la
terre et le travail. Voilà donc que la formation du marché du travail a une place centrale
dans La grande transformation. Marx 19 parle de « la séparation du travail libre des
conditions objectives de sa réalisation ». Polanyi décrit comme une « catastrophe
sociale » ce processus, qui conduit, entre la fin du 18ème siècle et la première moitié du
19ème, et, pour le moment, dans des aires limitées, au remplacement des formes sociales
précédentes par celle capitaliste. La diffusion du système de marché « ravage » les
rapports sociaux et les rapports avec la nature dans lesquels « l’existence économique »
des individus « était jusque-là encastrée20 ».
Lorsque le travail et la terre deviennent des marchandises, l’activité économique
se déroule comme une « entité séparée [autonomous zone] », « sous le seul contrôle des
incitations produites par la faim et le gain », en donnant lieu à « une société
‘économique’ à un degré tout à fait inconnu jusqu’alors 21 . » Une telle société se
distingue parmi toutes les autres parce que son économie, fonctionnant grâce à des
institutions économiques et des mobiles économiques, devient autonome (disembedded)
et donc dominante. Les autres instances et institutions sociales, d’une part, acquièrent à
leur tour une « rationalité » à elles mêmes, comme Max Weber soutient. D’autre part,
17
Ibid., p. 103-104.
Ibid., p. 104.
19
K. Marx, Grundrisse…, op. cit., p. 375.
20
La grande transformation, op. cit., p. 192.
21
K. Polanyi, Essais, op. cit., p. 508.
18
5
leur autonomie est relative, étant soumise à la contrainte du marché et de la valorisation
du capital, c’est-à-dire des institutions basilaires de l’organisation économique. Cette
dernière, par exemple, détermine fondamentalement la division sociale, qui dépend du
rapport respectif de classes d’individus avec la production. En soulignant l’unicité de ce
type de division, Weber, comme d’ailleurs Leslie White, proposent de l’appeler « de
classe », contrairement à celle « de rang » dans toutes les autres sociétés.
Une « économie anthropologique » contre le « déterminisme économique »
La question de « la place de l’économie dans la société » et de son « changement
de place », posée par Polanyi, regarde donc simplement, comme il dit, « la manière dont
le procès [économique] est institutionnalisé en différentes époques et en divers lieux22. »
C’est en partant d’ici que Maurice Godelier à donné une nouvelle formulation au
matérialisme historique, fondée sur la distinction entre structure et fonction. La structure
économique est dominante dans la société capitaliste, tandis que d’autres structures – la
parenté, la religion, la politique – le sont dans les sociétés précédentes. Chaque fois,
c’est la structure dominante qui accomplit la fonction économique, et sans cela elle ne
pourrait pas être dominante23. Par exemple, dans l’Athènes du Vème siècle av. J.-C. ce
sont les rapports politiques qui fonctionnent comme des rapports de production ; dans
l’ancienne Mésopotamie, ce sont les rapports religieux. Une conception similaire du
matérialisme historique se trouve d’ailleurs déjà délinéée par Marx à propos des
« Formes qui précèdent la production capitaliste »24.
Il semble donc que Godelier prenne les distances de la critique qu’il avait
précédemment adressée à Polanyi, d’avoir sous-estimé les rapports de production et la
« détermination en dernière instance » par l’économie25. Berthoud26 observe, à propos
de cette critique, que, en réalité, il y a « des similitudes avec la position marxiste » dans
la théorie de Polanyi, qui ne dit pas fondamentalement autre chose que Godelier sur le
rôle dominant des rapports sociaux qui exercent la fonction de rapports de production.
La définition par Polanyi de la forme d’intégration de l’échange, sur la base de
l’institution du système de marché, comme typique de notre société, et seulement d’elle,
est semblable au résultat auquel aboutit l’analyse de la marchandise et sa valeur
d’échange dans le Chapitre 1 du Capital de Marx. Il s’agit de la découverte d’une forme
spécifique d’organisation sociale, dans les phénomènes où elle se manifeste et, en même
temps, se cache. En ceci consiste le fondement de la « critique de l’économie politique »
22
Ibid., p. 59.
