Pascal Bruckner : «La France doit protéger les chrétiens d’Orient» Par Vincent Tremolet de Villers INTERVIEW – De retour de la région de Mossoul où il s’est rendu, l’intellectuel Pascal Bruckner a accordé un entretien exclusif au Figaro. Il a assisté à l’avancée de l’armée irakienne et visité, un an et demi après son précédent voyage sur les lieux, les camps de réfugiés.Si la chute de l’État islamique lui apparaît inéluctable, elle n’apaise pas son inquiétude pour les chrétiens de la région comme pour la minorité yazidie. LE FIGARO.- VOUS REVENEZ D’UNE SEMAINE EN IRAK… PASCAL BRUCKNER. – Nous nous y étions rendus il y a un an et demi pour sensibiliser l’opinion sur la condition des chrétiens d’Orient. Il s’agissait d’un petit groupe diligenté par la Guilde du Raid, avec, notamment, Mgr Gollnisch, Hugues Dewavrin, Sylvain Tesson, Sébastien de Courtois, Frédéric Tissot. Il s’agissait alors d’inaugurer Radio al-Salam, destinée aux chrétiens mais aussi aux Yazidis et autres minorités et diffusée depuis Erbil, dans l’ensemble de la plaine de Ninive, en arabe, en kurde et en araméen. Nous sommes revenus cette année pour évaluer les besoins, témoigner de ce que vivent ces populations. Les camps de fortune ont été remplacés par des maisons en dur, l’idée du retour, impensable il y a deux ans, paraît désormais possible mais la guerre, avec ses mines, ses massacres, est toujours présente… LE SORT DES CHRÉTIENS D’ORIENT S’AMÉLIORE-T-IL? Le sort des chrétiens de cette région est plus incertain que jamais. Leur survie est très aléatoire et ils attendent beaucoup de la France et de l’Europe Le sort des chrétiens de cette région est plus incertain que jamais. Avec d’autres minorités, Yezidis, Shabaks (une branche ethno-linguistique chiite, NDLR), ils représentent un élément de pluralité. Il faut rappeler que les chrétiens sont ici depuis deux mille ans. Que leur installation dans ces terres est antérieure, de six siècles, à la révélation du Prophète. Leur survie est très aléatoire et ils attendent beaucoup de la France et de l’Europe. Pour eux, l’option du retour, à Mossoul notamment, est impossible. Si quelques-uns de leurs voisins musulmans ont été exécutés pour avoir aidé des familles chrétiennes, beaucoup les ont dénoncés ou se sont emparés de leurs biens. Il faut savoir que la population de Mossoul n’accueille pas les vainqueurs en triomphe. Il y a des hourras mais aussi beaucoup de visages fermés. La défaite de Daech, c’est le retour de l’ennemi chiite!LA BATAILLE DE MOSSOUL N’EST PAS TERMINÉE… Pour ce que j’ai pu en voir, il s’agit d’une belle campagne militaire. L’armée irakienne est impressionnante, professionnelle avec ses troupes d’élite regroupés dans la «Division d’or», entraînées à affronter des djihadistes qui ne combattent pas mais se suicident. Apparemment, c’est une bataille sans quartier, sans prisonniers. On nous a rapporté le lynchage d’un jeune djihadiste qui demandait pardon et jurait qu’il ne recommencerait pas, mais les soldats l’ont achevé à coups de pied et de poing. Cette armée irakienne concentre le rapport conflictuel et paradoxal de l’Irak avec l’Amérique. L’Amérique, c’est à la fois une promesse déçue, les mensonges de l’Administration Bush, les erreurs de Paul Bremer, le proconsul américain qui a dissous le parti Baas et mis au chômage plusieurs millions de fonctionnaires et de militaires. Plus qu’une faute, ce fut un crime contre la paix. L’Amérique devait apporter la démocratie et la prospérité, elle a semé le désordre et la guerre. Pourtant, et c’est le grand paradoxe, sans l’Amérique, il n’y a pas de reconquête. La France a une carte à jouer Si l’on entend parfois voler les Rafale et tonner les canons Caesar, tout dans l’armée qui combat à Mossoul renvoie à l’imaginaire hollywoodien. Les uniformes sont américains, les véhicules sont des Hummer, les chars, des Abrams, les conseillers US sont partout et donnent les ordres. À Qaraqosh, j’ai parlé avec un contractuel australien sous bannière étoilée qui accompagnait un groupe de soldats de l’armée irakienne. Quand