Voir en particulier M. Godelier, « Economia », dans Enciclopedia Einaudi, vol. 3, Torino, Einaudi,
1978. W. Neale, « On Defining ‘Labor’ and ‘Services’ for Comparative Studies », American
Anthropologist, LXVI, 6, 1964, p. 1300-1307.
24
K. Marx, Grundrisse…, op. cit., p. 375-413.
25
M. Godelier, « Présentation », dans Les systèmes économiques dans l’histoire et la théorie, op. cit., p.
9-32.
26
G. Berthoud, « Dichotomie ou totalité ? Les vues de Polanyi sur l’homme et la société », Bulletin du
MAUSS, n° 19, 1986, p. 115-137.
23
6
et aussi, par conséquent, de la méthode de l’analyse comparative des modes de
production.
La forme-valeur du produit du travail est la forme la plus abstraite, mais aussi la
plus générale du mode de production bourgeois, qu’elle caractérise ainsi comme
une modalité particulière de production sociale, et détermine, du même coup,
historiquement. Si donc on la prend pour la forme naturelle éternelle de la
production sociale, on passe aussi nécessairement à côté de ce qu’il y a de
spécifique dans la forme-valeur, donc dans la forme-marchandise, et en
poursuivant le développement, dans la forme-monnaie, dans la forme-capital, etc.27
L’exposition de la théorie des caractères les plus généraux de la société capitaliste
va être complétée, en effet, seulement au Chapitre IV du Capital, où « la transformation
de l’argent en capital », moyennant « l’achat et vente de la force de travail », est
expliquée.
Polanyi lu Marx à plusieurs reprises. On trouve des commentaires et des
références surtout dans ses écrits des années Trente. En Angleterre, où il s’était établi en
1933, il conduisit une lecture collective, avec le groupe de la Christian Left dont il
faisait part, des Manuscrits économico-philosophiques de 1844, publiés pour la
première fois en 1932. Le même groupe diffusa en 1937 un texte polycopié,
« Community and Society » 28 , dans lequel Polanyi fait principalement référence au
Chapitre I du Capital, en interprétant brillamment la théorie du fétichisme. Il cite aussi
les « Thèses sur Feuerbach » de 1845, à propos de l’importance donnée par Marx à la
définition des rapports sociaux, de la culture, et de leur histoire, comme ce qui est
typique du genre humain, œuvre humaine : et doit donc être la base d’une nouvelle
méthode, affranchie de tout naturalisme, de la connaissance sociale et historique.
Quand, dans la dernière période de sa vie, Polanyi concentre sa recherche sur les
sociétés anciennes et primitives, son intérêt reste néanmoins adressé à « bien saisir les
hypothèses [ou ‘fondements’ : « assumptions »] qui sont à la base » du système de
marché 29 . Ses études montrent, à partir d’une vaste revue de la littérature
anthropologique et archéologique, que « formes de commerce, usages de la monnaie et
éléments de marché » existent dans la plupart ou toutes les sociétés : mais leur origine,
leur fonction et leur rapport réciproque et avec le système social dans son ensemble
changent d’une société à l’autre. Dans la société de marché seulement,
[l]e commerce étant déterminé par les prix et les prix étant fonctions du marché,
tout commerce est un commerce de marché, de même que toute monnaie est une
monnaie d’échange. Le marché est l’institution de base dont le commerce et la
monnaie sont les fonctions30.
Dans cette situation, « le commerce, la monnaie et le marché forment un tout
indivisible 31 », une « triade catallactique », dont les éléments tirent du système de
marché, dans lequel ils existent, leur signification et leur rôle. L’idéologie économique,
27
K. Marx, Le Capital, I, Paris, PUF, 1993, p. 92, note 32.
Trad. française dans Essais, op. cit., p. 457-464.
29
La grande transformation, op. cit., p. 87.
30
Ibid., p. 65.
31
Ibid., p. 66.
28
7
en reflétant et généralisant cette situation particulière, tend à interpréter de façon
« catallactique » le commerce, la monnaie et le marché dans n’importe quelle société.
Ainsi, tandis que la forme spécifique d’organisation des autres sociétés ne peut pas être
expliquée, celle de la nôtre est prise, comme le dit Marx, « pour la forme naturelle
éternelle de la production sociale ».
La méthode suivie par Polanyi dans sa critique de la théorie économique
dominante est proche à celle de Marx. L’idéologie économique apparaît, en effet, une
manifestation de la société de marché. Certains traits de celle-ci sont révélés dans
l’idéologie, mais, d’une part, leur connaissance reste superficielle, puisqu’ils ne sont pas
expliqués en rapport avec le système social dans son ensemble et dans sa spécificité
historique ; d’autre part, en étant ainsi généralisés, ils tendent à être indûment projetés
sur n’importe quelle société. C’est évidemment le cas de la définition ‘formelle’ de
l’économie. Dans La subsistance de l’homme, cette fausse généralisation est appelée
« sophisme économique (economistic fallacy) » et expliquée en tant que « erreur de
logique ». « Un vaste phénomène logique a été, dans quelque façon, identifié à une
espèce qui nous est familière », écrit Polanyi32. L’espèce « forme de marché » ne peut
pas définir le genre « économie humaine ». Autrement dit, la définition d’un ensemble
ne peut pas coïncider avec celle d’un de ses éléments.
Ces éléments, d’ailleurs, sont des systèmes sociaux, et doivent être analysés en
tant que tels. C’est dans ce sens que Polanyi adopte l’holisme méthodologique et que,
dans sa « définition substantielle » de l’économie citée plus haut, il renvoie à
« l’environnement social » de l’activité individuelle. Cette méthode seulement permet
d’éviter et dévoiler le fétichisme, en rendant en même temps possible la comparaison
entre divers systèmes sociaux dans leur spécificité. La « définition formelle », au
contraire, aboutit à un court-circuit mettant directement en rapport l’individu et les
ressources. Polanyi 33 critique précisément le « rationalisme économique » et le
« solipsisme économique » caractérisant cette approche, qui fait disparaître
l’organisation sociale.
En considérant, en particulier, le commerce et la monnaie, nous avons vu qu’ils
acquièrent une signification spécifique dans le système de marché. Pour Polanyi comme
pour Marx, cette signification doit être expliquée sur la base de la généralisation de
l’échange comme rapport social dominant. Le commerce et la monnaie se présentent
alors comme des facteurs institutionnels du système de marché-capitaliste. À ce point, il
devient aussi possible de comprendre la signification institutionnellement différente du
commerce et de la monnaie dans d’autres sociétés.
La même démarche critique doit être adoptée vis-à-vis de la fausse généralisation
de la rareté. La rareté se produit systématiquement dans le système de marché, quand,
écrit Polanyi34, tous les biens et services – y comprises le « marchandises fictives » : le
travail, la terre, la monnaie – « peuvent être achetés sur le marché et ont donc un prix »,
32
La subsistence de l’homme, op. cit., p. 38.
Ibid., chap. 1.
34
Essais, op. cit., p. 56.
33
8
et « toutes les formes de revenu découlent de la vente de biens et de services ». La
monnaie devient le medium social général. Alors,
[l]a généralisation du pouvoir d’achat comme moyen d’acquisition transforme le
processus de satisfactions des exigences en une affectation de moyens insuffisants,
notamment de la monnaie, à des fins alternatives35.
Non seulement, en effet, la rareté est une qualité essentielle de la monnaie,
puisque sa valeur est exclusivement quantitative ; mais une situation sociale s’est
produite, dans laquelle : 1) le gain monétaire, devenu le but de la production, exige un
emploi « économisant » d’argent et de temps, qui sont rares par définition ; 2) cette
organisation de la production comporte, d’une part, l’indifférence pour les besoins en
tant que tels, de l’autre leur augmentation et changement continus ; autrement dit, les
besoins cessent d’être culturellement prédéterminés et communautairement satisfaits ;
3) la faim devient une menace permanente pour la plupart des gens, à contrecarrer par la
vente de leur force de travail.