je lui ai demandé son rôle, il m’a répondu en riant: «Je suis leur baby-sitteur.» La supériorité américaine est absolue mais les Irakiens n’ont aucune gratitude pour les bienfaits prodigués. C’est pour cela que la France a une carte à jouer. On est encore aimés. VOUS ÊTES-VOUS RENDU À QARAQOSH? C’est une ville en ruine, une sorte d’Oradour dans la plaine de Ninive. Tout a été dévasté par l’État islamique et les bombardements de la coalition. Nous avons assisté à une messe de l’archevêque de Mossoul, Yohan Petros Moshe. Les soldats avaient monté un autel de fortune dans l’église de la Vierge Marie brûlée par Daech. Pendant la messe, nous entendions les attaques de roquette. À mesure que le prêtre célébrait, les soldats avaient les larmes aux yeux. Tout le monde était profondément ébranlé. Les plus agnostiques d’entre nous ont même communié. D’autres églises ont été en partie transformées en mosquées, les statues et icônes religieuses brisées. Le général Benham Abbush, qui commande la NPU (Unité de protection de la plaine de Ninive), une milice chrétienne formée par les Américains, m’a confié en sortant de l’Église en ruine: «Voilà comment l’islam traite les chrétiens. Il y a cinq ans, je suis venu en France pour suivre une formation militaire. J’ai dit à vos autorités: “L’islam prend trop d’importance en France.” Personne ne m’a cru. Voyez ce qui s’est passé, depuis, à Saint-Étienne-du-Rouvray.» L’amalgame, pour eux, est monnaie courante.Le père Ibrahim, originaire de Bartela, autre ville chrétienne, ne s’embarrasse pas de précautions. Il est encore plus lapidaire: «L’islam est allergique aux autres religions.» QUE PEUT FAIRE LA FRANCE POUR CES POPULATIONS? Le déminage est la première urgence. Les mines empoisonnent les aprèsguerres. Le déminage est la première urgence. Les mines empoisonnent les aprèsguerres. Elles viennent encore de tuer l’un de nos soldats au Mali. Daech a truffé la région de mines: dans les champs, les maisons mais aussi dans les livres, même des corans! Ensuite, la France doit retrouver le rôle qui fut le sien autrefois: celui de nation protectrice des chrétiens d’Orient et des autres minorités. Pour les chrétiens, deux options se présentent. La première serait l’installation d’une force internationale de protection de leurs zones. Tâche difficile car les villes et les villages sont enclavés en taches de léopard au milieu d’un vaste ensemble sunnite. On évoque aussi la création d’un «Christianistan», dans lequel, sur le modèle d’Israël, pourraient se regrouper tous les chrétiens de la région. Cela paraît aussi très aléatoire d’autant que les chrétiens sont divisés entre Chaldéens, Syriaques, Grecs catholiques, orthodoxes, Arméniens, etc. En attendant, chaque communauté s’arme pour contrer d’éventuelles attaques. Le rôle d’un pays comme la France serait de tout faire pour maintenir ces populations sur place. LE RECUL DE L’EI AUGMENTE-T-IL LA MENACE TERRORISTE? C’est une bonne nouvelle pour le monde civilisé. Ne boudons pas notre plaisir. Mais comme toute bête blessée devient féroce au moment où elle agonise, Daech, en mourant, veut tuer un maximum d’apostats, de mécréants et d’infidèles, même sunnites. Cette défaite, désormais inéluctable, se traduit malheureusement par un succès culturel de l’État islamique. Bagdad vient de voter une loi sur l’interdiction de l’alcool, et envisage d’interdire la jupe, le pantalon pour les filles à l’université et peut-être même le théâtre et la musique. Ces lois, si elles passent, consacreront la victoire idéologique de l’ennemi qu’on prétendait abattre. Il est à craindre que cette conclusion soit la même dans tout le monde arabo-musulman. L’islam sectaire est en train de devenir l’islam dominant et la différence entre islam et islamisme se réduit chaque jour L’islam sectaire est en train de devenir l’islam dominant et la différence entre islam et islamisme se réduit chaque jour. Dans le quartier chrétien d’Ankawa, à Erbil, capitale du Kurdistan, face à une mosquée intégriste, on peut voir une statue de la Vierge et