Bref, la rareté devient une réalité institutionnelle, un facteur inéliminable de
l’organisation de la société de marché. C’est à cause de cela que la solution du problème
de la rareté reste contingente, voire précaire et finalement impossible : nous le savons
bien, à plus forte raison en présence de l’inégalité croissante et de la tendance à la crise
produites par la « régulation » néolibérale de l’économie capitaliste, et dans la
perspective d’un collapse écologique planétaire dans le futur prochain.
Cette signification institutionnelle de la rareté, que Polanyi nous aide à apercevoir,
est ignorée par la théorie économique formelle, qui la confond avec la condition
générale de l’humanité, après l’expulsion de l’Éden. Le paradoxe suivant devient ainsi
invisible : le but de l’organisation économique devrait être la solution du problème de la
rareté dans son sens général ; mais, en même temps, dans la société de marché, la rareté
est une institution systématiquement reproduite, come le sont, suivant Polanyi et Weber
avant lui, les motivations du gain et de la faim. Sahlins36 affirme que, en comparaison
avec le primitive « âge d’abondance », notre âge est celui « of hunger unprecedented.
Now, in the time of the greatest technical power, is starvation an institution ».
Pour sortir – théoriquement, au moins – du paradoxe d’une économie qui
reproduit le problème qu’elle devrait résoudre, il faut considérer, à un niveau logique
plus élevé, les conditions sociales dont le paradoxe est l’effet. Critiquer le point de vue
‘économique’, utilitariste ou encore ethnocentrique comme une sorte de maladie de la
pensée et de la morale, ne suffit pas. C’est sur la base de la théorie de la forme
capitaliste-de marché de la société où l’économie devient disembedded, autonome et
donc dominante, qu’on peut expliquer, et donc contrecarrer, soit le paradoxe soit
l’idéologie économique. Si, au contraire, la réalité d’une économie autonome, avec ses
« motivations ‘matérielles’ », et d’une « société enchâssée dans le marché »37 n’est pas
déchiffrée comme organisation sociale, culturelle, institutionnelle spécifique, elle tend à
35
Ibid.
M. Sahlins, Stone Age Economics, Chicago, Aldine Atherton, Inc., 1972, p. 36.
37
K. Polanyi, Essais, op. cit., p. 527.
36
9
être généralisée-naturalisée. On tombe alors dans le « déterminisme économique » et
dans le « sophisme économique ».
Quelle méthode comparative ?
Le niveau analytique fondamental est donc celui auquel les caractéristiques
institutionnelles les plus générales de chaque système social, dont dépend sa spécificité
par rapport aux autres, sont définies. Pourtant, ce niveau est souvent refusé, sur la base
d’objections diverses, qui ont en commun la tendance à faire appel à des modèles ou des
principes plus généraux, applicables à l’étude de n’importe quelle société.
C’est le cas déjà considéré de l’emploi ‘formaliste’ des catégories de l’économie
néoclassique. L’historiographie aussi en a subi l’influence. Paul Veyne, en critiquant
l’approche substantielle de Polanyi, se montre enclin à entendre en général comme
économique une conduite individuelle motivée par l’intérêt et poursuivant un emploi
rationnel des moyens pour des fins données38. Fernand Braudel dédie quelques pages à
la réfutation de « la notion de ‘marché autorégulateur’ » de Polanyi, qui, à son avis,
étant dépourvue d’évidence empirique, « relève d’un goût théologique de la
définition 39 ». On faisait du commerce dans l’antiquité aussi, selon l’historien de la
« longue durée » ; la lettre de change a été inventé au Moyen Âge, le canneur de chaises
offrant son service dans les rues des villes médiévales était déjà un entrepreneur, les
marchés se sont développés graduellement…
L’attitude théorique de Weber, qui est un point de référence pour Polanyi, est
différente, voire opposée, puisque, pour lui, la reconstruction de l’origine et du
développement séculaire de plusieurs aspects de la société moderne n’empêche pas de
reconnaître le « capitalisme moderne » comme un système social spécifique. Au
commencement de la quatrième partie de son Histoire économique40, Weber observe
que seulement dans la première moitié du 19ème siècle s’avère le tournant historique de
l’institution d’un tel système. Seulement à cette époque et dans certains pays ou régions
il devient empiriquement évident que la vie sociale, à commencer par la subsistance
matérielle, dépend désormais de la production capitaliste. Weber précise alors – d’une
façon similaire à Marx avant lui et à Polanyi après lui – les caractéristiques essentielles
de cette nouvelle forme d’organisation sociale : l’entreprise capitaliste et le système de
marché, le marché du travail libre avant tout.
Il ne s’agit pas simplement de périodisation historique, mais de la définition de
formes différentes d’organisation sociale. Du point de vue de la méthode comparative,
38
Voir la partie initiale, méthodologique, de P. Veyne, Le Pain et le Cirque, Paris, Éditions du Seuil,
1976.
39
F. Braudel, Civilisation matérielle, économie et capitalisme, XVème-XVIIIème siècles, vol. 2, Les jeux de
l’échange, Paris, Armand Colin, 1979, p. 195.
40
M. Weber, Histoire économique. Esquisse d’une histoire universelle de l’économie et de la société,
Paris, Gallimard, 1991.
10
affirme Sahlins41, l’économie doit être expliquée comme un fait social, culturel : ce qui
implique que la culture, c’est-à-dire « les rapports systématiques entre faits sociaux »,
doit être l’objet prioritaire de l’explication. Le problème est donc – précise Sahlins en se
référant explicitement à Polanyi – la forme sociale de l’économie et non la forme
économique du comportement individuel. « Selon la perspective polanyienne, –
Berthoud42 observe à son tour – la détermination d’une nature humaine prétendument
rationnelle serait remplacée par l’idée d’une relativité institutionnelle ».
La société de marché se révèle alors « économique », dit Polanyi, dans un sens
tout à fait particulier : une société fondée sur des rapports économiques, sur
« l’économiser » etc. Sans cela on aboutit à une « définition atemporelle du marché »,
comme Berthoud souligne, en ajoutant que
le refus d’examiner l’origine et la nature du marché s’appuie sur la croyance
qu’une telle logique économique est fondamentalement applicable à tous les
comportements humains43.
C’est ce que Braudel tend à faire, en s’arrêtant à la tautologie que « [i]l est trop
facile de baptiser économique telle forme d’échange, et sociale, telle autre forme. En
fait toutes les formes sont économiques, toutes sont sociales44 »
Il peut être intéressant de signaler dans ce dernier propos un point de contact avec
une conception très diffuse dans la sociologie économique contemporaine, déjà signalée
plus haut. La domination de la forme de l’échange et l’institution du système de marché
ne sont pas déterminées comme telles et en connexion avec les rapports de production
capitalistes, à cause de la constatation empirique de la présence de toutes les formes
d’intégration dans notre société comme dans les autres. L’économie résulte alors
« toujours embedded », même dans notre société. Cette conclusion erronée dérive d’une
confusion entre niveaux d’analyse divers, plus ou moins abstraits. Il est vrai, en effet,
que les faits et les comportements concrets ont des causes et des motivations multiples,
qu’il y a une redistribution gouvernementale et une ‘économie sociale’ ou ‘solidaire’,
que des attitudes morales persistent ou se renouvellent. Les recherches sur ces thèmes
sont utiles : mais le niveau analytique plus abstrait, celui du système social en tant que
tel, avec ses traits distinctifs généraux, ne devrait pas disparaître. À ce niveau, comme
on l’a vu, est pertinente l’opposition polanyienne embedded/disembedded.