derrière une grande publicité pour la bière Tuborg. Tout cela ne survivrait pas à l’application des lois de Bagdad. Heureusement, le Kurdistan, autonome, tolérant et nationaliste, accommode à sa façon les règles du gouvernement central. LA CHUTE DU «CALIFAT» CHANGERAIT QUAND MÊME LA DONNE? La chute de Daech ne sera pas le retour à l’insouciance mais une simple métamorphose de l’islamisme radical. Privés d’une base territoriale et militaire, les fous d’Allah ne disparaîtront pas pour autant. Pour la France se posera la question du retour des djihadistes. Un soldat qui a combattu contre nous peut-il être accueilli ou doit-il être neutralisé avant même qu’il ne franchisse nos frontières? NOUS SOMMES À QUELQUES JOURS DU TRISTE ANNIVERSAIRE DES ATTENTATS DU 13 NOVEMBRE. LA FRANCE A-T-ELLE SELON VOUS PRIS LA MESURE DE CE QUI LA MENACE? Chez les politiques subsistent encore des propos iréniques et une certaine culture du déni mais la société civile a compris. Les yeux se sont dessillés. Des considérations qui vous valaient le pilori il y a quatre ans sont aujourd’hui dans le débat public. On peut désigner les mosquées salafistes, les prêcheurs de haine, on peut demander leur fermeture ou leur expulsion. La chose la plus remarquable, c’est que l’opinion publique n’est pas dans la vengeance. Les Français se sont montrés extrêmement civilisés. Il n’y a pas eu de têtes brûlées pour attaquer une mosquée après l’égorgement du père Hamel. Il y a beaucoup de tenue et de retenue face à la marche des événements. Plus les organisations intégristes hurlent à l’«islamophobie», plus les Français se conduisent avec décence. Je crains cependant qu’un nouvel attentat ne rompe cette civilité. NOUS PARLONS DE GUERRE MAIS NOUS VIVONS COMME EN PAIX: COMMENT EXPLIQUER CE PARADOXE? Il nous faut devenir les défenseurs de notre civilisation sinon la France deviendra une société communautarisée comme l’Angleterre Nous ne sommes pas en guerre, malgré la présence de militaires armés dans nos rues, mais nous ne sommes plus en paix. Cela ressemble beaucoup à la situation d’Israël. Ici, la guerre est avant tout idéologique et culturelle, même si à tout instant une bande de fanatiques du Croissant peut semer la terreur dans nos rues, nos écoles, nos églises. Notre œil est devenu un œil de stratège paranoïaque, imaginant le pire à chaque moment de la vie quotidienne. Notre-Dame et les principales cathédrales sont gardées mais tous les prêtres de France ont des applications antiterroristes sur leur téléphone: c’est la preuve d’un basculement. Pas plus en Irak qu’ici les lendemains ne chanteront. Au Moyen-Orient, l’islam sunnite se radicalise sous l’emprise du wahhabisme et la haine entre chiites et sunnites atteint des sommets. En France, la situation est préoccupante: nous avons 5 ou 6 millions de musulmans et, selon le rapport récent de l’Institut Montaigne, près de 30 % d’entre eux souhaitent l’application de la charia, supérieure selon eux à la loi républicaine. La querelle du burkini lancée après l’attentat de Nice ne fait que préfigurer ce qui nous attend: un affrontement sans merci au niveau des mœurs et du rapport hommes-femmes. Il nous faut devenir les défenseurs de notre civilisation sinon la France deviendra une société communautarisée comme l’Angleterre. La ville de Bradford, pour prendre un exemple, n’est plus une ville anglaise mais une cité entièrement islamisée. Il faut donc combattre les «petits Daech» chez nous, dans nos banlieues bien sûr, mais dans les institutions, plus ou moins officielles, de l’islam de France, quand elles abritent des frères musulmans ou des salafistes. Ce sera le travail du futur président (ou de la présidente) de mener cette tâche à bien. À condition d’abandonner un certain nombre d’antiennes lénifiantes sur les accommodements raisonnables et autres billevesées canadiennes, nées du grand froid et destinées à y rester congelées. On n’apaise pas le totalitarisme avec des compromis. Source :© Le Figaro Premium – Pascal Bruckner : «La France doit protéger les chrétiens d’Orient»