Une source lointaine de la dérive économiste-sociologiste, qui a influencé aussi
plusieurs interprètes de la pensée de Polanyi, est l’article où Ronald Coase soutient que
les autres types de rapports tendent à avoir une diffusion majeure que ceux « de
marché », comme il est évident à l’intérieur des organisations productives45. À Coase
font référence les développements successifs de la théorie des coûts de transaction,
comme la proposition par Douglass North d’étendre cette théorie à la recherche
41
« Economic Anthropology and Anthropological Economics », op. cit., p. 27.
G. Berthoud, Vers une anthropologie générale: modernité et altérité, Genève-Paris, Librairie Droz,
1992, p. 67.
43
Ibid., p. 65.
44
F. Braudel, Civilisation matérielle…, op. cit., p. 195.
45
R.H. Coase, « The Nature of the Firm », Economica, IV, No. 16, 1937, p. 386-405.
42
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historique. Le problème étant toujours, selon North, celui de la « maximisation de la
richesse », l’absence du marché dans le passé et, aujourd’hui, ses insuffisances et
défaillances, expliquent l’adoption d’autres « systèmes d’allocation » et « modes de
transaction46 ». Sur cette base il propose une « histoire économique nouvelle », capable
de « répondre au défi lancé par Polanyi47 ».
En réalité, ce projet semble plutôt proche à l’« économie comparée » de type
formaliste. Les ports of trade de l’antiquité, par exemple, sont considérés par North des
équivalents fonctionnels du marché, permettant de réduire les coûts de transaction, avec,
bien entendu, une efficience inférieure à celle du marché. C’est justement cette
perspective évolutionniste « de marché » que les essais de Polanyi sur les économies
antiques et primitives et ceux des divers auteurs de Trade and Market in the Early
Empires critiquent et renversent.
C’est toujours l’attitude antiévolutionniste qui conduit Polanyi à contester
l’emploi par Maurice Dobb du concept de marché de travail « dans une économie
précapitaliste ». Il trouve « étonnant » que, dans ce cas, « vienne du marxisme une
tentative consistant à élargir la portée des lois du marché pour les appliquer à des
économies non marchandes48 ».
En suivant la même ligne, l’essai de Harry Pearson « The Economy Has No
Surplus », inclus dans Trade and Market in the Early Empires, critique la conception
faussement générale du surplus. La signification et l’existence même du surplus
dépendent des caractéristiques institutionnelles de chaque société. La différence
spécifique de la société de marché se révèle à cet égard particulièrement importante :
dans cette société seulement le surplus – en tant que gain, profit – devient
institutionnellement déterminant pour l’allocation des ressources, la division du travail,
les rapports sociaux. Il acquière donc une signification générale, qui peut induire à
l’erreur, typique du « déterminisme économique », de l’employer dans l’analyse de
systèmes économiques organisés différemment et de le considérer comme la prémisse
nécessaire, naturelle, de tout changement social.
Ce qui peut être intéressant dans le commentaire de cet essai de Pearson par
Marvin Harris est l’opposition entre deux méthodes comparatives, fondées
respectivement sur la priorité de l’analyse des institutions spécifiques de chaque société
ou sur un modèle ou critère général à appliquer dans telle analyse. Cette dernière
méthode, que Harris va suivre dans sa recherche, est déjà annoncée dans sa critique à
Pearson :
variations in productivity provide the most promising line of investigation for
establishing cross-cultural regularities, sociocultural typologies, and both
multilinear and universal evolutionary sequences.49
46
D.C. North, « Markets and Other Allocation Systems in History : The Challange of Karl Polanyi », The
Journal of European Economic History, VI, 3, 1977, p. 710-711.
47
Ibid., p. 704 et 707.
48
K. Polanyi, Essais, op. cit., p. 115-116.
49
M. Harris, « The Economy Has No Surplus », American Anthropologist, LXI, No. 2, 1959, p. 195.
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À un modèle général et aux « régularités », on arrive, selon Harris, sur la base des
dynamiques « matérielles » : les ressources d’un territoire donné, la croissance
démographique, le niveau technique. C’est en rapport avec cette « infrastructure » que
l’organisation sociale et ses changements peuvent être expliqués. Harris lui-même
rattache son « matérialisme culturel » plutôt à Feuerbach qu’à Marx.
La comparaison entre systèmes sociaux divers doit aussi, bien sûr, faire référence
à des valeurs ou problèmes généraux, qui regardent l’humanité entière. C’est
l’application de modèles théoriques généraux qui résulte inévitablement réductive et,
fréquemment, évolutionniste et ethnocentrique. En outre, il n’y a pas raison de croire
que la priorité donnée à l’analyse des systèmes sociaux dans leur entièreté, complexité
et spécificité implique une renonciation relativiste aux généralisations théoriques. Au
contraire, une telle analyse peut fournir des critères mieux fondés pour la comparaison
et suggérer des questions à poser. Nous avons vu, par exemple, que la définition de la
spécificité historique de « l’économiser », sur la base de la théorie de l’organisation de
marché-capitaliste, nous permet de disposer d’une conception plus générale de
l’économie, et donc d’un critère plus général de comparaison, que la généralisation de
l’économiser. Et c’est ainsi que le paradoxe de la reproduction systématique, dans notre
société, de la rareté peut être dévoilé.
La fécondité, la capacité de susciter des questions, d’une comparaison
« réflexive » produit une analyse plus profonde de chaque système social, et en dépend
à son tour. Le contraste avec la production capitaliste est évident quand Sahlins souligne
le rapport de l’homme primitif avec ses moyens de production, qui sont produits par
ceux mêmes qui les emploient, en possédant toutes les connaissances nécessaires, et en
étant aussi les destinataires du produit50. Clairement, alors, la possession des moyens de
production n’implique pas de division sociale. Le contrôle des ressources appartient aux
producteurs-consommateurs. C’est éventuellement le status social qui entraine la
disponibilité de richesses, non l’inverse. Il arrive même que la générosité, donner plus
qu’on ne reçoive, soit source de prestige social ; Sahlins le constate à propos du big man
mélanésien, aussi que Claude Lévi-Strauss51 chez les Nambikuara en Amérique du Sud
ou encore Pierre Clastres52. En s’inspirant à l’approche substantielle de Polanyi, Sahlins
met en rapport l’absence de l’intérêt individuel avec la complexité des faits
économiques, liée à leur « enchâssement » dans la totalité sociale. Dans ce contexte, les
fins et les moyens reçoivent une définition unitaire et riche de complexes significations
sociales.
La méthode proposée par Polanyi n’est opposée à l’économisme simplement à
cause de l’importance donnée aux institutions, aux facteurs culturels, mais parce qu’elle
envisage le problème de l’économie comme problème de sa forme, de son organisation
50
M. Sahlins, Stone Age Economics, op. cit.
C. Lévi-Strauss, « On Social and Psycological Aspects of Chieftainship in a Primitive Tribe : the
Nambikuara of Northwestern Mato Grosso », dans R. Cohen and J. Middleton, eds, Comparative
Political Systems, New York, Natural History Press, 1967.
52
P. Clastres, Recherches d’anthropologie politique, Paris, Éditions du Seuil, 1980.
51
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sociale. Cela conduit à soulever la question ultérieure des implications de l’autonomie
moderne de l’économie. Les questions sont, en réalité, nombreuses et terribles ;
seulement une allusion partielle et maladroite est possible ici : la différentiation de soussystèmes et la domination du système économique étant liées à la « rationalisation » et
au « désenchantement » (Weber), la société cesse d’être un « tout symbolique », les
sujets sociaux deviennent individus, la société est « découverte » (Polanyi), c’est à dire
se pose comme objet d’investigation, de réflexion, de projet.
MICHELE CANGIANI
Università Ca’ Foscari Venezia
Venezia, Italia
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